A Saint-Mandé, dix ans après l’attentat de l’Hyper Cacher, «on n’oublie pas, mais on évite d’y penser»

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Dans la commune cossue, voisine de l’Hyper Cacher, où vit une importante communauté juive, les habitants disent se sentir bien mais demandent une sécurité plus visible.

Interrogez quiconque se trouvait là, l’après-midi du vendredi 9 janvier 2015, près de la Porte de Vincennes, et s’égrèneront les mêmes descriptions. Ces écrans de télé où défilaient les images de l’Hyper Cacher et ses alentours, proches du périphérique de l’Est parisien. Surtout le bruit des sirènes. Les détonations. Les voitures policières partout dans le périmètre. Les rues désertes. Commerces, écoles, habitations confinées. Circulation coupée. «Comme une scène de guerre», souffle une riveraine. Les rumeurs laissent place à la sidération. A quelques heures de shabbat, une vingtaine de personnes sont prises en otages, quatre tuées. Les semaines suivantes, les forces de l’ordre restent en nombre dans les environs. L’Hyper Cacher rouvre deux mois plus tard. «Tout le personnel a changé», nous assure un employé, qui ne peut pas s’exprimer davantage. Les années ont passé.

Aujourd’hui les clients entrent et sortent du supermarché ; certains font rouler leur cabas, d’autres tiennent un sac aux couleurs de l’enseigne. Les habitués se saluent. On peut croiser Sylvain, retraité posté «plusieurs fois par semaine» vers l’entrée avec son panier en osier. Il reste des heures, aide parfois le personnel ou les clients, discute. «On n’oublie pas, mais on évite d’y penser», convient-il. Il y a bien cette plaque commémorative pour rappeler le douloureux événement, posée discrètement dans un coin de la façade.

«J’ai des flashs quand je viens», admet une cliente, la cinquantaine, qui a suivi les faits de chez elle, à cinq minutes d’ici. Elle a mis du temps à revenir. La douleur est toujours là. Mais «la vie a repris». Beaucoup prononcent ces mots à Saint-Mandé. L’attentat y a une place particulière : une vingtaine de mètres seulement séparent la commune du Val-de-Marne du supermarché. «L’Hyper Cacher est rattaché au XXe arrondissement de Paris, mais il fait partie de notre paysage quotidien», souligne le maire LR Julien Weil, adjoint en 2015. Certains otages étaient de la ville. La municipalité a inauguré un jardin mémoriel en 2016.

A en croire les Saint-Mandéens, l’attentat n’aurait pas entaché la bonne réputation de cette commune huppée. Un kilomètre carré niché entre Paris, Montreuil et Vincennes, bordé par le bois. Une rue principale garnie de commerces, le reste surtout peuplé d’immeubles et de maisons. «Une ville où il fait bon vivre», résument beaucoup. Avec une communauté juive importante – environ un tiers des 21 000 habitants.

«Ça ne finira donc jamais»

A la Passerelle, club de loisirs local, on a dû se calfeutrer cet après-midi-là. L’association se réunit toujours les vendredis, dans le centre de la ville. De l’attentat, ces retraités disent ne pas vraiment reparler. Beaucoup ne fréquentent pas le magasin ; mais quand même, c’était chez eux. Après Charlie HebdoMontrouge, avant le Bataclan puis Nice. «On dit que c’est triste, que c’est grave. Ce sont des mots bien faibles par rapport à ce qu’on a ressenti, réfléchit Sylvie, entre deux coups de pinceaux sur son aquarelle. Mais je n’ai pas peur.» La septuagénaire ajoute : «Depuis, je suis plus attentive aux autres, notamment les juifs. J’ai pris conscience de leur vulnérabilité.»

