
DIEU DANS LES YEUX. Grande conscience italienne, cette poétesse, juive athée, rescapée d’Auschwitz, amie du pape François, lance un appel à la paix face à la propagation de la haine, de l’Ukraine à Israël et Gaza.
Un havre de paix au cœur de la trépidante Rome, à mi-chemin entre la piazza di Spagna et la piazza del Popolo. C’est dans ce refuge, dont les pièces larges, claires, sont emplies de fleurs et de livres, avec, contre un mur, les drapeaux européen et israélien, que vit Edith Bruck, 93 ans, rescapée des camps de la mort et d’Auschwitz, où elle fut déportée en 1944 et où elle a perdu sa mère, son père et son frère alors qu’elle était à peine âgée de 13 ans. Edith Bruck est une grande conscience morale en Italie. Un témoin d’humanité, proche de Primo Levi, qui ne cesse de raconter l’horreur qu’elle a vécue pour transmettre. Éducation et mémoire sont ses maîtres mots, comme elle le confie dans cette grande interview.
Cette juive athée est devenue une amie du pape François, avec lequel elle a échangé plusieurs fois dans des rencontres en tête-à-tête très chaleureuses, et qu’elle raconte avec douceur et délicatesse dans un petit livre publié en 2022 et paru en français sous le titre C’est moi, François (Éditions du sous-sol, traduction de René de Ceccatty). Cette grande dame de 93 ans, à la mémoire vive et aux paroles percutantes, nous a reçu pour un long entretien sur les questions spirituelles et, chemin faisant, bien d’autres encore, en tirant sur sa cigarette. Un témoignage unique et bouleversant.
Le Point : Vous avez transmis un message au pape François depuis son hospitalisation. Pouvez-vous nous dire ce que contenait cette missive ?
Edith Bruck : Oui, j’ai transmis un message à François par l’intermédiaire d’Andrea Monda, le directeur de L’Osservatore romano [le quotidien officiel du Saint-Siège, NDLR]. Je lui ai dit que j’espérais qu’il guérisse au plus vite, que je voulais le revoir très bientôt. Je veux qu’il vive et qu’il revienne ici, chez moi. Avant d’être hospitalisé, il m’avait appelée et je lui avais confié être un peu nostalgique de nos échanges. Quand je lui ai demandé s’il pensait revenir me voir, il m’avait lancé, avec son accent argentin : « Je dois d’abord finir une chose et, quand ce sera fait, nous nous reverrons. »
Après, il a fait une chose folle : il a parlé de moi durant l’Angélus, sur la place Saint-Pierre, en disant aux fidèles : « Vous devez tous regarder le programme télé Che Tempo Che Fa parce que vous y verrez Edith Bruck, la poétesse hongroise. » On m’a dit que, dans son autobiographie, il parlait également de moi, même si, pour l’instant, je ne connais pas la teneur de ses propos. Désormais, la presse m’appelle « l’amie » ou la « fiancée du pape ». L’amie, je suis d’accord. Mais la fiancée ? Cela me paraît un peu exagéré. Même s’il est vrai que j’ai dit une fois que, s’il n’était pas pape, je l’épouserais (rires).
Dans votre livre, vous le qualifiez de « pape aux mains chaudes ». Qu’est-ce que cela signifie ?
Le pape François dégage une chaleur humaine. Il répand la chaleur de son corps, peut-être de son intériorité, je ne sais pas, mais on sent combien il réchauffe l’atmosphère autour de lui. C’est une personne très douce, affectueuse, qui vous touche, vous enlace de ses bras. Je me souviens de lui quand il est venu chez moi, de sa silhouette blanche. Nous nous sommes regardés. Puis il a ouvert grand ses bras, j’ai fait de même et je me suis mise à pleurer. J’avais l’impression de revenir à l’âge de 8 ans. Il incarnait une figure paternelle qui transmettait cette chaleur humaine. Alors que j’étais en larmes, il m’a dit : « Calme-toi, respire, ne pleure pas. » Je peine à me l’expliquer moi-même, mais sa figure m’a comme brisée à l’intérieur et je me suis retrouvée comme une petite fille face à un géant.
Vous le comparez à Jean XXIII, un pape pour qui vous avez de la sympathie…
Oui, je retrouve en François des traits de caractère de Jean XXIII, qui me plaisait beaucoup. Parce que c’était un homme de paix, comme un grand-père affectueux, un être humain beau et simple, qui n’emploie pas de grands mots, qui n’était pas un intellectuel comme Ratzinger. Il aurait pu faire encore beaucoup. François est assez proche de lui, d’une certaine manière.
