
Leur parole est rare mais elle pèse lourd, car ils ont vécu l’enfer. Sitôt la liberté retrouvée, ils s’engagent pour tenter de sauver ceux qui restent aux mains du Hamas.
« Mon nom est Eli Sharabi. J’ai 53 ans. Je reviens de l’enfer. » L’homme qui s’est ainsi adressé, jeudi, au Conseil de sécurité des Nations unies, vient de passer 491 jours dans les tunnels du Hamas. Près de six semaines après sa libération, il est apparu flottant dans son costume, les traits creux, les mains décharnées. Quand il est sorti de la bande de Gaza, le 8 février, il pesait 44 kg. « J’avais perdu 30 kg », précise-t-il. Son allure squelettique tout comme celles d’Ohad Ben Ami et d’Or Levy, les deux hommes libérés avec lui ce jour-là ont soulevé une vague d’émotion. Elle témoignait des souffrances endurées au cours de leur captivité.
La libération d’Eli Sharabi est survenue dans le cadre du second cessez-le-feu avec le Hamas, au cours duquel le mouvement islamiste a remis 33 personnes à Israël, en échange de plusieurs centaines de prisonniers palestiniens. Sur les 250 otages kidnappés le jour de l’attaque terroriste du 7 Octobre, 59 sont toujours en captivité. L’armée israélienne estime qu’environ 35 sont morts. Le cessez-le-feu a été rompu mardi matin, la vie des autres ne tient plus qu’à un fil. Les anciens otages le savent mieux que personne.
En Israël, ils sont appelés « les survivants ». Malgré les épreuves qu’ils ont traversées, certains trouvent la force de descendre dans l’arène sitôt la liberté retrouvée. Ils se joignent à tous les Israéliens qui, depuis le début de la guerre, manifestent pour la libération des otages. Eli Sharabi est de ceux-là, tout comme Margalit Moses, Iair Horn, Omer Wenkert.
Leur parole est rare mais elle pèse lourd. Ils ont vécu dans leur chair la violence du 7 Octobre. C’est ce jour-là, au petit matin, qu’a commencé leur calvaire.
Pieds et poings liés
À la tribune des Nations unies, Eli Sharabi ouvre le classeur qui contient son histoire. Il raconte. Les sirènes qui sonnent dans le kibboutz Beeri, sa femme, Lianne, et leurs deux filles, Noiya, 16 ans, Yahel, 13 ans, qui se réfugient dans l’abri, le chien qui aboie quand les terroristes entrent dans la maison. « Nous n’avions pas d’arme », explique-t-il. Sa femme et ses filles sont emmenées dans la cuisine, il est conduit dehors. « Je leur ai dit : “je reviendrai”. » Il est emporté dans la bande de Gaza. On le frappe. « Quand nous sommes arrivés à Gaza, une foule de civils a essayé de me lyncher. » On le conduit dans une mosquée. « J’étais leur trophée. » Mais il pense à sa femme et ses filles. « Étaient-elles toujours en vie ? »
Pendant 52 jours, il est détenu dans un appartement, pieds et poings liés, les nœuds serrés si fortement « que les cordes pénétraient ma chair. » Le 27 novembre, on le descend dans un tunnel. Le Hamas et Israël ont signé une première trêve, portant sur la libération de femmes et d’enfants. Trois jours plus tôt, Margalit Moses, 79 ans, a pu retrouver Israël.
Résidente du kibboutz Nir Oz, cette femme vit seule. Âgée, de santé fragile, elle respire à l’aide d’une machine. Le 7 Octobre, ses kidnappeurs la conduisent vers Khan Younes à bord d’une voiturette de golf. Les images de cette vieille femme encerclée d’une foule hilare, emmenée en otage, font partie de celles qui ont marqué ce jour-là. Son ex-mari, Gadi Moses, 80 ans, habite aussi à Nir Oz : lui aussi a été pris en otage mais il n’est sorti de Gaza que le 30 janvier, au bout de 482 jours de captivité.
Plus d’un an après sa libération, Margalit Moses se bat toujours pour ceux qui sont restés derrière. La voici, mi-mars, à Tel-Aviv, au pied de la Kyria, le quartier général de l’armée israélienne, où campent des centaines de militants demandant la libération de tous les otages, « maintenant. » Avec ses amis du kibboutz Nir Oz, elle s’apprête à participer à la manifestation. En attendant, elle se repose dans une tente à l’écart. Autour d’elle, des faisceaux de drapeaux jaunes, la couleur du mouvement, des affiches ornées des photos des otages, dont les visages sont désormais connus de tous les Israéliens.
