L’auteur dessinateur publie « Que faire des Juifs ? », œuvre chorale sur l’histoire de l’antisémitisme et formidable antidote à nos passions identitaires. Rencontre.
Le chien de garde, Bretzel, enfermé dans la pièce voisine, aboie à faire trembler les murs. Il faut s’asseoir avec son maître, Joann Sfar, pour que le molosse libéré, nous voyant paisiblement converser, vienne s’allonger, doux comme un agneau, à nos pieds. Comme si la bête avait mystérieusement compris ce que Sfar s’épuise à défendre dans son dernier ouvrage, Que faire des Juifs ? : aucune haine, aucune violence ne résiste, croit-il encore, à la conversation véritable.
Le succès de son précédent livre, Nous vivrons (1), écrit dans la sidération du 7 Octobre, avait mené Sfar, un peu partout en France, à la rencontre de ses lecteurs. « Les gens avaient besoin de parler, y compris de leur désarroi et de leur ignorance, et cela m’a redonné espoir, raconte-t-il. La conversation, dans ce pays, est déchirée, il faut la réparer. »
Français, laïque, juif culturel
Et c’est à cela qu’il s’emploie dans son nouvel ouvrage, Que faire des Juifs ?, une immersion d’une grande richesse dans l’histoire du judaïsme et de l’antisémitisme, plus de 500 pages, surtout, de conversations menées, de Paris à Tel-Aviv, avec des individus dont le 7 Octobre a bouleversé l’existence.
Des personnalités que ce drame a brusquement réduites, en France, à leur supposée identité, prises en étau entre une extrême gauche désormais ouvertement antijuive et une extrême droite qui les utilise comme des prises de guerre. Avec, en Israël, des journalistes, des soldats et des membres de sa propre famille paternelle pris eux aussi en étau entre la folie extrémiste du gouvernement Netanyahou et la passion antisémite qui anime, depuis des siècles, cette région du monde.
Avec de grandes figures aussi, Kessel, Zweig, Gary, Albert Londres, qui ont jadis décelé, avec une clairvoyance désespérée, ce moment où la joie furieuse de l’antijudaïsme s’était en leur temps réveillée. Avec les personnages, mythologiques ou historiques, de la Bible et de l’histoire juive.
Conversation constante avec lui-même, enfin. Maghrébin séfarade par son père, l’avocat André Sfar, qui fut militant de la cause algérienne, formidable vulgarisateur de l’histoire juive (2) et constamment menacé, en France, par l’extrême droite. Petit-fils, du côté maternel, d’un ashkénaze dont la famille fut décimée par la Shoah, un grand soldat qui, après avoir combattu en héros, mena une guerre, celle-là philosophique, contre le fanatisme des trois monothéismes.
Joann Sfar est donc tout cela à la fois, français, laïque, juif culturel, arabe de cœur, partisan d’une gauche que désormais il ne reconnaît plus, défenseur surtout de cette polyphonie intérieure que nos passions identitaires, hélas, ne tolèrent plus.
« Tous les lieux qui me fondent se contaminent de rage et de bêtise », dit tristement cet homme syncrétique, insulté et menacé de toutes parts, qui n’a jamais cessé de parler avec ses innombrables amis arabes et arbore désormais, lui qui naguère ne se vivait comme juif « que dix minutes par jour », une étoile de David et le signe du haï – « vie », en hébreu – bien en vue autour de son cou. « Je les porte depuis que les Juifs, en France, ont peur de se montrer »…
« Ils se croient de gauche »
Que faire des Juifs ? est aussi une œuvre de pédagogie qu’il entend brandir contre l’ignorance, si bruyante, de nos élites françaises. Une méconnaissance qui l’a frappé dans les amphithéâtres de Sciences Po et de la Sorbonne où il est allé débattre.
« Ces jeunes ne connaissent pas la différence entre un Juif et un Israélien, et ils ignorent la présence juive, millénaire, au Proche-Orient, soupire-t-il. Qu’ils soient scandalisés par le carnage qui se déroule à Gaza, comment leur en vouloir ? Mais au lieu de parler à tort de génocide, de reprendre les slogans du Hamas, qui, “de la terre à la mer”, veut faire disparaître les Juifs, qu’ils se fassent donc l’écho de ce que défend la presse de gauche israélienne, du fait que bien des soldats, là-bas, aussitôt leur uniforme enlevé, vont manifester contre le gouvernement. »
« Ils se croient de gauche alors qu’ils sont surinfluencés par Soral, par Dieudonné, poursuit-il Or négliger, comme le leur enjoignent délibérément Jean-Luc Mélenchon ou Dominique de Villepin, la rage antisémite qui est au cœur des conflits de cette région du monde, c’est ne rien comprendre, vraiment, au Proche-Orient. Mais je ne donne pas de leçons, je suis un portraitiste. Ce livre est d’abord un roman choral, l’histoire d’une bande de Juifs qui, depuis le roi David, ne sait pas où se mettre. »
« On s’est mutuellement souri »
Joann Sfar a accepté, lors de la dernière Gay Pride, de monter sur le char d’une association juive LGBT, et la scène donne les pages les plus drôles, peut-être les moins pessimistes, de l’ouvrage. « Les Juifs s’étaient fait virer de la Gay Pride de Londres et de Rome, explique-t-il. Non seulement les homosexuels et les trans sont très mal acceptés par la communauté juive, mais ils en prennent désormais plein la gueule, en tant que Juifs, dans leurs collectifs de défense des minorités : ils sont dans une détresse totale. »
« Le char a commencé à défiler avenue de Flandre, à Paris. Il y avait des Juifs ultrareligieux furieux à leurs fenêtres, on leur a envoyé des baisers et ils se sont marrés, raconte Joann Sfar. On a vu des gens avec des drapeaux palestiniens, et on s’est mutuellement souri. Tous les Arabes et les Noirs qu’on a croisés sont venus danser avec nous sur de la pop israélienne, c’était une joie puissante comme je n’en avais pas connu depuis très longtemps. » Sous la table, le féroce Bretzel, toujours inoffensif, étend ses pattes avec volupté. « J’ai dessiné ce livre pour cela, vous savez, conclut son maître à voix basse. Pour que l’on continue à se parler. »
(1) Aux Arènes. S’est vendu à 50 000 exemplaires. (2) André Sfar est l’auteur de centaines d’heures d’émissions de radio sur l’histoire du peuple juif, disponible sur Akadem.
« Que faire des Juifs ? », de Joann Sfar (Les Arènes, 576 p., 39 €). À paraître le 16 janvier.
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