Mais on dirait qu’il a presque peur de faire plus que ce qu’il a déjà accompli. Parce que le Vatican est plein d’ennemis qui lui font la guerre, de l’intérieur. Quand je suis allé le voir à la résidence Sainte-Marthe, il m’a dit qu’il se sentait encerclé. François n’est aimé que par le public, parce qu’il est bienveillant, humain et chaleureux. D’ailleurs, quand il est parti de chez moi, tout s’est instantanément refroidi dans la pièce. Je ne pouvais détacher mon regard du fauteuil blanc où il s’était assis, il était encore imprégné de sa chaleur. Sa disparition serait un désastre.
Vous avez grandi dans le judaïsme, dans un milieu plutôt religieux…
J’ai grandi avec une mère très religieuse. Tous les jours, elle priait. Nous étions très pauvres, il ne faut pas l’oublier. Et elle demandait tout à Dieu : des chaussures pour le père, une écharpe, un manteau, de la farine pour les enfants. Et moi, tous les jours, je protestais contre elle : « Ça suffit ! De toute façon, il ne t’écoute même pas. Parle avec nous, tes six enfants. »
Votre rencontre avec François a-t-elle changé votre regard sur la religion ?
Non, en rien. Je repense à ma mère qui croyait de manière aveugle. Elle priait tant, elle demandait tout et Dieu ne lui donnait rien. Rien ne se passait. J’espère qu’elle n’a jamais perdu cette foi, même jusque devant les portes du four crématoire. Encore aujourd’hui, j’espère que ma mère a cru jusqu’au bout.
Vous reste-t-il quelque chose aujourd’hui de cette éducation religieuse ?
Le doute. Je doutais déjà à l’âge de 6 ans et maintenant, à 93 ans, j’ai encore des doutes. J’ai rencontré aussi Ratzinger et Wojtyla. Quand je les ai vus pour la première fois, j’étais comme une petite fille, je me suis habillée tout de noir et je me suis dit qu’enfin ils allaient me dire si Dieu existe ou non. Eux devaient bien savoir, vu qu’ils prêchent Dieu du matin au soir. Mais ils ne m’ont rien dit. Avec François, qui est resté chez moi pendant deux heures, je me suis sentie plus en confiance. J’ai pu lui confier mes nombreux doutes. Il ne m’a pas affirmé : « Dieu existe. » Point. Il m’a juste suggéré que « Dieu est une recherche permanente ».
Quelle est donc votre relation au spirituel ?
… Dur, dur, dur ! C’est une relation qui a toujours été très difficile pour moi. La foi, c’est une chose très particulière en ce qui me concerne. Pour moi, c’est une chose intérieure, un comportement moral dans la vie, envers toute personne. Que l’on soit noir, blanc, juif, musulman, bouddhiste, tout le monde doit être respecté et accepté pour ce qu’il est, quelles que soient sa couleur de peau et sa foi. Personne n’a la vérité en poche. C’est ça, ma vision de la foi, un comportement humain en général. Ni besoin de rituels ou de prières. La prière, c’est de te respecter toi, de le respecter lui. De se dire que ta vie vaut autant que la mienne ou que celle du dernier venu qui fait la manche dans la rue. Chaque vie est précieuse. Il n’y a pas de vies de série A et d’autres de série B.
Vous le savez mieux que quiconque…
Oui, je sais ce que cela veut dire, la vie. Parce que, pendant un an, je mourais un peu tous les jours. Et j’ai compris combien nous sommes attachés à la vie. Je peux me raccrocher à n’importe quoi pour survivre (elle serre un bout de son châle dans la main). Je n’aime pas dire que la vie est quelque chose de sacré, cela ne me plaît pas. Mais c’est un don. Peut-être que ceux qui croient à un au-delà meurent heureux. Moi, je pense que tout commence et que tout finit ici.
Ne croyez-vous donc pas à quelque chose « après » ?
Non. L’enfer, c’est ici et maintenant (rires).
Quand on a vécu la Shoah, peut-on croire en Dieu ?
Dans les camps, nombreux étaient ceux qui croyaient et qui priaient. Moi, je n’ai jamais prié. Ni enfant, ni maintenant, ni jamais. Mais, tous les soirs, je m’endors en me disant : « Dieu m’aime. » Je ne sais pas pourquoi. C’est la seule chose pour laquelle j’en appelle à Dieu. Autrement, je ne veux pas.
Et comment l’expliquez-vous ?
