
Bakhour Chamntoub, leader de la communauté juive syrienne depuis la chute du régime de Bachar al-Assad en décembre dernier, nous livre un témoignage précieux. À travers son parcours personnel, il nous raconte l’histoire des derniers Juifs de Syrie, les épreuves qu’ils ont traversées et les défis qui les attendent.
Nous sommes entrés en contact avec Bakhour Chamntoub par e-mail grâce à Clément Atfé, étudiant franco-syrien et ami de Bakhour. Bakhour ne parlant que l’arabe levantin, ses propos ont été traduits par Clément Atfé.
Vous avez été nommé chef de la communauté juive syrienne le 8 décembre 2024, après la chute du régime de Bachar al-Assad. Comment avez-vous vécu cette nomination et quel sens cela a-t-il pour vous?
Après la chute du régime, j’ai été désigné chef de la communauté juive syrienne presque naturellement.
Ma popularité et ma proximité avec les membres de la communauté, tant en Syrie qu’à l’étranger, ont joué un rôle déterminant. Très vite, les Juifs syriens établis aux États-Unis et en Israël ont commencé à me contacter pour m’encourager à prendre la tête de la communauté. Ils souhaitaient que je défende leurs droits, gère leurs biens et veille à la préservation de leur héritage en Syrie.
C’est dans ce contexte, avec le soutien de la diaspora et des quelques membres restants en Syrie, que j’ai accepté cette responsabilité. Je mesure l’ampleur de la tâche, mais je suis profondément attaché à cette mission: préserver notre histoire, protéger notre patrimoine et assurer la continuité de la communauté juive syrienne.
Quelles sont vos priorités pour préserver et renforcer la communauté juive syrienne?
En tant que chef de la communauté juive syrienne, mes priorités sont claires et centrées sur la préservation de notre patrimoine et de nos biens. La première mission que je mène est de récupérer les propriétés juives qui ont été confisquées ou vendues illégalement, afin de les restituer à leurs propriétaires légitimes. Cela inclut des propriétés à Damas et dans d’autres régions, et cela représente un travail de longue haleine, car il faut naviguer à travers des démarches administratives complexes.
Un autre défi majeur est de maintenir le lien avec la diaspora juive syrienne. Malgré la distance, ils conservent un fort attachement à la Syrie et souhaitent parfois revenir. Beaucoup d’entre eux ont d’ailleurs conservé leurs passeports syriens. Le principal obstacle à leur retour reste la situation politique actuelle. La visite, le 19 février dernier, d’une délégation de Juifs syriens émigrés aux États-Unis, après plus de 30 ans d’absence en raison des restrictions du régime Assad, a renforcé cet espoir de réconciliation et de reconstruction.
Combien de membres compte aujourd’hui la communauté juive syrienne? Conservez-vous des lieux religieux spécifiques?
Aujourd’hui, la communauté juive syrienne est drastiquement réduite: il ne reste que sept Juifs en Syrie, à Damas. Malheureusement, ce nombre a encore diminué récemment avec le décès de Firdous Mallakh, survenu le 9 février 2025. C’était une femme âgée d’environ 90 ans dont je prenais soin.
La communauté était déjà très réduite et, en 1992, lorsque Hafez al-Assad a finalement permis aux Juifs de quitter le pays, beaucoup sont partis. Cette autorisation est intervenue après des décennies de restrictions et d’injustices, poussant la majorité des Juifs syriens à chercher refuge ailleurs.
On conserve toutefois un patrimoine riche, même si une grande partie a été perdue ou endommagée au fil des années. À Damas, il existe 24 synagogues, dont certaines sont des synagogues familiales situées à l’intérieur des habitations. L’une des synagogues les plus emblématiques était celle de Jobar, située en périphérie de Damas. C’était l’une des plus anciennes synagogues au monde et elle abritait un exemplaire extrêmement rare de la Torah, écrit sur du parchemin de daim. Malheureusement, cette synagogue a été entièrement détruite et pillée pendant la guerre. Un projet de restauration a été lancé récemment pour tenter de la reconstruire et de préserver ce qui peut encore l’être.
Comment percevez-vous le nouveau régime syrien d’ Ahmed al-Sharaa? Avez-vous constaté des changements pour la communauté juive?
Dans le passé, il y avait du crime, de la peur et de la terreur. Mais aujourd’hui, la situation s’est nettement améliorée. Le nouveau gouvernement est bien meilleur que le précédent. Il y a de la liberté et de la liberté d’expression. Et, grâce à Dieu, la situation économique s’est améliorée. J’ai déjà rencontré un représentant du régime d’Ahmed al-Sharaa, et je lui ai dit que nous vivons mieux, plus heureux qu’avant. Il y a vraiment un changement positif.
Cependant, il y a aussi des questions qui restent sensibles, notamment la relation avec Israël. Je crois que les relations avec Israël peuvent s’améliorer dans l’avenir, et j’espère que cela ouvrira la voie à la paix. Cela demeure difficile aujourd’hui, la relation est encore nouvelle. Mais je suis optimiste. À l’avenir, je pense que la paix pourra se réaliser.
Vous n’avez jamais quitté la Syrie. Pouvez-vous me raconter comment vous avez grandi en tant que Juif syrien?