Dans les tunnels
Arrivée à Khan Younes, Margalit Moses est conduite dans une maison. Là, s’ouvre la bouche d’un tunnel. « Nous y avons marché pendant plus d’une heure », raconte-t-elle. Avant de partir, son ravisseur lui a permis de prendre son appareil respiratoire. Mais les otages doivent marcher vite et le sol du tunnel est sablonneux. « Soudain, mon pied s’est coincé dans le sable. Je n’arrivais plus à avancer. » Un homme, derrière elle, s’empare du respirateur et le jette, puis la pousse en avant. « Sans lui, je ne peux pas dormir. Pendant toute la durée de ma captivité, je n’ai jamais pu me reposer plus de 30 minutes d’affilée, précise-t-elle. C’est la seule violence que j’ai subie, si on fait exception de la privation de liberté. »
Elle se retrouve dans une salle avec deux autres otages, qui vont désormais partager sa vie. Lorsqu’une bombe explose à proximité, elle sent trembler les murs. « Nous avions de la lumière deux fois par jour. Le reste du temps, nous n’avions qu’une petite lampe à LED. » Parlant arabe, cette femme à poigne parvient à engager une relation avec ses ravisseurs et obtient d’eux le respect. « Ils me surnommaient Capitaine Margalit », s’amuse-t-elle. « Un jour, ils m’ont annoncé que j’allais sortir : je ne les ai pas crus, ils me l’avaient dit plusieurs fois. » Mais elle est emmenée hors du tunnel et conduite au personnel de la Croix-Rouge, chargé de récupérer les otages et de les remettre aux Israéliens.
Enchaîné, privé de nourriture, frappé
Sa première question est pour sa fille et ses deux petites-filles : elle ignore si elles ont survécu à l’attaque. « Mon fils Iair m’a dit : oui, elles vont bien. Ça a été un moment de grande joie. » Iair Moses est un des piliers du mouvement. Solide comme un roc, ce géant domine la foule des manifestants. Avec sa longue barbe blanche comme la neige, il est aisément reconnaissable : il a cessé de se raser tant que ses parents étaient otages. Sa mère sortie, il a continué de manifester et de prendre la parole pour que son père et les autres ne soient pas oubliés. Le 30 janvier, il a enfin coupé sa barbe. Il bat toujours le pavé mais ne veut plus parler. « Je n’en peux plus des interviews », confesse-t-il.
Comparé à celui d’Eli Sharabi, d’Omer Wenkert ou de Iair Horn, le sort de Margalit Moses est relativement correct. Emmené dans un tunnel « à cinquante mètres de profondeur », Eli Sharabi est à nouveau enchaîné. « Je l’ai été jusqu’au jour de ma libération, précise-t-il. Je ne pouvais pas bouger de plus de 10 centimètres. Me rendre aux toilettes prenait une éternité. » Il est privé de nourriture. « On me donnait un morceau de pita par jour, parfois un peu de thé. Ils m’ont frappé. Ils m’ont brisé les côtes. Je m’en fichais. Je voulais seulement un peu de pain. Il n’y avait jamais assez de nourriture. Parfois, si nous les suppliions assez, on nous donnait un extra. Nous devions choisir : un morceau de pita ou une tasse de thé. Parfois, ils nous jetaient des dattes séchées : c’était le plus beau cadeau du monde. »
Omer Wenkert, 23 ans, a lui aussi souffert de la faim. Il a été pris en otage lors de l’attaque du festival de musique Nova, après avoir failli être brûlé vif. Il n’a appris la mort de son amie, Kim Damti, que lors de sa libération, le 22 février, après 505 jours de captivité. Dans une interview donnée à la chaîne israélienne 12, il raconte la torture et les brimades. « À chaque fois qu’un accord échouait, il y avait beaucoup de frustration, de rage et de colère », chez ses geôliers, dit-il. Il est enfermé seul pendant 197 jours. Ses gardiens le contraignent à des exercices physiques épuisants. Ils lui crachent dessus, lui jettent sa nourriture au sol.
Battu le jour de son anniversaire
Un jour, l’un d’eux se montre plus violent que d’habitude. « Il m’a frappé avec un câble en acier. Mais j’ai refusé de montrer de la faiblesse. Pendant qu’il me frappait, je le regardais dans les yeux. » Il comprend ensuite que c’est « son cadeau d’anniversaire ». Il vient d’avoir 23 ans. « Je me suis dit : OK, c’est le pire moment de ma vie, mais je veux me bénir car c’est mon anniversaire. » On finit par lui adjoindre des camarades de détention.
