La chercheuse franco-israélienne, qui s’est imposée comme une référence des sciences sociales, vient d’être récompensée du prestigieux prix Aby-Warburg.
Sa valise est dans l’entrée. En cette première quinzaine d’octobre, quand elle nous accueille chez elle, à Paris, la sociologue Eva Illouz s’apprête à partir pour l’Allemagne, où l’attend une distinction sacrément prestigieuse. À 63 ans, celle qui est directrice d’études à l’EHESS depuis près de dix ans, après avoir enseigné à Berlin, Cambridge, Columbia, Harvard, Jérusalem, Oxford, Princeton, Taipei, Yale ou Zurich, va être honorée par la ville de Hambourg pour l’ensemble de son œuvre. « Le pire, c’est que je déteste les voyages », s’amuse-t-elle en nous servant une tasse de thé rouge d’Afrique du Sud.
Attribué tous les quatre ans à des figures aussi monumentales des sciences sociales que l’ethnologue Claude Lévi-Strauss ou l’historien Carlo Ginzburg, le prix Aby-Warburg, en récompensant cette année Eva Illouz, ne pouvait mieux souligner la pertinence et la profondeur de ses analyses.
Parce qu’elle s’attaque à des questions aussi subtiles et complexes que les mutations des relations intimes, les dynamiques émotionnelles et leur impact sur les structures sociales ou encore les tensions idéologiques au sein des sociétés globalisées, Illouz a su renouveler comme personne des champs de recherche majeurs pour la compréhension de notre monde. Qu’elle pense en anglais, allemand, hébreu et français n’y est sans doute pas pour rien.
Purge antijuive
Née au Maroc dans une famille juive rigoriste et scolarisée dans une école française, Eva Illouz est marquée par des bouleversements identitaires. Elle n’a pas encore 10 ans lorsqu’elle connaît sa première rupture. « Mon père est venu me chercher un midi et, au lieu de rentrer chez moi, nous sommes allés directement à l’aéroport. Le soir même, je commençais une nouvelle vie sans en avoir eu la moindre idée au matin », raconte-t-elle d’une voix qui hésite entre la réserve et la sévérité.
Comme raison immédiate, il y avait le père, bijoutier, qui sentait sa vie menacée car il avait dérogé à une loi interdisant aux Juifs de posséder plus de 3 kilos d’or. Une vieille loi que tout le monde pensait caduque mais qui avait été commodément ressortie du placard deux ans après la guerre des Six-Jours.
Des tensions nationalistes exacerbaient alors une envie de purge antijuive dans tout le monde arabe. Eva Illouz fut alors séparée de sa mère durant plusieurs mois. Cet arrachement-déracinement laissera une empreinte durable dans son parcours intellectuel.
« Épiphanie laïque »
Son expérience de l’exil se double d’une autre fracture fondatrice, survenue en 1995, avec l’assassinat d’Yitzhak Rabin. Le meurtrier, un extrémiste religieux, « portait la kippa, était religieux et avait agi au nom du judaïsme ». Pour Illouz, qui laisse alors tomber toute piété à l’exception de quelques préceptes alimentaires casher par respect, teinté de crainte, de la mémoire paternelle, il s’agit là d’une véritable « épiphanie laïque » : « Entre Dieu et la démocratie, je choisirai toujours la démocratie, même si elle est plus cacophonique et désordonnée », ne cesse-t-elle depuis d’affirmer.
« Contrairement à l’histoire de Paul sur le chemin de Damas, moi, j’ai fait le chemin inverse. J’ai été une Juive qui a compris qu’entre les deux je choisirai la démocratie, seule pouvant frayer un chemin vers la fraternité, pour ne pas voir mon prochain comme un ennemi, et vers une vie choisie, délibérée, à la fois plus libre et plus rationnelle. »
Une vision que la chercheuse développe dans un article majeur de Haaretz, le quotidien israélien de gauche où elle a son rond de serviette. Dans ce texte de novembre 2013, Illouz déplore que le pays où elle vivra de nombreuses années, une fois son doctorat en poche, en soit venu à définir la citoyenneté par des critères religieux en multipliant les lois discriminatoires excluant Arabes et Juifs non orthodoxes.