Martine passe pour compléter son inscription annuelle, mais tire quand même une chaise. Pour raconter son vécu de Juive, ces remarques antisémites que cette ancienne dentiste n’a jamais cessé d’entendre. Sa gorge se serre un peu plus quand elle parle de l’Hyper Cacher, des autres drames depuis. «Ça ne finira donc jamais…»

Dans la communauté juive de Saint-Mandé, le souvenir est d’autant plus douloureux que, pour beaucoup, ce supermarché est un lieu quotidien. D’autres attaques ont précédé et ont suivi. Tous citent le 7 octobre 2023 : traumatisme «plus récent»«existentiel». Les actes antisémites ont bondi. A nouveau, ces tensions se répercutent sur la commune : à la veille des commémorations, des étoiles de David ont été taguées sur des bâtiments. «Ici, on se sent peut-être plus forts parce qu’on est nombreux. Je me dis que c’est aussi un lieu de tentation pour des fous qui voudraient nous cibler», remarque Michel Haïm, président de l’association locale Cordoba, qui organise des conférences sur les religions. Il dénonce les amalgames «dans les médias»«de l’extrême gauche» sur l’antisémitisme et le conflit au Proche-Orient.

«Le message politique n’est pas à la hauteur du sentiment d’insécurité dans la communauté», fait valoir Alain Assouline, président du centre communautaire Rachi et adjoint municipal. Les deux hommes se disent tout de même satisfaits de la réponse locale, notamment sécuritaire. Ligne revendiquée par le maire : «La ville est très vidéoprotégée, avec une vigilance pour les lieux sensibles. La police municipale est présente matin, midi et soir devant les écoles publiques», soutient Julien Weil.

Au centre Rachi, la sécurité a été sérieusement renforcée depuis 2015 : sas blindé et gardien. «C’était une demande des fidèles, l’attentat a accéléré les choses», convient Alain Assouline. Depuis une dizaine d’années, chaque conférence de l’association de Michel Haïm est gardée.

Cohésion immuable

Ce même besoin se retrouve dans les écoles. Devant l’une d’elles, publique, les cartables multicolores disparaissent dans la cour de récré. Matin de rentrée. «Bonne année !» «Alors, ces vacances ?» Il n’est pas question de l’Hyper Cacher aujourd’hui. Mais le sujet revient régulièrement lors de réunions parents-enseignants, affirme une mère. Son aînée était encore à la crèche il y a dix ans, hors du périmètre confiné. D’autres ont fait face aux grilles fermées. «Pendant longtemps, certains refusaient que les enfants prennent le métro pour les sorties. Après le 7 octobre, beaucoup n’étaient pas rassurés.»

A une centaine de mètres, d’autres adultes et jeunes enfants pénètrent sans attendre dans un bâtiment. L’adresse est celle d’une école confessionnelle. Illana en sort, viennoiserie à la main. «On demande plus de sécurité, comme un gardien devant l’école. Dans la communauté juive, on est habitué à faire attention.» Cette prof de 35 ans n’a jamais abordé l’attentat avec ses enfants : «Ils vont souvent à l’Hyper Cacher, je ne veux pas les traumatiser.» Elle leur parle quand même d’antisémitisme, de vigilance – une casquette plutôt qu’une kippa dans la rue. Du 7 octobre – «on a bien dû expliquer nos larmes». Mais Illana ne compte pas partir. «Je ne veux pas que ce soit par peur. On n’est à l’abri nulle part, ça reste sécure ici.»

Plus au nord, à deux pas de l’Hyper Cacher, deux hommes emmitouflés papotent à côté de la boucherie. Sans vraiment prêter attention aux passants. Ils sont loin, les premiers mois de 2015. «On se méfiait du moindre inconnu. On disait aux enfants de ne pas traîner devant», retrace Mouloud, 78 ans. Musulman comme son voisin, il insiste sur la solidarité intacte de cette grande résidence crème où il vit depuis quarante-cinq ans. «On se connaît presque tous. Il y a toutes les religions ici.» Meziane hoche la tête en frottant ses doigts. «Ils n’ont pas réussi à casser notre cohésion.»

par Apolline Le Romanser

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