Dror Mishani : « Il est désormais ancré dans l’Israël d’après le 7 Octobre »

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A travers son journal, l’auteur israélien rend compte de sa difficulté à continuer à habiter et écrire dans un pays devenu «invivable» après le 7 Octobre.

Quel peut être le rôle d’un écrivain dans un pays en guerre ? Comment parvenir à écrire de la fiction, et de la fiction policière, quand le quotidien est rythmé par les bombes et les morts ? Connu pour ses romans policiers et son inspecteur de police Avraham Avraham, l’Israélien Dror Mishani publie un journal de guerre dans lequel il raconte les longs mois d’effroi et de sidération qui ont suivi les attaques terroristes du 7 Octobre, puis ses interrogations et ses doutes. Son indignation devant les bombardements de Gaza et sa difficulté à vivre dans une société israélienne qui ne croit plus à la paix, qui ne s’imagine plus un avenir avec les Palestiniens. Son livre est important car il est incroyablement humain et politique. Il entremêle des détails de sa vie quotidienne, des réflexions sur sa famille mais aussi sur son avenir incertain en Israël. «Peut-être faut-il reconnaître la puissance du coup qui nous a été porté et la profondeur de notre douleur, reconnaître la défaite, ne pas essayer de l’escamoter sous ce qui aura l’air, à court terme, d’une victoire, mais qui ne sera qu’un engrenage de souffrances, écrit-il. Transférer le malheur ailleurs, sur Gaza et ses habitants, ne fera que l’entretenir encore et encore – car il est évident que le mal causé dans cette enclave détruite ou affamée nous reviendra en pleine face, décuplé, dans un, deux, ou cinq ans.» De passage à Paris, il nous a répondu dans un français parfait.

Comment vous est venue l’idée de tenir un journal après le 7 Octobre ?

Mon éditeur suisse m’a appelé pour prendre de mes nouvelles et me demander si je continuais à travailler sur mon polar en cours. Je lui ai répondu non, je n’y arrivais pas. Et j’ai repensé à un de mes cours d’écriture que j’avais consacré à l’importance du journal intime dans la littérature, je me suis dit que c’était plutôt vers ça que je devais me diriger. L’écriture de ce journal m’a vraiment sauvé. C’est le seul vrai moment où je ne me suis pas senti écrasé par la guerre, où je me suis souvenu du Dror que j’étais avant le 7 Octobre. Ce journal, c’était ma chambre forte. Un des textes que j’avais enseignés pendant ces cours d’écriture, c’est «Délibération» de Roland Barthes, écrit en 1979, dans lequel il se demande s’il doit écrire un journal et le publier. Il fait l’essai et il trouve que le journal est la forme littéraire la moins authentique. Le «je», dans un journal, est un menteur, dit-il. Et c’est tellement vrai ! La solution, conseille-t-il, c’est de retravailler le journal jusqu’à ce qu’il cesse d’être un journal et devienne un objet littéraire. J’ai donc beaucoup retravaillé ce journal, la forme, pas le fond, je voulais garder une forme d’authenticité.

Il est paru en Israël ?

Il vient tout juste d’être publié. J’avais un peu peur de sa réception par les lecteurs israéliens mais mon éditrice m’a convaincu que c’était important de faire entendre cette voix. J’avoue que je suis heureux d’être à Paris au moment de sa sortie en Israël. J’espère y survivre en tant que romancier. Je suis sûr que certains lecteurs de mes romans policiers n’aimeront pas ce journal. Quand on a décidé de le publier en hébreu, je me suis demandé s’il fallait que je le retravaille pour les lecteurs israéliens car il était surtout écrit pour des lecteurs étrangers. Et finalement j’ai gardé la même version.

J’ai compris très tôt que j’écrivais ce journal, certes pour mes lecteurs du monde entier mais aussi pour moi-même. Et c’est devenu une conversation entre moi et moi sur la politique, la vie, la mort, la famille. D’où l’utilisation par moments de la deuxième personne du singulier. Ce «tu» me permet d’élaborer cette conversation. J’ai entamé ce journal en sachant qu’il allait être lu mais il parle aussi beaucoup de mon avenir, de l’avenir de ma famille, de l’avenir de mon écriture.

Vous dévoilez en effet beaucoup de votre vie et de votre famille dans ce journal…

Oui, quand on écrit des romans policiers, on joue avec la fiction, notre intimité est cachée. Dans ce journal, mon intimité est exposée, ma famille est exposée, je parle de mes doutes, de mes interrogations, des convictions ou silences de mes enfants… Ce n’est pas évident ni facile mais c’était important de le raconter. Rester en Israël, aujourd’hui, c’est aussi un acte d’espoir, et non de désespoir ou juste d’inertie. Alors autant dire les choses telles que je les ressens. Le journal intime est un format magnifique pour capter et garder une trace du temps.

Vous vous posez souvent la question de rester ou partir ?

Oui. Ma femme, qui travaille [au mémorial de] Yad Vashem, veut absolument rester en Israël alors qu’elle n’est ni juive ni israélienne. Il faut dire qu’elle a fait deux grands déménagements dans sa vie : elle a quitté Varsovie pour l’Angleterre à 18 ans, puis on a quitté l’Angleterre pour Israël il y a douze ans. En tant que Polonaise catholique, elle aime sa mission qui consiste à restituer l’histoire des Juifs disparus pendant la Seconde Guerre mondiale. Moi, en revanche, je me demande en permanence s’il faut rester ou partir. Ce n’est pas évident. Il y a des moments où je sens qu’il faut partir. Et puis je me dis que c’est important de rester pour raconter, témoigner, écrire. Mais quel sera le moment où nous nous dirons que ce n’est plus possible, qu’il faut partir ? C’est clair qu’un pays sans Palestiniens ne sera plus le mien.

