
Ceux qui agressent les Français juifs visent, à travers eux, le modèle politique, républicain et laïque, que le pays s’est choisi. Par Iannis Roder.
Depuis le 7 octobre 2023 et l’immense attaque terroriste sur Israël lancée depuis Gaza, les incidents antisémites se sont multipliés sur notre territoire. À l’issue des Assises de la lutte contre l’antisémitisme, voulues par Aurore Bergé le 13 février, les services du Premier ministre et de la ministre chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes et de la Lutte contre les discriminations ont rappelé que si les actes antisémites étaient de 436 en 2022, ce sont 1 676 actes qui ont été commis dans 95 départements (sur 101) en 2023 et 1 570 en 2024, « marquant un nouveau palier qui se maintient mois après mois ».
De fait, les paliers sont progressivement franchis : de quelques dizaines dans les années 1990, ces actes étaient des centaines tous les ans à partir de la seconde intifada en 2000 et du 11 septembre 2001 (avec un pic à 851en 2014) jusqu’à ce qu’un nouveau seuil soit dépassé depuis 2023.
Insultes, harcèlement et isolement
Lors de ces assises, la ministre de l’Éducation nationale Élisabeth Borne a fait état de 477 incidents de nature antisémites intervenus dans les écoles entre septembre et novembre 2024, soit plus de 43 par semaine. Ils sont, là aussi, en forte augmentation et les témoignages des lycéens et étudiants, qui ont raconté les remarques, les insultes, le harcèlement et l’isolement dont ils sont victimes dans leurs lycées ou universités parce qu’identifiés comme juifs, ont marqué les esprits du public présent.
Ils font écho à ce que j’ai pu, à titre personnel, recueillir auprès de jeunes ou de leurs familles : cet élève vers qui toute la classe se tourne systématiquement quand, en cours, son professeur utilise le terme « génocide », cette jeune fille qui baisse la tête et ne dit mot quand ses camarades, régulièrement, interpellent le professeur sur « l’avancée du génocide à Gaza ». « Qu’est-ce que je peux dire ? Je suis seule, je ne veux pas de problème » raconte-t-elle.
Tous n’ont pas le cran, et on les comprend, de se lever et de quitter la classe comme le fit cet élève de terminale d’un lycée parisien quand son professeur a publiquement considéré que « le 7 octobre a été un acte de résistance ». Aucune administration n’a été informée de ces cas. Des scènes équivalentes sont aujourd’hui quotidiennes dans les écoles françaises et si l’immense majorité des élèves ne voit ou n’entend rien, les élèves juifs vivent avec.
Stéréotypes et préjugés
Ces jeunes Français juifs sont peu nombreux – on estime à 450 000 le nombre de juifs en France – et en bonne partie scolarisés aujourd’hui dans l’enseignement confessionnel juif – 35 500 en 2023 soit « entre 35 et 45 % des élèves juifs » selon Patrick Petit-Ohayon, directeur de l’action scolaire du Fonds social juif unifié (FSJU) –, mais nous savons que l’antisémitisme, construit sur des stéréotypes, des préjugés, des fantasmes, n’a pas besoin de juifs pour se manifester.
C’était déjà le cas dans les écoles de certains quartiers prioritaires, il y a vingt-cinq ans, à la différence près qu’aujourd’hui, les discours politiques sont massivement relayés par les réseaux sociaux et jouent indubitablement dans la construction d’une image négative d’une population dont les Français, à commencer par les jeunes, ignorent quasiment tout.
De fait, une fois rapidement étudiée la naissance du judaïsme, les juifs disparaissent des programmes scolaires pour réapparaître comme victimes de l’histoire au moment de l’affaire Dreyfus et, bien évidemment, de la Shoah. Rien sur les mondes juifs, leur diversité, les langues, les cultures, leurs apports à l’histoire de la France ou de l’Europe, un vide abyssal.
Cela fait plus de vingt ans que ce manque est criant comme le rappelait, en février 2019, le professeur des universités Jean-Claude Lescure quand il affirmait dans Le Monde, qu’« entre Dreyfus et la Shoah, il y a une histoire des juifs à enseigner ». Mais on a continué à penser qu’enseigner la seule Shoah serait un rempart contre l’antisémitisme alors que sa mémoire se retourne contre les juifs accusés, par l’intermédiaire d’Israël, d’être les nouveaux nazis.
Construction fantasmatique d’un « eux ou nous »
Beaucoup de nos élèves ne connaissent rien des juifs si ce n’est par ce qu’on en dit dans leurs familles et sur les réseaux sociaux en sachant combien les propos peuvent y être catastrophiques, car nombre de jeunes, faute de connaissances, confondent tout, à commencer par Juif, Israélite et Israélien, apprennent que le « sionisme » est un crime en soi et « les sionistes » des meurtriers en puissance.
Notre erreur serait de penser que l’antisémitisme ne concerne que les juifs. La relative indifférence de l’opinion publique laisse en effet penser que celle-ci est loin d’avoir unanimement compris la signification profonde de cette violence et que ceux qui agressent les Français juifs visent, à travers eux, le contrat et le modèle politiques que les Français se sont choisis : républicain et laïque, qui ne connaît que des citoyens, à égalité de droits et de devoirs, indépendamment de ce qui les détermine par ailleurs.
C’est cette idée de l’universalisme qui est remise en cause tout comme sont contestées les libertés fondamentales garanties par notre République. « Vous ne pouvez pas vivre parmi nous », disent les agresseurs, résultat de la construction fantasmatique d’un « eux ou nous » qui vise à exclure les juifs du paysage, car leur seule présence les agresse au nom, le plus souvent, d’une vision politico-religieuse radicale issue de l’islam, pour laquelle les juifs représentent l’ennemi. Mais aussi au nom du retour de fantasmes réactivant des antisémitismes d’extrême gauche comme d’extrême droite, ce dernier s’accompagnant souvent de racisme, fracturant davantage encore notre société.
L’insécurité des Français juifs ne cesse de se propager depuis vingt-cinq ans. Après avoir été le signe annonciateur des violences djihadistes des années 2010, elle est aujourd’hui celui d’une affirmation de la violence comme outil de régulation sociale et politique. En espérant bien évidemment qu’il en sorte quelque chose, l’initiative des Assises de lutte contre l’antisémitisme apparaît nécessaire tant son rôle est bien d’œuvrer, au-delà du seul antisémitisme, à éviter le chaos.
Iannis Roder est directeur de l’Observatoire de l’éducation à la Fondation Jean-Jaurès. Il est également professeur d’histoire-géographie à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis).