Pourquoi les Français juifs sont de plus en plus à droite

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Ces dernières années, les Français de confession juive ont opéré un virage politique. Un retournement d’autant plus spectaculaire, qu’historiquement, ils sont plutôt ancrés à gauche.

« Tenez. Lisez ça ! » Assis derrière son bureau, la mine défaite, l’historien Serge Klarsfeld nous tend une feuille imprimée avec l’e-mail d’une professeur qui liste des questions confectionnées avec ses élèves qui lui sont adressées. L’une d’entre elles porte sur les moyens d’« agir contre les partis d’extrême droite » qui continuent d’être « vecteurs d’antisémitisme ».

« Vous voyez bien : certaines personnes ne sont pas perspicaces ou lucides sur la situation », regrette-t-il, amer. « Un enseignant, s’il ouvre le journal, devrait comprendre qu’aujourd’hui, c’est l’extrême gauche  qui attaque les juifs dans le débat politique et pas l’extrême droite , qui n’est plus d’extrême droite ! », insiste-t-il.

Une évolution radicale

Alors qu’il retombe dans ses pensées, le silence pèse dans son bureau surplombé d’un large plan d’Auschwitz cloué au mur. À 89 ans, Serge Klarsfeld travaille encore chaque jour dans cette pièce où s’amoncellent piles de dossiers, portraits de famille encadrés et journaux datés du jour en différentes langues. Historien de combat, militant dans l’âme, celui que l’on surnomme « le chasseur de nazis » a traversé l’histoire du XXe siècle avec pour boussole la défense de la mémoire juive, des juifs persécutés et d’Israël. Alors que l’antisémitisme est de retour en Europe comme jamais depuis la Shoah, il s’est engagé à dénoncer ce qu’il considère comme les nouveaux périls. « Si un jour il faut faire un choix entre le RN et LFI, je n’aurai pas d’hésitation, je voterai RN », déclarait-il il y a un an, provoquant une vague de stupéfaction au sein des organes communautaires où la question est encore taboue.

Une déclaration mûrement réfléchie, prise en concertation avec son épouse Beate, enfant de la guerre comme lui, après la marche contre l’antisémitisme du 12 novembre 2023, à laquelle Marine Le Pen avait décidé de participer, contrairement au président de la République et à Jean-Luc Mélenchon. « Je me suis toujours battu contre l’extrême droite quand elle était antisémite, mais aujourd’hui, l’époque est différente : j’ai pris acte des déclarations de Marine Le Pen au Vel’d’Hiv et à différentes occasions. L’extrême gauche a pris le relais de l’extrême droite comme vecteur de l’antisémitisme », explique-t-il. Mais alors, qu’en est-il des islamistes ? « Les juifs sont obligés de considérer les islamistes comme les successeurs du nazisme. Aujourd’hui, ils sont assassinés par des islamistes, et les islamistes qui tuent des juifs à petite échelle voudraient une destruction totale de l’État juif et de ses citoyens », juge-t-il.

Une évolution radicale pour les Klarsfeld qui, au temps de Jean-Marie Le Pen, avaient fait de l’antilepénisme une affaire de famille. Leur fils, Arno, alors jeune et fougueux militant, l’avait combattu avec la même vigueur. En 1987, au congrès du FN au Bourget, il avait bondi sur l’estrade avec un tee-shirt sur lequel était écrit « Le Pen nazi », ce qui lui avait valu d’être passé à tabac par des gardes du corps. Il gardera des séquelles physiques de cette séquence, notamment une légère perte de vision à l’œil gauche.

Retournement spectaculaire

En affirmant publiquement que l’antisémitisme a changé de camp, Serge Klarsfeld s’est retrouvé sous le feu de virulentes critiques, et l’œuvre de sa vie fut remise en question. Pourtant, cette opinion est largement majoritaire chez ses coreligionnaires : un sondage Ifop datant de juin 2024, commandé par l’American Jewish Committee, en partenariat avec la Fondation pour l’innovation politique, révèle que 92 % de Français de confession juive considèrent que le parti de Jean-Luc Mélenchon est responsable de la montée de l’antisémitisme.

« Je n’ai jamais vu ça, reconnaît le sondeur Frédéric Dabi, qui a participé à l’étude. C’est la première fois, plus encore que le FN à l’époque, que les Français de confession juive désignent de manière aussi massive une force politique comme une menace pour eux. » Selon ce même sondage, le Rassemblement national n’arrive qu’à la troisième position des partis jugés dangereux, avec 49 %, derrière le parti écologiste. Des résultats qui prouvent une allergie viscérale à la gauche radicale tout autant qu’une lente dédiabolisation du parti frontiste.