Beaucoup ont quitté le pays déjà ?

Oui, des universitaires, des gens de la high-tech, des écrivains… Pas par peur des missiles, mais de ce qui va se passer dans les années à venir. Par peur qu’Israël devienne encore plus invivable qu’aujourd’hui. Juste après le 7 Octobre, le traumatisme était à vif, l’attitude de la société israélienne était compréhensible. Mais un an et demi plus tard, je suis bien plus désespéré qu’alors. Et j’ai très peur que le pire soit devant nous. Il y a beaucoup trop d’Israéliens qui s’imaginent qu’un Israël sans les Palestiniens de Gaza est possible. Que la possibilité de les expulser est réelle et faisable. Et tant qu’on y est, ceux de Cisjordanie aussi. De moins en moins d’Israéliens veulent envisager la paix ou l’égalité entre les deux peuples. Et j’ai peur que, pour notre région, Donald Trump soit catastrophique. Les Israéliens étaient déjà sonnés, politiquement parlant. Maintenant il leur faut déraciner les Palestiniens de leur imaginaire.

Votre fils est-il parti à l’armée ?

Il a 16 ans et demi, il devra y aller à 18 ans. Mais comme je le raconte dans mon journal, il n’en parle pas. J’ai horreur de l’idée qu’il parte à l’armée. Pas seulement parce que j’ai peur pour lui, mais aussi parce qu’il va participer à des actes que je n’accepte pas.

On a assez peu entendu les Arabes israéliens ou Palestiniens d’Israël pendant les bombardements de Gaza, comment l’expliquez-vous ?

La peur. Il y a eu deux ou trois manifestations contre les bombardements de Gaza mais deux d’entre elles ont été réprimées par la police. L’atmosphère en Israël est devenue si tendue que ce n’est pas facile de manifester contre la guerre ou les actions de l’armée.

Vous avez repris l’écriture de votre roman policier ?

Oui, mais il a complètement changé, il est désormais ancré dans l’Israël d’après le 7 Octobre. Ecrire un roman censé se passer dans le présent d’Israël sans faire pénétrer la catastrophe du 7 Octobre, ce n’est pas possible. Elle pénètre toutes nos vies. Et la littérature aussi. La réalité des inspecteurs de police, comme celle de mon héros Avraham Avraham, a complètement changé. Ils ont passé les premiers mois après le 7 Octobre à identifier des morceaux de corps brûlés, c’est un immense traumatisme. Et ils travaillaient pour la police d’Itamar Ben-Gvir [le ministre de la Sécurité nationale, symbole de l’extrême droite suprémaciste, qui a démissionné fin janvier 2025 pour protester contre le cessez-le-feu avec le Hamas, ndlr], c’est quoi de travailler pour un homme pareil ? Je cherche chaque matin à poursuivre l’écriture de ce roman, mais c’est difficile de faire de la fiction sur la catastrophe. Les journalistes sont pour l’instant plus importants que les romanciers. Dans vingt ans, je me poserai la question : qu’est-ce que j’ai écrit en 2025 ? Un roman simenonien sur une histoire personnelle ? Non, ce n’est pas possible, on ne peut pas fermer les yeux sur la situation actuelle. J’aimerais tant être simenonien dans mon écriture, produire des romans comme si de rien n’était, détaché de la réalité.

Vous semblez éprouver comme un sentiment de culpabilité…

Oui, et aussi d’impuissance. Roland Barthes, encore lui, m’a beaucoup influencé. Dans «la Préparation du roman», il dit qu’un des défis de l’écriture, c’est le fossé entre ce que ressent l’écrivain à sa table de travail – il doit considérer que le livre en cours est vital pour lui et indispensable au reste du monde – et ce que ressent l’extérieur qui est totalement indifférent à son livre. Dans le contexte actuel en Israël, ce fossé est infranchissable car la réalité est si grave, si écrasante que c’est difficile de penser que le roman que tu es en train d’écrire va changer quoi que ce soit.

Beaucoup de romans paraissent ces temps-ci en Israël ?

Oui, mais la plupart écrits avant le 7 Octobre. En Ukraine, il paraît qu’on lit beaucoup plus depuis le début de la guerre, notamment de la poésie. En Israël, c’est le contraire, les gens ne lisent plus de romans, ils regardent surtout les informations.

Vous avez écrit finalement sur l’attaque du commissariat de Sderot par les hommes du Hamas comme vous dites en être tenté dans votre journal ?

J’essaie de faire une série télévisée avec cette histoire tragique. J’en ai écrit trois épisodes avec deux autres scénaristes. Mais beaucoup de producteurs américains ont coupé les liens avec les producteurs israéliens, c’est difficile de trouver des financements. Et puis je veux absolument raconter aussi l’histoire des Palestiniens qui ont attaqué. Ce serait une fiction adaptée de la réalité.

Qu’apporte le roman policier dans les périodes de crise ?

Pour les langues ou les cultures majeures, le français ou l’anglais, le polar peut être détaché de la réalité. Mais pour les langues mineures comme l’hébreu, c’est impossible, le roman policier est forcément politique. J’ai eu l’occasion, dans les années 80, de demander à l’auteur de polars suédois Henning Mankell pourquoi il avait commencé à écrire des romans policiers. Il m’a répondu : «J’ai voulu écrire sur le racisme, le racisme est un crime, alors j’ai écrit un roman policier.»

Dror MishaniAu ras du sol. Journal d’un écrivain en temps de guerre. Traduit par Laurence Sendrowicz, Gallimard, 162 pp., 20,50 €.

par Alexandra Schwartzbrod