Le jour de sa libération, deux d’entre eux, Evyatar David et Guy Gilboa-Dalal, sont emmenés par le Hamas pour assister à la « cérémonie » organisée par le mouvement islamiste. Depuis une camionnette, ils voient leur ami Omer s’apprêter à retrouver la liberté. Dans une vidéo publiée sur les réseaux sociaux par le mouvement islamiste, on entend un homme leur demander en hébreu : « Comment vous sentez-vous ? » Ils ne cachent pas leur désespoir. « S’il te plaît, Netanyahou, laisse-nous rentrer à la maison, s’il te plaît ! Ça fait plus de 500 jours… S’il te plaît, Israël, sauve-nous ! »
Eli Sharabi, lui aussi, a dû laisser derrière lui son compagnon d’infortune : Alon Ohel. Il montre la photo d’un jeune homme de 24 ans aux diplomates des Nations unies et précise : « Il ne ressemble plus à ça. » Le 7 Octobre, raconte-t-il, il a reçu un éclat dans l’œil droit : la blessure n’a pas été soignée, il en a perdu l’usage. « Quand j’ai été libéré, il s’est accroché à moi, terrifié à l’idée d’être abandonné », raconte-t-il. Iair Horn a dû abandonner son propre frère, Eitan.
Le Hamas a aussi filmé leur séparation. Les deux frères sont dans une pièce éclairée d’une lumière blafarde. En larmes, ils s’embrassent. Ils s’adressent à Benyamin Netanyahou, le supplient de signer l’accord pour la deuxième phase du cessez-le-feu avec le Hamas. « Je suis très heureux que mon frère soit libéré demain, mais ça n’est pas normal de séparer les familles. Laissez sortir tout le monde, ne détruisez pas nos vies », lance Eitan. Iair : « Vous voulez laisser mourir mon petit frère ? » Eitan : « Combien de gens allez-vous tuer ? Peu importe si vous tuez des juifs, des musulmans, des Palestiniens, des Israéliens ? Assez de morts ! Assez de guerres, assez de destructions, assez ! Netanyahou, si tu as un cœur, signe l’accord aujourd’hui ! »
État mental
Deux jours après sa libération, Iair Horn, vêtu d’un T-shirt floqué du visage de son frère, s’est joint aux manifestants. Il a pris la parole mardi dernier devant un rassemblement. « Tant que mon frère Eitan ne sera pas libéré, je ne serai pas vraiment là. Mon corps est là, mais pas mon âme. Nous sommes là, à profiter du soleil, pendant que des otages parviennent à peine à respirer. Nous pouvons choisir de mettre des lunettes de soleil ou pas : des petites choses qui sont immenses parce que c’est la liberté. »
Belle-sœur de Iair et Eitan Horn, Dalia Cusnir s’est toujours battue pour les deux frères et tous les autres otages. Comme les autres membres de sa famille, elle vit la libération de Iair et la captivité d’Eitan avec des sentiments partagés. « Nous sommes soulagés que Iair soit libre. Nous espérons que le Hamas signe un accord pour que tous les autres otages soient relâchés. Nous savons que le Hamas est la pire organisation terroriste qu’il y ait jamais eue et qu’ils veulent les garder comme des atouts. » Iair Horn, raconte-t-elle, est sorti de captivité avec des problèmes physiques : « Il n’a pas eu le droit de se lever ni de marcher pendant très longtemps, il souffre de problèmes liés à la malnutrition. »
Mais c’est son état mental qui l’inquiète le plus. « Il ne veut pas démarrer un processus de réadaptation tant qu’Eitan est là-bas. » Souffrant d’une maladie de peau, son frère n’est pas soigné. « Iair ne veut pas parler de sa captivité. Il garde tout pour lui, poursuit Dalia Cusnir. Tout ce qu’il dit, c’est qu’on ne peut pas attendre. Lorsqu’on lui dit qu’on sait il répond : “non, vous ne savez pas”. »
Les cérémonies du Hamas
Tous les otages ont dû se plier aux cérémonies organisées par le Hamas. Omer Wenkert souriait : « je savais que j’avais gagné » ; Iair Horn a été contraint de porter un sablier sous lequel était écrit « le temps presse » ; Gadi Moses et Arbel Yehud ont failli se faire lyncher.
Devant le Conseil de sécurité de l’ONU, Eli Sharabi poursuit. « Je me suis plié à cette cérémonie malsaine du Hamas, entouré de terroristes et d’une foule de soi-disant civils innocents, espérant que ma femme et mes filles m’attendaient. » Arrivé en Israël, ce sont sa mère et sa sœur qui l’accueillent.
C’est alors qu’il apprend que Lianne, Noiya et Yahel ont été tuées le 7 Octobre. Il arrive au terme de son témoignage. « À l’heure où je vous parle, Alon est enfermé, sous la terre, seul face à des terroristes. Il ne sait s’il reverra sa mère, son père, sa famille. Je ne le laisserai pas derrière moi. Mon nom est Eli Sharabi. Je ne suis pas un diplomate. Je suis un survivant. Ramenez-les à la maison, tous, maintenant. » Puis il referme son classeur et le silence se fait dans la salle.
Par Guillaume de Dieuleveult Correspondant à Jérusalem
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