Portrait : Sophia Aram, trêve de plaisanterie

Abonnez-vous à la newsletter

Longtemps, elle a été l’une des humoristes phares de France Inter. Mais, depuis plusieurs années, le ton de ses chroniques tient davantage du pamphlet que de la blague. Car Sophia Aram estime que ses valeurs cardinales, la laïcité et la lutte contre l’antisémitisme, sont en danger. Une menace incarnée à ses yeux par La France insoumise, sur laquelle elle concentre l’essentiel de ses saillies.

La salle de spectacle de La Ciotat, dans les Bouches-du-Rhône, est encore vide, ce 28 novembre. L’heure est aux derniers réglages pour la régie de La Chaudronnerie. Sophia Aram teste le son en poussant dans les aigus la voix de crécelle de Laurène, personnage phare de son one-woman-show, Le Monde d’après. Une caricature de jeune femme woke, qui dessine des « cœurs avec la main » et des « vagins avec les doigts », en soutien « aux personnes racisées ». « Attention, avec elle on fait à chaque fois péter les sonotones », prévient l’humoriste, qui connaît son public – « pas des très jeunes, même si ça arrive qu’il y en ait ».

Bernard et Armelle Vieau, paisible couple de retraités, ont le sentiment de braver un interdit, ce soir. Leur fille s’est émue en apprenant qu’ils assistaient à la représentation : « Vous allez voir Sophia Aram ? Mais elle devient raciste ! » « Elle est de moins en moins de gauche », a commenté plus sobrement leur fils, qui, dans le schisme des églises de l’humour de France Inter, lui préfère Guillaume Meurice.

Le placide Bernard, septuagénaire à l’impeccable CV de baby-boomeur (barricades en Mai 68, électeur déçu de François Mitterrand, soutien déboussolé d’Emmanuel Macron), ne s’est pas laissé ébranler. « J’essaye d’être dans le camp des gens intelligents, assure cet ancien dirigeant d’entreprise, même si je ne sais plus vraiment où ils sont. » Ce qui lui fait un point commun avec la vedette de la soirée, perdue dans le brouillard d’une gauche qui ne lui ­ressemble plus.

Les lumières s’éteignent. L’humoriste a quitté ses derbies pour des baskets. Elle danse, grimace et parcourt l’estrade, plus sautillante que légère. « On peut rire avec Dieu, à condition d’être sous protection policière », clame-t-elle. L’esprit de sérieux qui a dévoré son billet sur France Inter, tous les lundis, à 8 h 55, est tenu en laisse, même s’il peut mordre.

« La Sonia Mabrouk de l’humour »

Sa pente est toujours la même depuis son premier spectacle, en 2007 : consternée, engagée, athée. La pente est juste devenue un peu plus raide. Si l’extrême droite, les islamistes, les antivax ou les « gilets jaunes » reçoivent leurs coups de chevrotine, c’est surtout la gauche qui ressort du spectacle les deux pieds devant.

« Je suis devenue une vraie connasse de droite, la Sonia Mabrouk de l’humour », plaisante sur scène Sophia Aram, en référence à la journaliste de CNews. Puis elle ajoute, sérieuse : « Je n’ai pas bougé d’un poil, c’est la gauche qui a changé. » Ses contempteurs soulignent pourtant que l’humoriste épargne Emmanuel Macron et la droite. Ses soutiens, eux, la projettent en vaillante représentante de l’esprit libertaire de Charlie Hebdo.

Sophia Aram est surtout devenue une drôle de comique, qui ne veut plus rire, et préfère, à 51 ans, faire rayonner ses engagements. Ceux d’une gauche « universaliste, laïque, refusant la pente du wokisme, dénonçant l’islamisme pour ce qu’il est », selon une définition offerte par l’ancien premier ministre Bernard Cazeneuve – un proche, qui se « reconnaî[t] totalement dans ce qu’elle dit ».

Les deux complices se sont retrouvés, en août, à l’anniversaire d’un ami commun, un certain François Hollande, qui fêtait ses 70 ans dans sa maison de Tulle, en Corrèze. Prudent, l’ancien président de la République estime pour sa part que « Sophia Aram est une très belle figure ». « Elle a été acclamée, elle est aujourd’hui attaquée », constate-t-il. Cet été, par exemple, l’aile gauche des réseaux sociaux est encore tombée sur l’humoriste, coupable de s’être moquée du voile d’une sportive néerlandaise aux Jeux olympiques, noué comme si elle sortait du « hammam ».

