Comment est née la plus célèbre théorie complotiste : « Le Protocole des Sages de Sion »

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Dans la longue histoire du conspirationnisme, c’est LE complot des complots : les «protocoles des Sages de Sion». Écrite à Paris en 1897, diffusée dans la Russie tsariste peu après, cette contrefaçon a connu un succès retentissant et continue à faire fantasmer les antisémites.

Les intox sont loin d’être une nouveauté dans le paysage français, mais l’attentat de Strasbourg les a vu pulluler sur les réseaux sociaux. Chez certaines figures des Gilets jaunes qui trouvent « étrange » que cette attaque terroriste surgisse en plein conflit social. Un coup monté du gouvernement ? Mais c’est bien sûr ! Tout comme les casseurs et autres pilleurs en marge des manifestations à Paris ou Bordeaux : policiers infiltrés assurément. Le pays de Descartes n’échappe pas à la vogue du complotisme. Mais cela est loin d’être nouveau. Récit de la naissance de plus célèbre théorie complotiste.

«Quand nous serons les maîtres du monde…»

« Nous ferons la preuve de notre force par des attentats. » Dans le huis clos de leurs discussions, les « Sages de Sion » – sorte d’assemblée occulte de hiérarques juifs – discutent en cachette du plan diabolique qu’ils préparent : dominer le monde, rien que ça ! « Nous rendrons tous les gouvernements esclaves de notre super gouvernement », prévoient-ils.

Ils sont prêts à tout : « Nous avons des ambitions illimitées, des convoitises dévorantes. » Ils peuvent compter sur leurs appuis au sein de la franc-maçonnerie, et mobiliser la finance internationale dont ils sont les maîtres. Gare, enfin, à ceux qui entravent leur chemin : « Quand nous serons les maîtres du monde, nous ne tolérerons aucune autre religion que la nôtre. »

Ainsi chuchotent les « Sages », au fil des vingt-quatre chapitres – et autant de « protocoles » – qui consignent les comptes rendus de leurs réunions secrètes. Une centaine de pages où il est question de « vengeance impitoyable » et de « haine intense » contre les chrétiens, « aussi stupides que des moutons ». « Nous sommes pour eux des loups […] Nous dirigerons la pensée de toute l’humanité », annonce ce gouvernement aux sombres desseins.

Les Russes exportent mondialement ces écrits

Ce texte caricatural paraît dès 1902 dans des revues russes, avant de figurer in extenso en annexe du livre publié par un certain Sergueï Nilus, écrivain mystique ultraorthodoxe aux airs d’imprécateur. Certes, le premier Congrès national juif réuni par Theodor Herzl à Bâle en 1897, donne du grain à moudre aux antisémites qui voient des complotistes partout. Mais le texte est alors loin d’avoir du retentissement, jusqu’à ce qu’éclate la révolution de 1917.

Les « Protocoles » deviennent le moyen pour les Russes favorables au tsar de discréditer la conjuration « judéo-bolchévique » qui a installé Lénine au pouvoir. Quant à l’assassinat de Nicolas II et de sa famille, un an plus tard, voilà qui ressemble à ces horribles crimes rituels dont les Juifs se rendraient coupables depuis des siècles.

La carrière internationale du brûlot démarre avec l’exil des Russes blancs en Europe. Sur le vieux continent, il s’épanouit sur un terreau propice à faire pousser l’herbe folle antisémite. Traduit dans plusieurs langues, édité l’ouvrage se diffuse massivement, parfois sous ce titre : « Programme juif de conquête du monde ». Adolf Hitler le cite dans « Mein Kampf » pour confirmer l’existence d’un complot juif. L’affaire séduit jusqu’aux États-Unis où le magnat de l’automobile, Henry Ford, le publie en feuilleton dans son journal, le Dearborn Independent.

Très vite, beaucoup doutent de l’authenticité de ce petit livre trop caricatural pour ne pas éveiller les soupçons. En 1921, le prestigieux Times de Londres révèle qu’il s’agit d’une contrefaçon grossière. Les Protocoles, assure le journal, plagient sans vergogne un libelle écrit en 1864 par Maurice Joly, « Le Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu ». À une différence notable tout de même : le polémiste parisien étrillait Napoléon III, pas les Juifs. Reste donc à savoir qui a trafiqué le pamphlet en remplaçant l’empereur par les « Sages de Sion ». Et pourquoi.

Un texte pour faire croire à une conspiration

Les soupçons s’orientent rapidement vers l’Okhrana, la redoutable police secrète du tsar. Et du chef de son bureau étranger, basé justement à Paris. Un siècle plus tard, l’ouverture des archives soviétiques révélera l’identité du faussaire à qui la rédaction des « protocoles » a été confiée : Mathieu Golovinski, rejeton d’une famille aristocrate russe sur le déclin.

Envoyé à Paris, le plumitif y sert la propagande conservatrice qui s’alarme d’une dérive libérale du régime tsariste. Quelques nationalistes fomentent alors leur coup : un tel document, pensent-ils, persuadera Nicolas II qu’une conspiration, concoctée par des Juifs à la solde de l’Occident, se trame contre sa couronne. Et que toute mollesse lui serait fatale.

Cette charge inventée de toutes pièces a la force de la simplicité : elle véhicule le mythe éternel du « complot juif mondial », et peut se transposer à toutes les époques. Prête, encore aujourd’hui – malgré l’imposture maintes fois avérée – à servir de la haine sur un plateau.

Les Protocoles ne sont pas morts

Les « Protocoles des Sages de Sion » n’ont pas sombré dans l’oubli avec la chute d’Hitler. Le ventre est toujours fécond d’où surgit la prose immonde : chez les néonazis américains ou les nationalistes russes par exemple. Mais c’est au Proche-Orient que la célèbre contrefaçon s’est offerte une seconde jeunesse.

Une vaste machination sioniste, soutenue par une Amérique aux mains des Juifs, serait à l’oeuvre pour défaire les pays arabo-musulmans ! Les Protocoles n’ont jamais quitté les présentoirs de nombreuses librairies du monde entier, et continuent à fertiliser les cerveaux crédules ou haineux.

Dans les années 2000, la télévision égyptienne a même diffusé une série inspirée du brûlot, « Le cavalier sans cheval » ! À l’heure d’Internet, on se doute bien que les « Sages » n’ont pas fini de comploter…

À lire absolument : «Le Complot», bande dessinée de Will Eisner. Introduction d’Umberto Eco (Grasset, 20,90 euros).

Source leparisien