Sa critique du modèle israélien fait mouche et constitue une indispensable mise en lumière du paradoxe de ce pays né des persécutions mais qui en vient à reproduire des logiques oppressives. Autant de « schémas culturels » hérités de la diaspora qui, s’ils furent vitaux pour la survie du peuple juif, sont intenables pour former et faire fonctionner un État, exigeant un cadre où rassembler différents groupes religieux et ethniques.
La « haine vertueuse »
De fait, au cœur de la réflexion d’Eva Illouz, il y a cette préoccupation pivot : la disparition progressive d’un monde factuel commun. Comme elle l’expose dans Le 8-Octobre. Généalogie d’une haine vertueuse, publié cet automne chez Gallimard dans la collection « Tracts », il faut voir dans la réaction de la gauche mondiale aux massacres du 7 octobre 2023 un cas d’école de cet effondrement.
« Depuis ce jour, il semble que nous n’ayons même plus de faits ni de réalité en commun. Les opinions ne se contentent plus de diverger. C’est la réalité même qui semble se dérober », observe-t-elle. « La nouveauté, c’était la jubilation devant les atrocités et l’impossibilité de se mettre d’accord sur une base factuelle commune. »
Aussi, Illouz met en garde contre une dynamique où le visuel remplace l’analyse, avec des raccourcis analogiques brouillant la compréhension historique. Elle critique férocement l’importation de cadres narratifs américains – l’esclavage ou la ségrégation raciale – dans le conflit israélo-palestinien, pratiquée notamment par Ta-Nehisi Coates, star intellectuelle outre-Atlantique, un contre-modèle selon la sociologue.
Parce que cette tendance mène à de graves distorsions transformant Israël en une « structure mythique ». Soit un paradigme du mal et un rôle autrefois réservé aux Juifs dans les récits antisémites européens. Telle est la « haine vertueuse ». Un antisémitisme déguisé en combat moral. À ses yeux, « la seule position plausible de la gauche aujourd’hui est de soutenir la paix au Moyen-Orient. Tout autre discours appartient à un registre de guerre ».
S’ancrer dans le particulier
Contrairement aux morales universalistes ou normatives, Eva Illouz défend une approche enracinée dans le particulier. « La morale que je défends est celle de la littérature, faite d’ambiguïté, de dilemmes et de paradoxes, explique-t-elle. La morale est concrète. Elle ne peut pas ignorer la particularité. » Ce qui exige une attention minutieuse aux contextes et aux singularités, un refus des simplifications idéologiques et des généralisations abusives.
« Juger une situation, au sens d’Arendt, c’est toujours s’ancrer dans le particulier. » Une morale des structures abstraites – comme celle promue par les discours décoloniaux – est incapable de saisir les dilemmes complexes des acteurs sociaux. Et c’est aussi ce qui nourrit sa défense de l’indépendance des sciences sociales. « Le savoir, c’est fait pour déranger, pour construire un édifice de questions, créer de l’incertitude là où on pensait être sûr, pas pour aligner une pensée sur une morale », insiste-t-elle.
Dans un monde polarisé, où les récits concurrents semblent irréconciliables, Eva Illouz fait de la quête de vérité une nécessité. « La vérité, c’est un horizon, pas un fait. Elle est toujours imparfaite, mais elle reste la seule chose capable de nous apporter un monde commun », déclare-t-elle. En ce sens, son travail ne se limite pas à l’analyse sociologique : il constitue un plaidoyer en faveur d’une reconstruction des bases du dialogue. Dans un contexte où les idéologies dominantes tendent à polariser et à simplifier, la chercheuse rappelle que la complexité, l’ambiguïté et le doute doivent rester au cœur de nos réflexions. Sa pensée invite à sortir des bulles idéologiques pour renouer avec un sens commun, une vérité partagée sans quoi jamais il ne sera de paix.
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