Obsessions et jugements définitifs

A La Ciotat, au moins, tout le monde l’applaudit. Y compris Stéphane Bern. L’animateur, de passage dans la station balnéaire pour tourner une série policière dont il est le héros, monte dans les coulisses de La Chaudronnerie pour célébrer le « courage » de son amie. Lui-même, songe-t-il, ne pourrait pas se permettre le quart de ses insolences, au risque d’être « annulé » par l’époque. « Oui, homme blanc de plus de 50 ans… », décrypte-t-elle.

Les deux se comprennent et se connaissent depuis longtemps. Bern l’avait recrutée en 2007, pour son émission « Le Fou du roi », sur France Inter, afin d’arranger chaque semaine le portrait d’un invité. Laurène était déjà un personnage récurrent de l’univers aramien, tout comme la tante Fatiha, fausse naïve à l’accent arabe surjoué, qui feignait d’être exploitée par l’animateur, dépeint en maître de maison tyrannique.

Trois ans plus tard, Sophia Aram grimpait à l’étage de la matinale de la désormais première radio de France (5 millions d’auditeurs en novembre 2024), pour ne plus la quitter. Cela fait quatorze ans que ça dure. La tante Fatiha, depuis, houspille surtout les barbus intégristes qui refusent de lui serrer la main. Mais, le problème, c’est que ce jeu laisse trop souvent la place au « moi, je… », reprochent certains au sein de Radio France.

Ces voix, qui s’expriment hors micro, se disent « prises en otage » par les obsessions de l’humoriste (La France insoumise), ses jugements de plus en plus définitifs (contre La France insoumise) et la virulence de son affrontement médiatique avec l’ex-bande de Charline Vanhoenacker et Guillaume Meurice (assimilée à La France insoumise). Comme si les amuseurs, à l’heure du grand affaissement de la parole officielle, jugeaient de leur devoir d’animer la guerre des gauches à la place des politiques.

« Dépitée par l’époque »

« Sophia est en mission, observe Léa Salamé. Ce n’est pas “mission légèreté-faire-rire”, mais “mission défendre les valeurs auxquelles je crois”. » Soucieuse de ne pas prendre parti, l’animatrice de la matinale, avec Nicolas Demorand, précise toutefois : « Elle est importante dans la palette de couleurs et d’opinions qui fait la force d’Inter. C’est un repère, comme Charline Vanhoenacker. »

Une position qui offre à l’humoriste une force de frappe importante sur les réseaux sociaux (323 000 abonnés sur X, 76 000 sur Instagram), où elle scrute à chaque bataille cœurs et pouces levés, ces nouveaux arbitres du débat public. Le gros de ses affrontements se joue là, ou dans la chronique mensuelle qu’elle tient dans Le Parisien depuis près d’un an. « Grâce à elle, une lampe s’est allumée chez moi pour me dire : “Il faut vraiment mettre de la vanne dans ce que je fais, même si le sujet est lourd”, griffe Charline Vanhoenacker. Je ne sais pas si on pratique encore le même métier. »

« Sophia ne s’est jamais servi de l’antenne pour répondre à des attaques », tempère la directrice de France Inter, Adèle Van Reeth. Cette dernière ne fixe que deux contraintes à « ses » humoristes : « tenir le temps imparti pour leurs chroniques, et, dans la mesure du possible, être drôle ». L’intéressée a visiblement décidé de ne respecter que la première consigne. « Je suis un peu dépitée par l’époque, reconnaît Sophia Aram lorsque nous la rencontrons dans le café d’un hôtel à Marseille, au lendemain de son spectacle à La Ciotat. En trois minutes, le désespoir a souvent tendance à gagner. »

Assignée à un camp

Le 6 mai, l’artiste est montée sur la scène des Folies Bergère pour recevoir le Molière de l’humour. Son premier. Un moment de bonheur préparé à sa manière. Elle a répété dans l’après-midi un discours pour dénoncer « le silence, même relatif, après ce 7 octobre, où 1 200 Israéliens ont été massacrés » par les terroristes du Hamas.

Déjà, après la tuerie de l’école Ozar Hatorah de Toulouse, en 2012, le meurtre de Sarah Halimi, en 2017, ou celui de Mireille Knoll, en 2018, la fraternité à l’égard des juifs en France lui semblait bien timide. « Comment être solidaire des milliers de civils morts à Gaza sans l’être aussi des victimes israéliennes ? », demande-t-elle ce soir-là à un monde du spectacle perdu « dans le brouhaha de nos indignations faciles ». La salle applaudit son apparent œcuménisme, digne d’une Miss France. Mais son ami l’avocat Richard Malka la prévient par SMS : « Tu as grimpé d’un échelon dans l’amour et la haine que tu vas recevoir. »

Aussitôt, en effet, les antisémites anonymes des réseaux sociaux la caricaturent en « propagandiste sioniste », « vendue qui tapine pour le peuple élu ». Les semaines suivantes, « des gens, des juifs, l’arrêtent dans la rue et pleurent pour la remercier », constate de son côté le président du CRIF, Yonathan Arfi. Pour une raison simple : « Les juifs sont très sensibles à ce qui vient rompre leur sentiment de solitude », explique-t-il.

