Dans « Après Dieu », l’avocat de « Charlie Hebdo » narre sa nuit dans la crypte du Panthéon et son dialogue avec Voltaire, grand précurseur de la laïcité.
Avocat des esprits libres et irrévérencieux de Charlie Hebdo, Richard Malka publie Après Dieu, un précieux manuel de survie intellectuelle dans un monde toujours plus intolérant. Il y poursuit son combat engagé bien avant ce funeste 7 janvier 2015, celui de la défense du droit de rire, de blasphémer et de penser librement. Il a, pour écrire ce nouveau livre, passé une nuit au Panthéon en tête-à-tête avec Voltaire, avec cette question obsédante : par quoi remplacer Dieu dans un monde qui vacille ? Entretien.
Le Point : La France est-elle encore « Charlie » ?
Richard Malka : Ce pays est viscéralement attaché à une culture de l’irrévérence qui remonte loin. Rabelais, Voltaire, Louis-Philippe caricaturé en poire, les violentes satires de l’Église autour de la loi de 1905 et, en faisant un grand saut dans le temps, Desproges, Les Guignols de l’info, Charlie… Ce peuple, bien plus que d’autres, s’inscrit dans une tradition iconoclaste, parfois grivoise, irrespectueuse à l’égard des dogmes, des totems et des pouvoirs.
Pour moi, qui regarde ce pays avec la distance d’un enfant de l’immigration, la France postrévolutionnaire se confond avec l’idée de liberté. Il y a eu des attentats contre des prêtres, des policiers, des professeurs, des juifs… mais c’est la liberté d’expression qui a réuni 4 millions de personnes dans la plus grande manifestation jamais recensée, le 11 janvier 2015. Quel autre symbole mobilise si massivement ?
Dix ans après les attentats, « Charlie Hebdo » peut-il encore exister sereinement ?
On ne sera plus jamais sereins. Mais, à rebours des idées reçues, notre persévérance paie. Le 7 janvier sortira une grande étude de l’Ifop, réalisée avec la Fondation Jean-Jaurès, sur l’acceptation du rire, de la caricature religieuse, du dessin de presse et du blasphème. C’est un thermomètre, et les résultats sont étonnants. L’adhésion à ces libertés a considérablement augmenté entre 2015 et aujourd’hui. L’étude conclut que nous avons gagné. Au demeurant, je ne peux pas me déplacer dans une université, intervenir dans des conférences auprès de milliers de jeunes élèves sans ressentir l’adhésion d’une immense majorité d’entre eux à ces valeurs.
Cette adhésion augmente dans tous les segments de population… sauf chez les adhérents de LFI, où le rejet de notre liberté d’expression est majoritaire, ce qui, s’agissant d’une population se situant à gauche, est un comble. À l’extrême droite aussi, les réserves sont grandes sur le dessin de presse, mais cela est davantage attendu, de même que dans la communauté musulmane. Cependant, on peut voir le verre à moitié plein en constatant que plus de 50 % des musulmans admettent même le droit au blasphème. C’est plus que les protestants.
Ce n’est malheureusement pas cette moitié qui est valorisée par une partie de la gauche qui désespérerait Voltaire. Le biais pessimiste de notre perception provient probablement du fait que ceux qui bénéficient plus que d’autres de la liberté d’expression – les milieux culturels ou intellectuels – sont ceux dont les discours sont les plus moralisateurs et convenus, si ce n’est hostiles. On les entend donc beaucoup, mais ils restent très minoritaires, alors, ne nous laissons pas impressionner. Que chacun use de sa liberté d’expression, partout et tout le temps, en particulier à l’égard des religions.
Et vous, comment votre vie a-t-elle changé depuis l’attentat contre « Charlie Hebdo » ?
Pour un amoureux de la liberté, c’est parfois difficile. Il n’y a plus vraiment de place pour l’improvisation, et cela pèse. Il y a aussi la perte d’un sentiment de légèreté, d’insouciance. Étrangement, plus le massacre s’éloigne dans le temps, plus il est présent en moi.
Pour écrire ce livre, vous avez passé une nuit dans la crypte du Panthéon, à dialoguer avec Voltaire… Quels conseils vous a-t-il donnés pour bien vivre cette époque ?
Voltaire s’est battu toute sa vie, contre le roi, les aristocrates, la France – qu’il a dû quitter pour l’Angleterre, la Prusse puis la Suisse –, et surtout contre la religion. Il a fait preuve d’un grand courage en défendant Calas, Sirven et le chevalier de La Barre. Il a aimé aussi la marquise et mathématicienne Émilie du Châtelet ; il a écrit énormément et a détesté, avec beaucoup de drôlerie, Rousseau, qu’il considérait comme un gueux, et en face duquel il repose pour l’éternité. Il faut croire que cette alchimie conserve, car il a vécu jusqu’à 84 ans, ce qui était un exploit pour l’époque.
