Caméléon à l’écran et doté d’une verve vitriolée à la ville, le comédien excelle dans les rôles de méchant et se frotte cette fois-ci à la fatalité des conflits.
On s’était imaginé Laurent Lafitte en brouilleur de pistes majuscule et livreur de peu. In fine l’acteur, réalisateur et ex-pensionnaire de la Comédie-Française tombe volontiers le masque. Cyrano sur les planches, procureur véreux dans le Comte de Monte Cristo ou Lucien Guitry, l’éternel amour de la tragédienne, dans Sarah Bernhardt, la divine, il fut multiple en 2024. Sans surprise, il fait partie des étrennes de l’an neuf.
Vibrant d’actualité, le Quatrième Mur le bombarde metteur en scène dans le Beyrouth explosif et fracassé de 1982. Son ambition ? Insuffler de l’espoir en montant l’Antigone de Jean Anouilh avec des comédiens de chaque communauté, druze, chiite, maronite, palestinienne, chrétienne, etc. «Ce n’est pas un film sur le théâtre, mais sur une démarche, analyse notre interlocuteur, celle de réunir des gens. Ça aurait pu se faire à travers le sport. Là, il s’agit d’art, et de son impuissance face au drame.» Le Liban, découvert pendant le tournage en 2022, l’a secoué. S’il se promet d’y retourner, il dénonce «la poétisation occidentale du chaos». «J’avais des amis qui me disaient : “Tu vas voir, il y a une énergie dingue à Beyrouth.” Quand on est confronté à ce quotidien-là, c’est juste très dur.» David Oelhoffen, le réalisateur, décrit un professionnel lucide et exigeant, capable de passer du naturalisme à la tragédie, «n’hésitant pas à réclamer des prises supplémentaires […] et ne se laissant jamais aveugler par les codes narcissiques».
Fils d’un marchand de biens et d’une mère les commercialisant, il a 12 ans quand l’effondrement de l’immobilier, doublé d’un contrôle fiscal, transborde la famille du XVIe au XVe arrondissement. E.T. le guérit de ce déclassement majeur en le catapultant à jamais dans la cinéphilie. France Soir, sous la forme d’une petite annonce, l’amène à tourner ado au côté de Michael Lonsdale. S’ensuivent une phobie scolaire et la certitude de vouloir passer sa vie sur les plateaux. Aux probabilités, il préfère Spielberg et Truffaut, et troque son année de seconde contre un billet sans retour pour le Cours Florent. Aujourd’hui, il décèle le fétichisme de Hitchcock dans sa manière de filmer la nuque de Kim Novak, pointe Hamlet sous le Roi Lion de Disney, applaudit The Fabelmans et le récent Anora.
Se voir à l’écran continue de le mortifier. Menton broussailleux ou bacchante gominée selon les tournages, il est glabre le jour de la rencontre et épingle sa «tête de petit cochon de lait», promettant de se remettre vite au poil, le «contouring des mecs». Plus rieur à gauche qu’à droite, info politique attestée par ses pattes d’oie, il planque tous les salopards qu’il adore incarner dans son haussement de sourcils. Il fait 1, 84 m, suggère un monde à l’envers où la toise ne servirait plus à sacraliser l’ascension des mômes, mais à chiffrer, à partir de la cinquantaine, un inéluctable déclin. Triple parrain, il apprécie les enfants des autres. «Surtout à partir de l’adolescence», ajoute-t-il à demi-sadique et très conscient du chemin de croix enduré par les parents à cet âge charnière.
Grâce à Dieu d’Ozon lui a donné l’idée de se faire débaptiser. «J’ai écrit au diocèse de ma paroisse de baptême, mais je n’ai jamais eu de réponse. Il faut que je les relance.» Quant à sa famille flanelle et blazer, «limite réac», elle lui a soufflé quelques scènes de l’Origine du monde, qu’il a réalisé. Le pitch ? Un homme dont le cœur s’est arrêté doit, pour survivre, fournir à une coach en forces occultes un cliché du sexe de sa vieille mère. Sa propre génitrice ne s’est pas sentie concernée, ses détracteurs ont hurlé à… l’agression sexuelle. Reste que le film écorche une «bourgeoisie classique qui ne tient pas la route, les êtres étant faits de désir», et questionne la désexualisation des mères.