Parce que je me suis sauvée de la mort dix fois. J’ai écrit un poème, « Mère-Dieu », dans lequel je dis que ce salut, c’est ma mère qui me l’a transmis. Comme si c’est à elle que je devais d’avoir été sauvée. C’est donc à travers le souvenir de ma mère que je vois l’image de Dieu, si tant est qu’il existe. Personne ne me l’a confirmé. Pas même les trois papes avec qui j’ai parlé. Selon moi, il y a un petit morceau de Dieu en chacun de nous, Dieu se partage en millions de morceaux. On le trouve dans le petit bout de bien qu’on a tous en nous, dans la meilleure part de nous-mêmes. Mais pourquoi doit-on nommer « Dieu » cette part de bonté ?
Les attaques du 7 octobre 2023 contre Israël ont-elles renforcé votre identité juive ?
Non… Chaque mort, quelle qu’elle soit et où qu’elle soit, me peine. Cela me touche un tout petit peu plus encore, naturellement, quand des enfants juifs meurent parce que nous ne pouvons pas oublier la Shoah et que l’antisémitisme ne finit jamais. J’ai d’ailleurs dit à François de parler davantage de l’antisémitisme, parce qu’il y a un tsunami dans toute l’Europe. Et, quand je le reverrai, à coup sûr, je le lui dirai de nouveau. Quand il est venu ici, il a demandé pardon pour la Shoah. Pas à moi. Mais, à travers moi, à tous les juifs pour ce qu’ils ont subi. Avant lui, Wojtyla et Ratzinger avaient demandé pardon. J’avais dit à Benoît d’aller frapper à toutes les portes pour le dire. Parce que l’antisémitisme ne meurt jamais, même quand un pape demande pardon. Ce qui a été différent avec François, c’est qu’il a prévenu la presse et partout on a ainsi su qu’il était là, assis chez moi. Ce fut un message important pour le monde.
Selon vous, comment les relations judéo-chrétiennes se portent-elles aujourd’hui ?
Le problème est que François parle plus des victimes palestiniennes que des victimes juives. Il y a une vague, en Italie comme dans le reste de l’Europe, de soutien aux Palestiniens. On voit partout des drapeaux palestiniens, jusque sur la mairie de Bologne, mais pas le drapeau israélien. Si tu veux la paix, mets donc les deux ! Je le dis depuis les années 1960 : il faut deux États pour deux peuples.
Aujourd’hui, on en est encore loin, et c’est une erreur infinie. Sans cela, cette guerre, cette haine et toutes les morts qui vont avec n’en finiront jamais. Maintenant, trois générations de Palestiniens ont grandi et haïssent les Israéliens et les juifs du monde. La politique de Netanyahou est également mauvaise et ne résout rien. Comme entre l’Ukraine et la Russie, on ne fait que parler. Il faut accomplir des choses concrètes et tangibles. Ne pas se limiter à des paroles en l’air.
Dans votre livre, vous parlez de Nostra Ætate, cette déclaration de 1965 qui condamne l’antisémitisme et a constitué un grand pas en avant dans les relations entre chrétiens et juifs…
Oui, ce texte fut un progrès. Mais, après un pas en avant, tu en as eu deux en arrière. C’est toujours comme ça.
Vous semblez plus optimiste dans vos écrits…
Les derniers mois ont tout ruiné avec le problème de la Palestine. On revient en arrière. Auparavant, les relations avec les chrétiens étaient meilleures, mais, aujourd’hui, tout le monde est du côté des Palestiniens. Les jeunes manifestent continuellement pour la Palestine, jusqu’aux États-Unis, en Italie, partout en Europe : les martyrs, ce sont les Palestiniens ! Jamais ils ne défilent pour Israël.
Sur la question de Gaza, avez-vous critiqué la position de François ?
Le pape a commis une erreur, selon moi, quand il a dit qu’il fallait déterminer si, à Gaza, il s’agissait oui ou non d’un génocide. François ne sait peut-être pas ce qu’est un génocide. Là-bas, ce sont des guérillas, une guerre continue. Un génocide, cela se décide autour d’une table, comme l’ont fait les nazis. Avec des scientifiques et des médecins qui planifient ce que l’on fera avec les cheveux des victimes, comment on utilisera leur graisse pour fabriquer du savon. Ce sont deux choses différentes. Ni le pape, ni moi, ni personne ne pouvons dire qu’à Gaza un génocide est en cours. Gaza est une honte, un désastre, une tragédie. Pour les Palestiniens mais aussi pour les Israéliens, parce que cela a suscité une haine et un antisémitisme énormes, et c’est aussi la responsabilité de Netanyahou. Sa politique n’aide pas à trouver la paix. Netanyahou ne se soucie pas d’avoir répandu l’antisémitisme dans toute l’Europe. Divisez donc cette maudite terre ! Il n’y a pas d’autre solution.
Qu’avez-vous envie de dire à ce « monde fou », comme le décrit le pape François ?
(Soupirs.) Qu’il revienne à la raison ! L’humanité ne raisonne plus. Andrea Riccardi [le fondateur de la communauté Sant’Egidio, NDLR], chez moi, m’a dit qu’il fallait « réparer le monde ». C’est une expression juive. J’étais d’accord, je lui ai dit qu’il fallait essayer de réparer le monde, ne serait-ce qu’un peu. Tout le monde peut faire quelque chose. Commençons par éduquer nos enfants. D’ailleurs, quand le pape est venu, j’étais en train d’écrire un livre de poésie. Je lui ai lu un poème, « Éducation ». Il m’en a demandé une copie et l’a emportée. Ce poème vit avec lui maintenant. C’est une chose simple. Je ne peux rien dire d’autre que ça : éduquer.
Quel est votre secret pour rester aussi vaillante ?
Tu sais ce qui nous sauve ? Ne haïr personne. Je ne sais pas ce qu’est la haine et je ne veux pas le savoir. La haine, c’est un poison. Je ne pourrais même pas faire de mal à une mouche. Tout ce qui a besoin de respirer sur terre, laisse-le respirer ! Quand on m’a récemment interrogée sur le début du jubilé à Rome, j’ai dit que la « Porte sainte » se trouvait dans mon cœur qui ne hait personne. Je n’éprouve même pas de haine contre les nazis, juste de la peine. Quand quatre membres des jeunesses hitlériennes à Auschwitz nous ont craché dessus alors que nous étions nues pendant la désinfection pour les poux, je me suis juste tournée vers eux et j’ai agi comme l’aurait fait ma mère en disant : « Les pauvres, ils ne savent pas ce qu’ils font. » Ce sont eux qui ont perdu leur humanité, pas moi. Même nue devant un soldat allemand, je n’ai jamais ressenti de honte.
Vous dites même éprouver de la peine pour Dieu et pour ce que l’on fait en son nom…
Je me rappelle avoir été frappée en arrivant aux camps, et j’ai vu inscrite sur la boucle de ceinture des Allemands cette expression : « Gott mit uns » (« Dieu est avec nous »). Ma mère, elle, levait les yeux au ciel tous les jours et priait Dieu, du matin jusqu’au soir. Et j’arrive à Auschwitz et je me suis demandé : « Dieu est-il vraiment là ? » Comme si Dieu était tombé aussi bas. Comment ces assassins pouvaient-ils porter son nom, comme cela, à leur ceinture ? J’avais 13 ans, cela m’avait alors profondément choquée. Le nom de Dieu a toujours été insulté et utilisé pour tuer des millions de personnes. Pauvre Dieu, j’ai de la peine pour lui.
Aujourd’hui, vous considérez-vous comme un témoin de l’humanité ?
Oui, c’est ainsi que je me vois. Je suis témoin depuis la sortie de mon tout premier livre, en 1959, et je n’ai jamais arrêté. Aujourd’hui encore. Je continuerai aussi longtemps que je le pourrai. Par devoir moral. C’est lourd, mais, quand j’entre dans une école, je croise un professeur qui me dit : « Mme Bruck, vous vous souvenez d’être venue dans mon école quand je n’étais encore qu’un enfant ? » Maintenant, c’est un professeur et il enseigne d’une manière différente, il apporte quelque chose en plus. Je ne crois pas, comme la sénatrice Liliana Segre [elle aussi survivante de la Shoah, NDLR], que tout sera oublié, que plus personne ne se souviendra de tout cela. Je n’y crois pas. Je le mesure à la montagne de lettres que je reçois.
Dans votre « lettre à Dieu » en conclusion du livre Le Pain perdu (Éditions du sous-sol), que lui demandez-vous en particulier ?
Je ne lui ai demandé qu’une seule fois quelque chose : conserver la mémoire. La mémoire, c’est ma maison. Là où vivent tous les morts, où réside tout ce que j’ai vécu et où je vis moi aussi. La mémoire est d’une importance capitale, c’est la vie. En conservant la mémoire, tant que je vis, je me refuse à céder face à l’oubli.
Poster un Commentaire