Un retournement d’autant plus spectaculaire qu’historiquement, les Français de confession juive sont plutôt ancrés à gauche de l’échiquier politique. Après la Seconde Guerre mondiale tout particulièrement : l’enjeu était de se démarquer des forces nationalistes qui les avaient exclus de la communauté nationale. En Mai 68, les jeunes Français laïcs d’ascendance ashkénaze étaient surreprésentés au sein des mouvements progressistes estudiantins, des maoïstes aux trotskistes en passant par les anarchistes. En 1981, l’électorat juif montrait une franche adhésion à François Mitterrand, dix ans avant l’enquête du journaliste Pierre Péan révélant son amitié avec René Bousquet, secrétaire général de la police de Vichy.

Comment s’est opéré ce changement d’ancrage ? La question est complexe, car les statistiques ethniques sont interdites en France, et le vote confessionnel, tabou. De plus, les personnes de confession juive constituent moins de 1 % de la population française – environ 400.000 personnes –, ce qui rend la méthode d’échantillonnage périlleuse pour les sondeurs. D’un point de vue officiel, le vote juif n’existe pas, mais officieusement, tout comme le vote chrétien ou musulman, il demeure pluriel et divers, même si certains indicateurs permettent d’en isoler les tendances et leurs évolutions. À ce jour, la plus solide étude sur le sujet demeure « L’an prochain à Jérusalem ? », conduite par Jérôme Fourquet et Sylvain Manternach de l’Ifop. Dans le cadre d’un vaste programme de recherche sur l’impact de la variable religieuse sur les comportements électoraux, sur des bases déclaratives, l’institut de sondage a consacré une large enquête à cette sociologie électorale que les auteurs appellent à « dépassionner ».

Le tournant Sarkozy

Si l’ancrage à gauche est une donnée ancienne, actée par différents chercheurs, les sondeurs montrent un tournant avec la présidence de Nicolas Sarkozy. « Sur le long terme, on observe un glissement à droite très prononcé autour de la personnalité de Nicolas Sarkozy », notent-ils. Sur les questions moyen-orientales, ce dernier tranche avec son prédécesseur Jacques Chirac : si ce dernier est perçu comme un « héros arabe », le maire de Neuilly devenu président, qui revendique un grand-père juif, est décrit comme un « ami d’Israël ». Lors du premier tour de l’élection présidentielle de 2007, il engrange des voix de près de 50 % sur ce segment de population. Jérôme Fourquet note « un tropisme droitier » et balaye l’hypothèse qu’il soit dû à une variable comme la catégorie socio-professionnelle : l’impact reste fort, y compris quand l’effet est neutralisé.

Cet effet perdure lors de sa seconde candidature, en 2012, tandis que l’étude de l’Ifop est clôturée en 2014. Dix ans plus tard, après deux mandats d’Emmanuel Macron qui se définit « ni de droite ni de gauche », après l’effondrement des partis traditionnels et l’alliance de toutes les forces de gauche à l’extrême gauche à travers la Nupes puis du NFP lors des élections, tout porte à croire que ce mouvement de droitisation n’a fait que se renforcer. « Avant, les juifs français avaient honte d’être de droite, maintenant, ils ont honte d’être de gauche », raille René Taïeb, ancien vice-président du Bureau national de vigilance contre l’antisémitisme.

Une partie de sa vie, Taïeb fut encarté au Parti socialiste et maire adjoint aux affaires économiques et à l’emploi de la ville de Montmagny, dans le Val-d’Oise. « Pour moi, à l’époque, être au PS, c’était être républicain. J’avais adhéré à ce parti pour sa fibre sociale et humaniste : mes parents viennent de Tunis, et grâce à l’école de la République, j’ai obtenu un diplôme d’ingénieur. C’était ma façon à moi de remercier la France. » En 2014, il se présente sous l’étiquette du parti de la rose pour devenir maire, mais le matin du premier tour des élections, des drapeaux israéliens sont dessinés sur ses affiches publicitaires et des tracts l’accusant de « sionisme » sont déposés devant les bureaux de vote. « Ma plainte a été classée sans suite et la fédération PS du Val-d’Oise ne m’a apporté aucun soutien », regrette-t-il.