C’est d’ailleurs ce mot, « solitude », qui est projeté en toile de fond lorsque Sophia Aram paraît sur l’estrade du Dôme de Paris, le 7 octobre, pour une soirée de commémoration organisée par le CRIF, un an après le massacre. La salle se lève alors comme un seul homme, et l’acclame. « Arrêtez, ou je pleure », implore Sophia Aram. Son discours, cette fois-ci, se veut plus direct. La « solitude », estime-t-elle, hante tous ceux qui « regardent la barbarie islamiste en face sans baisser ou détourner les yeux » quand d’autres, au contraire, l’assimilent « à une forme de résistance ». La référence à La France insoumise est transparente.

Le risque, quand on s’empare du conflit israélo-palestinien plutôt que de plaisanter sur les déboires de la vie conjugale ou les pistes cyclables à Paris, c’est que l’on est vite assigné à un camp. Combien de chroniques Sophia Aram a-t-elle consacrées aux bombes pleuvant sur Gaza, interroge-t-on au sein de France Inter ? Peu, voire aucune. « C’est possible, admet l’intéressée, mais il y a beaucoup de sujets dont je ne parle pas. Qui pourrait croire que je suis insensible à tous ces enfants morts ? » Cette apparente hémiplégie, en tout cas, fait d’elle une cible.

Renvoyée à ses origines

Début juillet, à La Cigale. Une foule d’activistes et d’artistes – Zaho de Sagazan, Angèle, Béatrice Dalle, Cyril Dion – sont réunis au nom de l’opération « Voices for Gaza ». Un duo comique, composé de Blanche Gardin et d’Aymeric Lompret, grimpe sur scène pour interpréter un sketch où la première « joue » une antisémite interdite d’exprimer des critiques contre Israël. « Il faut être islamophobe, maintenant, pour avoir un Molière », grince-t-elle en conclusion de sa douteuse saynète. Gardin cite alors le nom de Sophia Aram, soulevant les huées du public.

Quelques jours plus tôt, déjà, Guillaume Meurice, frais licencié de France Inter pour avoir réitéré sa saillie qualifiant le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou de « sorte de nazi, mais sans prépuce », avait éperonné la foule contre son ancienne collègue. Le coauteur de Sophia Aram, lançait-il dans une manifestation du Nouveau Front populaire, place de la République, à Paris, ne serait autre qu’Alain Finkielkraut, philosophe honni de la gauche pour ses positions réactionnaires. Sifflets, rires et tapes sur le ventre.

L’outrance des attaques la touche au cœur. S’il y a bien quelque chose que Sophia Aram ne supporte pas, c’est d’avoir le sentiment d’être renvoyée à ses origines, comme si elles devaient la définir pour toujours. D’être jugée à l’aune de ses parents, marocains et musulmans, de sa jeunesse à Trappes (Yvelines), dans « ces HLM dont les cloisons étaient si fines qu’entre les bruits des pas, des claques, des rires, des pleurs, t’avais plus vite fait d’aller vivre chez tes voisins », ainsi qu’elle le « rappe » dans son spectacle.

Gardin, Meurice, Lompret et les autres, à ses yeux, ne seraient que des « petits-bourgeois de gauche », cherchant à « se faire pardonner leur “blanchité” ». « Me traiter d’“islamophobe”, c’est une façon très pratique de jouer les décoloniaux tout en rejouant un énième remake du bon sauvage qu’ils assignent à résidence identitaire en m’enjoignant de respecter “ma religion” », a-t-elle estimé dans un entretien au Point, le 22 août.

L’école, la clé de son émancipation

De Trappes, Sophia Aram livre le récit d’une ville bercée par l’éducation populaire. Elle loue ses professeurs, « des communistes hyper engagés, qui nous considéraient comme des citoyens en construction », ou son père, arrivé du Maroc à 17 ans, cuisinier à Radio France, par un drôle de hasard de l’existence, « très croyant, très pratiquant, mais qui ne nous a jamais fait chier avec la religion ».

