Dix ans après l’attentat de l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes, le grand rabbin de France, qui publie Ma vie avec Edmond Fleg (Gallimard), réfléchit à ce que signifie et implique aujourd’hui le fait d’être juif et français dans un monde toujours aussi violent à l’égard de cette communauté.
LE FIGARO. – Qu’est-ce que l’attentat de l’Hyper Cacher, où quatre personnes ont été tuées par un terroriste islamiste, a changé dans la communauté juive française ?
Haïm KORSIA. – À ce moment-là, on a perdu nos illusions sur le monde, on a été confrontés à un sentiment d’isolement. La marche républicaine du 11 janvier aurait-elle eu la même ampleur, si ce n’était que pour les morts de l’Hyper Cacher et pas aussi pour des policiers et des journalistes ?
Au lendemain de l’attentat de l’Hyper Cacher, le premier ministre, Manuel Valls, avait ces mots : « La France sans les Juifs n’est plus la France. » Comment les comprenez-vous ?
Nous, les Juifs, ne sommes pas en France de manière contingente, nous formons une part de la France et de son génie. Sans nous, mais aussi sans les autres citoyens, le pays ne serait plus le même. On avait besoin d’entendre ces mots à ce moment-là, sans quoi on aurait pu incliner à abandonner la part juive de nous-mêmes pour espérer être aussi Français que les seuls Français. Or, la France n’est grande que de la multiplicité des identités qu’elle accueille et porte en elle.
En hébreu, France se dit Tsarfat : un creuset d’orfèvre où des métaux différents font un alliage unique ; s’il manque un seul métal, ce n’est plus le même alliage. Cela s’explique par la dimension universelle de la France. En effet, depuis la proclamation de la République et l’acte d’émancipation du 27 septembre 1791 qui offrit aux Juifs la pleine citoyenneté, la France assume une transcendance et incarne des valeurs qui sont communes avec le judaïsme.
Comment concilier une double identité, à la fois juive et française ?
On confond assimilation et intégration : l’assimilation oblitère toutes les appartenances, quand l’intégration prend en compte ce qu’on est et nous permet de nous intégrer dans un espace plus large. Il ne s’agit pas de se renier et de vouloir être plus français que les Français, mais d’assumer ce que nous sommes pour être intégrés dans un ensemble qui est enrichi par notre apport. Il y a un terme pour cela : le franco-judaïsme. C’est l’union particulière de l’âme française et de l’âme juive, cette façon de voir l’espérance comme un moteur profond de la société, et la fraternité comme une exigence à construire. La République et le judaïsme partagent un même combat.
Vous dites des textes d’Edmond Fleg (l’une des grandes figures du judaïsme français du XXe siècle, NDLR ) qu’ils sont « profondément juifs et en même temps largement universels, ce qui d’une certaine manière est un peu la même chose » . Comment « le peuple élu » touche-t-il toute l’humanité ?
Le judaïsme n’a jamais vécu volontairement dans l’enfermement, il a toujours eu une dimension universelle. Israël n’est pas le peuple élu pour être au-dessus des autres, c’est le peuple élu pour être responsable de tout ce qui se passe dans le monde. Comme l’exprime un merveilleux poème de Fleg, dans Pourquoi je suis juif : « Je suis juif parce qu’en tous les lieux où pleure une souffrance, le Juif pleure » ; c’est ça, l’universalité juive. On retrouve la même implication universelle dans la France républicaine, qui se sent responsable du Liban, des chrétiens d’Orient, de tant d’autres combats dans le monde. Cette aspiration à l’universel est profondément ancrée dans les gènes de la France. Il y a une parenté entre les idéaux juifs et français, dans la conscience commune d’une responsabilité du monde.
Comment Edmond Fleg, lecteur de l’Action française et tenté par la conversion au catholicisme, est-il devenu juif ?
Dans un climat d’antisémitisme, la naissance de son fils est l’élément déclencheur. Fleg se dit qu’il doit d’abord savoir qui il est pour pouvoir lui transmettre son identité. Selon le rabbin Jaïs, « être juif, c’est avoir des petits enfants juifs » : être quelque chose sans le transmettre, et sans transmettre l’obsession de transmettre, c’est ne plus l’être. Grâce à la rencontre d’Israël Zangwill, il va avancer sur ce chemin un peu à la manière du patriarche Abraham qui découvre par son raisonnement la présence de Dieu. Il va retrouver ensuite son lien au judaïsme par sa réflexion, ce que je trouve profondément émouvant.
Comment les Juifs français vivaient-ils leur foi à l’époque d’Edmond Fleg, et comment la vivent-ils maintenant ?
Il s’agissait alors d’être français à l’extérieur et juif chez soi : c’est ainsi qu’était conçu le contrat moral sous la IIIe République. Or, c’était intenable et supposait une schizophrénie permanente, voire l’amputation d’une part de soi. Aujourd’hui, on assume parfaitement notre double identité, sans antagonisme. La laïcité est une des plus belles choses qui soient. Un État qui est neutre religieusement et qui garantit la liberté de pratique religieuse permet à tout citoyen de vivre pleinement sa foi.
Comment lutter contre l’antisémitisme ?
C’est complexe, parce que l’antisémitisme n’a besoin d’aucune justification dans le réel pour s’imposer. On dit maintenant qu’il résulte du conflit avec la Palestine, mais avant 1948 il était déjà tenace. Avant-guerre, les Polonais reprochaient ainsi aux Juifs d’être pauvres, marginaux : pas assez polonais. Au même moment, les Allemands leur reprochaient leur réussite et leur maîtrise de la culture allemande : d’être trop allemands, en somme. De ce fait, la lutte contre l’antisémitisme implique la bonne transmission du judaïsme. Nous avons le devoir d’expliquer ce qu’est le judaïsme : à l’école, on en parle un petit peu avec les Hébreux, puis avec l’affaire Dreyfus et la Shoah, mais il y a tant d’autres choses à dire sur le judaïsme en France. Lutter contre l’antisémitisme, c’est aussi et surtout présenter le judaïsme sous une forme positive.
L’antisémitisme est-il le révélateur d’un mal plus profond dans une société ?
Les sociétés qui laissent prospérer l’antisémitisme finissent par pourrir de l’intérieur, car l’antisémitisme est le début d’une haine de soi, qui mène la société à sa désagrégation. De plus, les Juifs ont souvent joué le rôle de poseurs de bombes conceptuelles : c’est une religion étonnante qui apporte plus de questions que de réponses. Ce sont souvent les Juifs qui posent les questions auxquelles on ne pense pas, sur lesquelles la réflexion engagée fait avancer la société.
Par Antoine de Lagarde
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