Insécurité

Les années 2000 marquent le renouveau de l’antisémitisme en France. Les attentats de la rue Copernic ou de la rue des Rosiers et la profanation du cimetière de Carpentras montraient que la haine antijuive n’avait jamais cessé depuis la Shoah, mais la résurgence de l’antisémitisme du quotidien a lieu lors de la seconde Intifada en Israël. Synagogue détruite à Trappes, école confessionnelle incendiée à Marseille, violences, menaces, agressions. Daniel Vaillant, alors ministre de l’Intérieur du gouvernement Jospin, est accusé de minimiser les faits. « Au début des années 2000, la gauche a commencé à défendre les victimes palestiniennes plutôt que les juifs attaqués en France, regrette René Taïeb. Depuis, c’est un vase communicant : plus il y a des actes antisémites et de l’hostilité à gauche à l’égard d’Israël, plus il y a de l’insécurité, plus ils se droitisent. » En bref, comme pour l’ensemble de la communauté nationale, c’est l’insécurité qui fait pencher la balance, autant que l’aveuglement de ceux qui la nient.

Avec le pogrom du 7 octobre 2023, ces dynamiques s’amplifient : si par le passé, une partie de la gauche restait muette face à la croissance des actes antijuifs, aujourd’hui des élus de La France insoumise tels qu’Aymeric Caron, David Guiraud ou Rima Hassan l’alimentent. « Il y a une responsabilité de certains élus de LFI dans la montée de l’antisémitisme, notamment lorsqu’ils véhiculent, ceints d’une écharpe tricolore, l’idée qu’Israël serait un État génocidaire, juge Muriel Ouaknin-Melki, avocate et présidente de l’Organisation juive européenne. Ce type de propos, qui pour certains relèverait du débat d’idées ou politique, peuvent inciter à la violence et provoquer la haine d’une façon très concrète. »

Le 7 octobre, filtre révélateur

Pour preuve : ces éléments de langage qui se retrouvent lors des passages à l’acte. Le 15 juin 2024, une jeune fille de confession juive de 12 ans est violentée, humiliée, battue et violée à Courbevoie par un groupe de « jeunes » qui reprennent à leur compte les termes des élus. « Elle a beau expliquer qu’elle ne soutient ni Israël ni la Palestine, qu’elle est pour la paix, ses agresseurs l’accusent de soutenir des génocidaires et leurs coups, à ce moment-là, redoublent », explique l’avocate de la famille. « On peut dire aujourd’hui que certains députés de La France insoumise sont les porte-voix de l’antisémitisme à l’Assemblée nationale et dans l’espace public », conclut-elle.

L’événement du 7 octobre 2023 éclate en Israël, mais agit comme un filtre révélateur en France et clarifie les positions des partis vis-à-vis du nouvel antisémitisme. Si l’extrême gauche ferme les yeux sur les conséquences de l’importation du conflit, le parti de Marine Le Pen dénonce systématiquement la haine antijuive. Là encore advient un retournement de l’histoire puisque c’est son père, Jean-Marie Le Pen, qui avait réveillé en son temps des craintes que l’on pensait éteintes. « Adolescent, j’avais presque oublié que j’étais juif, la question de la religion ou d’Israël ne se posait pas tant que ça », se souvient Paul Amar, ex-journaliste vedette d’Antenne 2 (future France 2). « Pour moi, c’est Jean-Marie Le Pen qui a remis l’antisémitisme pour la première fois sur la table après la Shoah. La communauté était vent debout contre lui car elle le considérait comme un danger », se souvient-il.

Le RN dans l’arc républicain

Dans les mémoires électorales restera cette séquence du débat entre Bernard Tapie et le Menhir, qu’il anima le 1erjuin 1994 et au cours duquel l’intervieweur sortit des gants de boxe pour illustrer l’affrontement rhétorique à venir. Trois décennies plus tard, c’est une autre menace qui l’inquiète. « Aujourd’hui, on se sent encore plus en danger qu’à l’époque de Jean-Marie Le Pen, de façon existentielle. Mais le danger n’est pas Marine Le Pen, mais Jean-Luc Mélenchon. Et cela ne date pas du 7 octobre : souvenez-vous en 2018, Mélenchon était venu à la marche blanche en hommage à Mireille Knoll, et il s’est fait chasser par les gens, se remémore-t-il. Ceux qui confondent Jean-Marie Le Pen et sa fille n’y comprennent rien. Ils continuent de penser que c’est du copier-coller et il faut le dire : ils se trompent. »

Comme Klarsfeld, Amar pense que le RN et LFI ne peuvent être mis sur un pied d’égalité sur la question de l’antisémitisme et plus largement vis-à-vis de l’arc républicain. « D’un côté, il y a un parti qui respecte les codes républicains et de l’autre, un parti que je qualifie de racaille. Et je le dis d’autant plus facilement que je ne suis pas suspect de sympathie à l’égard du Front national : je l’ai combattu à ma façon », confesse l’ancien journaliste politique.

