Pour les Juifs de France, de longues années d’horreur et un sentiment d’abandon

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Dix ans après l’attaque terroriste perpétrée par Amedy Coulibaly à Paris, la communauté juive reste traversée par un profond malaise. Des tensions ravivées depuis le 7 Octobre et la hausse des actes antisémites.

Tandis que les frères Kouachi, auteurs l’avant-veille de la tuerie à Charlie Hebdo, sont retranchés dans une imprimerie à Dammartin-en-Goële (Seine-et-Marne), leur complice Amedy Coulibaly surgit, vendredi 9 janvier 2015 peu après 13 heures, dans un supermarché cacher situé Porte de Vincennes à Paris. Les clients terminent leurs courses avant le début du shabbat. A la première détonation, Zarie Sibony, l’une des deux caissières, laisse tomber le poulet surgelé qu’elle vient de scanner. «J’ai vu des gens courir, se précipiter à la réserve. J’entendais ce qui se passait mais je ne bougeais pas. Mon cerveau et mon corps étaient déconnectés. Cela a duré une trentaine de secondes», racontait-elle à Libération il y a près de cinq ans, venue d’Israël pour témoigner au procès des attentats de janvier 2015.

Pour se protéger, Zarie Sibony plonge finalement sous sa caisse : «A ma droite, il y a eu une autre détonation.» Le terroriste abat Philippe Braham, le client que la caissière vient de servir, sa première victime dans le magasin. La veille à Montrouge (Hauts-de-Seine), Amedy Coulibaly a exécuté une policière municipale, Clarissa Jean-Philippe, à proximité d’une synagogue et d’une école juive. Dans l’Hyper Cacher, il y aura trois autres morts : Yohan Cohen, Yoav Hattab et Michel Saada. Et une longue prise d’otages, qui s’achève vers 17 heures. Le terroriste a expliqué à ceux qu’il retient que «les frères Kouachi et lui étaient de la même équipe», qu’il était «venu mourir en martyr et venger le prophète».

«Sentiment de solitude»

Pour les Français de confession juive, la décennie de l’horreur a débuté, trois ans plus tôt. Lors de son équipée sanglante, le terroriste islamiste Mohammed Merah, après avoir abattu trois militaires d’origine marocaine et algérienne, des apostats aux yeux des jihadistes, opère un carnage, le 19 mars 2012 à l’école Ozar Hatorah à Toulouse, tuant un enseignant et trois enfants. «Les Juifs étaient en quelque sorte à l’avant-garde, subissant les premiers, à cette période, ce terrorisme», analyse le grand rabbin Moché Lewin, conseiller spécial du grand rabbin de France, Haïm Korsia. Traumatisés, les Juifs traversent l’épreuve de l’attentat de Toulouse avec «un sentiment de solitude», rappelle le président du Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif), Yonathan Arfi. Si l’attentat est condamné unanimement, il n’y a pas eu, à ce moment-là, de grande manifestation rassemblant la société française, comme lors de la profanation du cimetière juif de Carpentras en 1990.

L’attaque du 9 janvier 2015 contre l’Hyper Cacher lève un peu ce sentiment d’abandon. Il s’inscrit dans la logique théologico-politique des terroristes islamistes. «L’antisémitisme est structurant de la pensée jihadiste», analyse le politiste Haoues Seniguer, spécialiste de l’islamisme. Lorsqu’il publie son manifeste mondial en 1998, Oussama ben Laden appelle en effet à lutter «contre les croisés [c’est-à-dire les chrétiens, ndlr] et contre les Juifs». Selon Haoues Seniguer, l’antisémitisme des jihadistes n’est pas relié uniquement au conflit israélo-palestinien mais a des racines plus anciennes. «Il ravive une judéophobie qui s’appuie sur certains passages du Coran et sur les clichés de l’antisémitisme européen», précise le chercheur.

Pic de migration

Dix ans après l’attaque de l’Hyper Cacher, une question lancinante plane parmi les Français juifs. «S’il n’y avait eu que cet attentat, je me demande si la mobilisation populaire aurait été aussi large», s’interroge Moché Lewin, faisant allusion aux marches du 11 janvier 2015 qui avaient rassemblé 4 millions de personnes. En 2015, un profond sentiment d’insécurité s’installe, provoquant un pic de la migration vers Israël. Cette année-là, près 7 500 Français de confession juive s’y installent, un record. Si les chiffres de l’«alya» sont depuis redescendus, le malaise s’est creusé. Les assassinats à Paris de Sarah Halimi en 2017 et Mireille Knoll en 2018 ont alimenté ce climat anxiogène. «Beaucoup ont du mal à se projeter dans un avenir en France», relève Yonathan Arfi.

Quoi qu’il en soit, la crise est là. Et s’est accentuée depuis l’attaque terroriste du 7 octobre 2023 et la très violente riposte d’Israël dans la bande de Gaza. Conséquence de ces tensions radicales au Proche-Orient, les actes antisémites ont flambé en France et dans toute l’Europe, atteignant des niveaux inédits. En 2023, 1 676 actes ont été enregistrés en France, un record. L’année 2024 s’annonce tout aussi catastrophique : environ 1 500 actes antisémites, selon le président du Crif, avaient été répertoriés fin novembre. «Dans ce contexte, il est très difficile de commémorer les attentats de 2015. La guerre contre l’islamisme n’est pas terminée», martèle Yonathan Arfi. Ces jours-ci, des étoiles de David ont été retrouvées à proximité de l’Hyper Cacher ainsi que des graffitis antisémites sur la synagogue de Rouen (Seine-Maritime), qui avait subi une attaque le 17 mai 2024.

Fragmentation de la société française

Ce climat de tension grandissant correspond aux objectifs des jihadistes, qui ont durement frappé la France et l’Europe depuis une dizaine d’années, conformément à la théorie du «troisième jihad», élaborée au début des années 2000 par Abou Moussab al-Souri. Son projet était de provoquer une sorte de guerre civile dans un pays comme la France qui compte les plus importantes communautés musulmane et juive d’Europe, de susciter le rejet de l’islam pour inciter les musulmans à rejoindre les rangs jihadistes. «La victoire des jihadistes est de plus en plus patente», estime l’historienne Sylvie Anne Goldberg, spécialiste du judaïsme, pour qui la fragmentation de la société française grandissante en est une des marques principales.

La question de l’antisémitisme est, elle, redevenue centrale, déchire la gauche, provoque des fractures dans l’opinion publique, entraîne des bouleversements politiques. L’extrême droite, désormais le plus puissant soutien de la politique israélienne en Europe, s’est emparée de la question, se présentant, en France, comme le bouclier des Juifs. Parmi les Français juifs, un sentiment de trahison par la gauche s’est installé. «Il y a une radicalisation», déplore, pour sa part, Juliette Livartowski, productrice de podcasts juive, qui se revendique de gauche. Les prises de position de Serge Klarsfeld, figure emblématique de la communauté juive française, pendant les législatives de 2024, ont été un moment important de ce basculement. L’ancien chasseur de nazis affirmait sur LCI qu’en cas de deuxième tour opposant ces deux formations, il voterait plutôt pour le Rassemblement national que pour LFI. «Il y a une urgence pour la gauche, plaide Juliette Livartowski, à repenser la question de l’antisémitisme.»

par Bernadette Sauvaget

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