Muselant les curiosités déplacées, il convie dans un hôtel cosy près de la place de Clichy. Puisqu’on n’a pas la chance d’admirer son appartement, un ancien atelier de sculpteur dans le IXe arrondissement, on pioche quelques éléments du décor. Il y a le volatile empaillé, «un faisan doré», et sous le bureau cette peau de zèbre à l’exotisme un brin daté. «Je n’écris pas comme Hemingway pour autant», plaisante notre vis-à-vis qui bâillonne de potentiels cris d’orfraie en brandissant la traçabilité zoologique de feu l’équidé. Le bestiaire maison n’est heureusement pas totalement figé. Dès potron-minet, Lafitte distribue croquettes et caresses à son abyssin, même si, agacé par l’anthropomorphisme, il ne lui a pas donné de nom. «Ma chatte est anonyme, voilà un excellent titre!» suggère-t-il, le rictus gender fluid. Adepte de safari-photo, il shoote ses proies au téléobjectif, en Namibie ou au Botswana, au Kenya comme au Rwanda.
L’emprunt immobilier remboursé fait la courte échelle à ce testament auquel il songe sans s’y mettre. Nourrir les vers, voilà l’objectif de celui qui aurait aimé investir dans une concession au cimetière de Montmartre, où repose Feydeau. Sinon, la possibilité d’anticiper la date limite est à ses yeux essentielle. «L’un des nombreux échecs de cette ridicule dissolution aura été l’abandon des discussions autour du projet de loi sur la fin de vie. Il est impératif de légiférer et de donner la main libre aux premiers concernés. Le dernier Almodóvar en parle très bien.»
Entre deux olives et un jus de carotte au gingembre, il évoque l’ennui suscité par les acteurs open bar et songe qu’il aurait dû, plutôt que de louvoyer entre révélations et non-dits, s’inventer une vie qu’il aurait trimballée d’interview en interview. Vantant l’intérêt professionnel de la neutralité, il tire le rideau sur l’isoloir, même si le «bâillou» qu’il nous prête à tort «si, si, un truc retenu, un soubresaut de la gorge, pas un réel bâillement» débouche fatalement sur… Bayrou. «Choisir en premier sujet le cumul des mandats, même en termes de com pure, c’est désespérant.»
La conversation balaie large. Du clafoutis trop far ou trop flan à cette pilule pour devenir femme qu’il goberait immédiatement si elle existait. Les pulsions et leurs méandres l’intéressent sans l’aveugler. De l’affaire Pelicot, il dit : «Je ne crois pas que les violeurs soient des victimes. […]. Une érection provoquée par un corps inconscient, c’est monstrueux.» Comme il condamne la phrase «c’était l’époque» censée exonérer les agissements de certains réalisateurs : «Je crois que c’était surtout la complaisance d’un milieu.»
L’ultime tentative de fracturer son intimité débouche sur un laïus faussement outré sur le crescendo à respecter en entretien, déroulé qu’on a évidemment piétiné. Libéré des obligations stakhanovistes de la Comédie-Française, il trace un parallèle avec les ruptures sentimentales : «On est tout à fait sûr qu’il faut partir, sans être persuadé qu’on ne va pas le regretter.» Dans l’immédiat, il se réjouit de remonter sur les planches. En fin d’année, il sera Albin, alias Zaza, dans la Cage aux folles version comédie musicale. Et ça le fait déjà jubiler.
22 août 1973 Naissance à Paris.
2010 Les Petits Mouchoirs (Guillaume Canet).
2023 Tapie, série (Olivier Demangel et Tristan Séguéla).
2024 Quitte la Comédie-Française.
15 janvier 2025 Le Quatrième Mur (David Oelhoffen).
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