Qui sont les nouveaux Voltaire d’aujourd’hui ?
Les arrière-arrière-petits-enfants de Voltaire, qui n’a d’ailleurs pas eu d’enfant, ce sont mes amis de Charlie Hebdo ! Ils sont ses descendants par leur irrévérence et, de temps en temps, leur cruauté de plume. Voltaire crucifiait ses adversaires de ses réparties cinglantes. Il a mené plus que tout autre un combat contre ce que j’appelle la religion déraisonnable, la religion non critique, qui ne doute pas, qui est un instrument d’oppression. Charlie aussi.
Votre livre s’intitule Après Dieu, et une question obsédante le traverse : « Par quoi remplacer Dieu ? »… Votre conclusion ?
Je ne vais pas dévoiler la réponse ! Je pose cette question à Voltaire. C’est la raison pour laquelle j’ai choisi de me rendre au Panthéon : pour en parler avec celui qui a été un précurseur de la laïcité et qui a inspiré les révolutionnaires dans leur désir de déchristianiser la France. Ils ont toutefois compris très tôt qu’on ne pouvait pas remplacer la religion par… rien. C’est impossible. Ça ne marche pas.
Alors, on a cherché à inventer des religions républicaines : le culte de l’Être suprême du déiste Robespierre, le culte de la Raison des hébertistes athées. Puis, un siècle plus tard, les laïcs, Ferdinand Buisson et Jules Ferry en tête, ont pensé pouvoir la remplacer par la culture du beau, du bon et du vrai, c’est-à-dire l’art, la morale et la science. De son côté, Auguste Comte, philosophe dont l’influence a été majeure à la fin du XIXe, a conçu son positivisme comme une véritable religion du progrès et de l’humanité. Le communisme aussi a été une sorte de religion. Tout cela n’a fonctionné qu’un temps, et le retour du fait religieux est patent.
Comment expliquez-vous ce phénomène ?
J’y consacre ce dialogue imaginaire avec Voltaire, voire avec Jaurès, Gambetta, Zola, qui sont venus me parler durant ma petite heure de sommeil, un lit m’ayant été installé au pied de la statue de Voltaire, qui est le plus ancien pensionnaire de ce lieu depuis que les révolutionnaires en ont expulsé la dépouille de Mirabeau. Mon sujet n’est évidemment pas la religion sécularisée, que des millions de croyants de toutes obédiences vivent intimement, comme une morale, une éthique, sans prosélytisme et de manière apaisée, mais la religion dogmatique, politique, celle qui commande, ordonne, refuse toute émancipation, maintient en état d’esclavage, constitue un instrument de pouvoir et de domination au service de gourous prédicateurs, de milliardaires qataris ou d’illuminés terrifiés par l’idée de perdre leur pouvoir sur les femmes ou les minorités.
Je parle de cette religion-là, qui enchaîne, qui veut tout fondre dans le même moule et qui est la névrose obsessionnelle de l’humanité, pour citer Freud. Durkheim constatait que la croyance dans le divin était irrémédiablement attachée à la condition humaine, car nous avons besoin d’une transcendance ou au moins d’un sens, sinon la vie devient un non-sens. J’ai eu besoin de Voltaire pour savoir s’il y avait un moyen d’en sortir.
Vous racontez qu’une jeune femme voilée est venue vous demander une dédicace de votre précédent livre, Le Droit d’emmerder Dieu…
Je n’ai pas osé lui demander le sens de sa démarche. Je crois qu’elle avait autant envie d’en parler que moi, mais j’ai eu peur d’être indélicat. Je sais que les raisons qui poussent à porter le voile sont complexes. On peut le porter et être parfaitement républicaine. Je raconte aussi ne jamais avoir vu ma propre grand-mère, originaire du Maroc, sans son foulard. Je sais aussi que, dans certains quartiers, on n’a plus vraiment le choix.
Mais le voile est un symbole qui dépasse les motivations de celles qui le portent. Le voile a un sens autonome : celui d’un patriarcat moyenâgeux, d’un repli identitaire, d’une contre-société religieuse. Comme je le dis à Voltaire, qui ne partage pas forcément mon avis sur le sujet, ce sont évidemment les hommes, et non Dieu, qui imposent aux femmes de se cacher le visage ; cela, personne ne peut le contester. Ce commandement ne figure même pas dans le Coran. Que des masculinistes défendent le voile, je veux bien, mais qu’on ne vienne pas faire de ce symbole d’oppression de millions de femmes dans le monde une histoire de liberté.