Ainsi, ce « tropisme droitier » est une sorte de réflexe de survie alors que le centre de gravité de l’antisémitisme se déplace à gauche. Il est aussi facilité par une figure médiatique qui a fait irruption dans la vie politique : Éric Zemmour. L’homme qui a toujours refusé « l’enfermement identitaire » et les logiques tribales, bénéficie malgré tout d’un phénomène d’identification et d’une spectaculaire popularité au sein de certaines communautés. Certains Français de confession juive se reconnaissent en lui, ses racines maghrébines, son patriotisme français, et une conscience aiguë du danger de la conquête islamiste. Lors de l’élection présidentielle de 2022, l’ancien journaliste arrive en tête des suffrages en Israël, avec un score mirobolant de plus de 53 % des suffrages, largement devant Emmanuel Macron qui recueille à peine plus de 30 % des voix.

En bref, si le scrutin se limitait aux Français d’Israël, Éric Zemmour aurait été élu président de la République dès le premier tour. Un comble, sachant que les organes communautaires, de leur côté, lui avaient déclaré la guerre au cours de la même campagne, lui reprochant notamment d’avoir fait sienne la thèse de l’historien Alain Michel sur Vichy. Pendant la campagne de 2022, le Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif) avait appelé à lui barrer la route, à lui comme aux « extrêmes », de quelque bord qu’ils soient, incluant le RN et LFI. « Le Front républicain doit battre le RN sans compromission avec LFI », précisait la note publiée en amont des élections législatives de juillet 2024. Une stratégie du « ni, ni » qui confine à la position d’équilibriste à l’heure de l’effondrement du bloc central. Le camp macroniste lui-même s’y est résigné : après le premier tour de ces mêmes élections législatives, Gabriel Attal, alors premier ministre, appelait ses candidats à se désister dans les cas de triangulaires pour empêcher le RN d’obtenir une majorité absolue à l’Assemblée nationale. Cela revenait de facto, à avantager des candidats du NFP, dont certains de LFI.

Goldnadel vs Schneidermann

C’est aussi en ces temps d’instabilité politique que le RN continue sa percée auprès des Français de confession juive, comme de l’ensemble de la communauté nationale. Ici, les résultats électoraux de « la petite Jérusalem » sont particulièrement éloquents. Sarcelles, dans le Val-d’Oise, est l’une des communes les plus pauvres de France et concentre tous les maux de la banlieue en mal d’activité. Le taux de chômage y est deux fois supérieur à la moyenne nationale et on la surnomme « capitale-refuge des déracinés » tant elle accueille des familles immigrées de divers endroits du monde. Sarcelles abrite aussi le quartier juif le plus concentré de France, où vivent environ 10.000 Français de confession juive, à majorité séfarade et pratiquante. Au sein de « la petite Jérusalem », les bureaux de vote regroupés autour de la grande synagogue permettent traditionnellement de prendre le pouls du vote juif des quartiers populaires.

Lors du deuxième tour des dernières élections législatives, s’opposaient dans cette circonscription du Val-d’Oise Romain Eskenazi, candidat NFP, et David Quentin, candidat RN. Au sein des bureaux de vote 21, 22 et 24, le candidat de l’alliance des gauches a obtenu respectivement 30,2 % ; 32,11 % et 30,82 % ; quand celui du RN obtenait 61,80 %, 67,89 % et 69,18 %, soit près du double. Au cours de ces élections « post-7 Octobre », la communauté juive sarcelloise a donc voté massivement pour le RN face au NFP, ce qui n’a pas abouti pour autant à sa victoire, le reste de la ville et de la circonscription demeurant solidement ancré à gauche.

Qu’en est-il, en 2024, de cette sociologie électorale ? Pour schématiser, la communauté juive française post-7 Octobre se reconnaît davantage dans la figure et les combats du truculent avocat Gilles-William Goldnadel que dans celle du journaliste Daniel Schneidermann. Globalement, car rien ne saurait en faire un bloc monolithique : celle-ci n’échappe pas aux conflits de classe et comprend des sensibilités diverses, des individualités plurielles, des courants qui s’affrontent avec tout autant de violence qu’ils affrontent le reste du monde.

Une rupture consommée

Le collectif Golem, le collectif Nous vivrons, la revue K., pour ne citer que quelques exemples, affirment dans leurs actions militantes et leurs idées une inclination politique à gauche, quand bien même ils s’accordent à admettre que leurs incarnations politiques actuelles leur tournent le dos. Si l’histoire est un balancier, il se pourrait qu’ils aient raison trop tard, ou trop tôt. Leur démarche n’en demeure pas moins minoritaire en des temps où la rupture entre les Français de confession juive et la gauche semble définitivement consommée.

Derrière son bureau, à l’aube de nouveaux périls, Serge Klarsfeld appelle à rester vigilant face aux mutations d’un monde en perpétuel mouvement.

Source lefigaro

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