Ma famille est installée en Syrie depuis plusieurs générations. Je suis né à Damas, dans le quartier juif, à la fin des années soixante. Je suis venu au monde dans notre maison, aidé par la sage-femme Salma, qui assistait presque toutes les naissances juives de la ville à l’époque. Mon enfance s’est déroulée dans ce quartier, où nous, les enfants juifs, jouions souvent avec les enfants palestiniens, qui vivaient dans un quartier proche du nôtre. Nous avions une vie assez simple et normale: nous passions nos journées à jouer dans les rues et nous avions même une équipe de football composée exclusivement des enfants juifs du quartier.
Ma famille était moyennement religieuse, nous ne suivions pas vraiment les traditions juives ni les restrictions alimentaires, mais nous menions une vie paisible et sans problème particulier. Ma mère était femme au foyer, et mon père, Roukan, vendait des meubles et des antiquités dans le quartier de Shaalan, à Damas. Mon père était une figure respectée et connue. Il était blond, à la peau claire, d’une grande beauté, et se déplaçait toujours accompagné de deux gardes personnels. Les traditions culinaires occupaient aussi une place centrale dans notre quotidien. Chez les Juifs syriens, il est de coutume de préparer du kibbeh (plat typique de la cuisine syrienne – NDLR) chaque jeudi, une tradition que je perpétue encore aujourd’hui.
Je n’ai pas pu poursuivre mes études car, à l’âge de 12 ans, j’ai contracté une hépatite qui m’a contraint à quitter l’école. C’est ainsi que je me suis orienté vers le métier de tailleur, que j’ai appris auprès de Rafoul Saadia, un tailleur juif reconnu. Il m’a transmis son savoir-faire, notamment dans la conception et la confection de pantalons. Peu à peu, j’ai développé mon propre style, en y apportant une touche personnelle, ce qui m’a permis de me faire un nom en Syrie. J’ai exercé ce métier pendant environ 25 ans, avant d’ouvrir une petite usine de vêtements pour enfants dans la zone industrielle proche du quartier juif, dans la vieille ville de Damas.
En 1992, lorsque le gouvernement d’Hafez al-Assad a accepté d’accorder des permis de sortie à ses derniers citoyens juifs, presque tous sont partis en l’espace d’un an. Mes sept frères sont partis, trois se sont dirigés vers Israël et quatre vers les États-Unis. Mais moi, j’ai décidé de rester. J’avais prévu de partir à cette époque, pour être honnête. Mais j’ai commencé à entendre à quel point c’était difficile pour ceux qui l’avaient fait. Ils devaient trouver de nouveaux emplois, de nouveaux papiers, recommencer leur vie complètement. Je n’avais ni femme ni enfants, et j’aimais être ici, alors j’ai décidé de rester.
Comment décririez-vous la vie des Juifs en Syrie sous les régimes Assad, père et fils?
La vie des Juifs en Syrie sous les régimes de Hafez al-Assad et de son fils Bachar a été marquée par une surveillance constante et de sévères restrictions. Dans le quartier juif de Damas, un poste de sécurité était spécifiquement dédié à notre surveillance. Les services de renseignement nous observaient en permanence: un espion était posté sur la route menant à ma maison et arrêtait chaque personne qui venait me rendre visite pour l’interroger sur les raisons de sa venue. Si la personne était militaire, elle était immédiatement arrêtée.
Nous étions privés de nombreux droits fondamentaux. Par exemple, il nous était interdit de posséder des biens immobiliers. J’ai personnellement été confronté à cette interdiction à la fin des années soixante-dix, lorsque j’ai tenté d’acheter un local commercial dans le quartier d’Al-Salihiya. Après avoir versé un acompte, on m’a informé que les Juifs n’avaient pas le droit d’acquérir des propriétés, et on m’a rendu mon argent. Même les déplacements à l’intérieur du pays étaient soumis à des restrictions. Pour se rendre dans certaines villes comme Bloudan [une destination touristique prisée des Damascènes en été], nous devions obtenir une autorisation précisant notre nom, nos informations personnelles, l’heure de départ, la durée du séjour et la destination. Une fois sur place, ce document devait être tamponné par les forces de sécurité locales, puis restitué à notre retour à Damas pour prouver que nous avions respecté les consignes. Certaines villes, comme Lattaquié et ses plages, étaient tout simplement interdites aux Juifs.
Sous Hafez al-Assad, la répression était totale: il n’y avait aucune vie privée. Le régime savait tout de nous, jusque dans les moindres détails. Les officiers de l’armée profitaient de leur position pour exploiter les commerçants juifs, envoyant leurs enfants se servir gratuitement dans nos boutiques. Dans mon usine, ils prenaient ce qu’ils voulaient, sans jamais rien payer. Avec Bachar al-Assad, la situation n’a fait qu’empirer. Il y a quelques années, sous son régime, toutes les femmes avec qui j’avais entretenu des relations sentimentales ont été arrêtées, uniquement parce que j’étais juif. L’une d’elles est restée détenue pendant trois mois avant d’être relâchée; elle a quitté la Syrie dès sa libération pour s’installer en Allemagne. Aussi, je me souviens d’un jour où, alors que je marchais dans la rue, un agent de sécurité m’a interpellé en me demandant: “Alors, des nouvelles de X? Tu la vois toujours?” Ils savaient parfaitement qu’elle était emprisonnée chez eux. Cette surveillance intrusive et ces persécutions rendaient notre vie extrêmement difficile, marquée par la peur et l’humiliation constante.
Propos recueillis par Paloma Auzéau et traduits par Clément Atfé