J’évoque cette étudiante algérienne égorgée pour ne pas l’avoir porté et toutes ces femmes iraniennes qui perdent leur vie ou leur liberté. Défendre le voile au nom de la liberté, quand on est un jeune Occidental bien au chaud, est une infamie. Ils ne s’en rendent pas compte, mais ils défendent un apartheid de genre.
Le 7 Octobre a-t-il changé quelque chose dans l’exercice de la liberté d’expression ?
Je suis mal à l’aise avec certaines procédures engagées après le 7 Octobre. Des deux côtés : ceux qui ont poursuivi les auteurs de propos pro-Palestine très durs envers Israël et ceux qui ont voulu faire taire judiciairement ceux qui les accusaient d’être antisémites. Tout cela doit être discuté et relève du débat, pas de la judiciarisation, sauf cas extrême. Pour autant, vouloir supprimer le délit d’apologie du terrorisme, conformément à la proposition de loi qui a été déposée, est une pauvre provocation qui repose, en outre, sur une inquiétante inculture juridique. Les juges sont là pour écarter les procédures abusives.
À propos de l’emprisonnement de Boualem Sansal en Algérie, comment expliquez-vous que toute une partie de la gauche reste silencieuse ?
Ils sont de tous les temps, ceux qui se prétendent de gauche et qui pactisent avec les pires dictateurs, les pires idéologies sanguinaires. Ils sont de tous les temps, les complices du stalinisme, du maoïsme, du génocide des Khmers rouges et ceux qui osent aujourd’hui traiter de suprémaciste un écrivain de 80 ans jeté en prison pour ses livres. Mais comment font-ils pour se regarder en face ?
Si Madame Rousseau était emprisonnée pour ses opinions quelque part dans le monde, j’oublierais tout ce qui me sépare de ses idées jusqu’à ce qu’elle recouvre sa liberté. Ce sont les mêmes qui calomniaient Soljenitsyne et son Archipel du Goulag, Camus ou Simon Leys. Ils sont l’obscurité et la malhonnêteté de tous les temps.
Dans votre réflexion sur le fait religieux, vous rompez avec cette idée très installée qui voudrait que l’islamisme n’ait rien à voir avec l’islam. Pourquoi ?
C’est probablement mon chapitre le plus délicat, mais il me fallait bien aller au fond des choses. L’idée de ce livre était d’approfondir ma réflexion sur le sujet religieux, c’est-à-dire sur le continuum entre une religion et sa version intégriste. Vous diriez que l’Inquisition n’a rien à voir avec le christianisme ? Toutes les religions produisent leur fanatisme. Le problème, c’est quand cette version intégriste ou politique devient dominante.
Or, en Europe, sous différentes influences et logiques que je tente d’analyser, il y a un mouvement d’absorption de l’islam par l’islamisme. Et les premières victimes en sont les femmes et les hommes de culture musulmane qui veulent vivre libres, boire de l’alcool le jour de l’Aïd sans subir une agression violente, comme ce fut le cas à Bordeaux, ne pas avoir à prier cinq fois par jour, ne pas faire le ramadan, vivre dans l’égalité des sexes… sans être qualifiés de traîtres par des bourgeois qui ne peuvent concevoir que des musulmans s’éloignent du rigorisme. Le vrai racisme bien rance et paternaliste est du côté de ceux-là.
Pendant des siècles, c’était l’État, la justice et la police qui réprimaient la liberté d’expression contre les citoyens qui en demandaient davantage. On a le sentiment que le phénomène s’est vraiment inversé…
Jamais, dans l’histoire de l’humanité, le droit n’a été aussi protecteur de la liberté d’expression. Et c’est à ce moment qu’une partie du peuple demande sans cesse des restrictions de cette liberté, sous prétexte d’un prétendu respect des sensibilités. C’est aussi pour traiter de ce danger que j’ai voulu écrire ce livre. « Parler de liberté n’a de sens qu’à condition que ce soit la liberté de dire aux autres ce qu’ils n’ont pas envie d’entendre », disait Orwell.
Être choqué ou blessé de temps en temps, c’est mieux que de vivre en dictature, ça peut même être utile. La liberté fait peur, c’est insécurisant, inconfortable, dangereux, mais c’est tellement mieux que d’être transformé en pantin par de pseudo-savants interprétant des textes obscurs écrits il y a des milliers d’années. Douter en permanence est douloureux, mais tout vaut mieux que de choisir de vivre enchaîné par des absurdités.
« Après Dieu », de Richard Malka, Stock, janvier 2025, 208 pages, 19,50 euros.
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