La jeune fille, quatrième d’une fratrie de six, a d’ailleurs « arrêté de croire en Dieu en même temps qu’au Père Noël ». Elle a 16 ans, en 1989, lorsque trois collégiennes de Creil (Oise) sont exclues de leur établissement pour avoir refusé d’ôter leur voile, déclenchant la première controverse nationale sur le sujet. « C’était loin de nous, on n’en parlait pas, assure pourtant Sophia Aram. On était occupés à organiser un bal, au lycée, pour le bicentenaire de la Révolution. On cousait des bonnets phrygiens. » Comprendre : en ce temps-là, la religion restait à sa place.

Il n’y a bien eu que sa mère – maltraitante, selon elle, et avec qui elle a rompu depuis longtemps –, pour s’opposer à son union, à l’âge adulte, avec un non-musulman. « Mais c’était plus culturel que religieux, par peur du qu’en-dira-t-on », se souvient-elle. Il était de toute façon trop tard : les Aram lui avaient donné la clé de son émancipation en la poussant à devenir une bonne élève, comme ses frères et sœurs. Les ligues d’improvisation théâtrale, à Trappes, se sont, elles, chargées de lui offrir une vocation pour la scène.

Une fois partie, l’adolescente qui regardait le Paris des élites avec l’« envie d’en être » ne s’est plus retournée sur sa ville d’origine. Les Langues O’, une maîtrise d’anthropologie et l’ambition de quitter l’ambiance de village étouffante de la banlieue l’ont arrimée à la capitale, où elle a rapidement imposé son sens de la repartie et du bon mot. Un exemple ? « Je suis à l’islam ce que Ferrero Rocher est à la diplomatie. » La vanne lui sert souvent.

Les amis perdus après le 7-Octobre

Pour comprendre Sophia Aram, il faut s’intéresser à son mari, Benoît Cambillard, à la silhouette aussi imposante qu’elle est menue (48 kilos et un appétit de moineau). Lui aussi était des ligues d’impro – avec moins de succès que sa compagne, ce qui l’a incité à rester derrière le rideau. Il cumule aujourd’hui les casquettes de consultant d’entreprise, de père de leur fils de 25 ans et de coauteur de ses spectacles et chroniques.

Ensemble, ils forment un couple fusionnel depuis vingt-huit ans, « de l’ordre du surnaturel, de la magie », selon leur ami Gilles Marliac, producteur pour la télévision, qui les trouve « parfaitement complémentaires, dans la vie et en écriture ». Un couple de réseaux, aux amitiés plus politiques que culturelles.

Devant un café, Benoît Cambillard, petit-fils de franc-maçon et fils de chrétiens évangéliques (prosélytes et « timbrés », selon lui), peut tranquillement vous dire « on » pour résumer leurs opinions. Comme dans : « On a l’athéisme en commun. Vendre l’au-delà sans preuve, on trouve ça con. » Ou encore : « On a perdu un grand nombre d’amis après le 7-Octobre. Il n’est pas admissible de serrer la main de Jean-Luc Mélenchon alors que LFI est devenu plus dangereux que le Rassemblement national sur l’antisémitisme. »

Le 13 novembre 2015, c’est grâce à lui que le ministre de l’intérieur de l’époque, un certain Bernard Cazeneuve, apprend qu’un commando est en train de tirer sur les Parisiens attablés aux terrasses de cafés du 11e arrondissement. Ce soir-là, Sophia Aram se produit au Palais des Glaces, en face de La bonne bière, une des cibles des terroristes de l’organisation Etat islamique (EI) sur leur route vers le Bataclan.

Benoît Cambillard, descendu de sa régie, voit une ouvreuse allongée par terre, près de la porte d’entrée. « Baisse-toi ! », lui intime-t-elle. Le consultant, incrédule, pense à un règlement de comptes. Il tente de barricader les portes, puis décroche son téléphone pour joindre une de leurs amies, Marie-Emmanuelle Assidon, conseillère spéciale de Cazeneuve. « Si c’est pour dire une connerie, ce n’est pas le moment », s’agace-t-elle. La Place Beauvau est en alerte, un kamikaze vient de se faire exploser au Stade de France. Il l’informe de la situation. Marie-Emmanuelle Assidon raccroche puis le rappelle, quelques minutes plus tard, alors que le spectacle touche à sa fin : « Ne sortez pas, gardez les gens dans la salle. Faites-les rire. » Les lieux seront évacués, une heure après, sans qu’aucun blessé ne soit à déplorer.

Proche de Charb, Tignous et Cabu

Cette année 2015 constitue un carambolage émotionnel, personnel et politique dans le parcours de Sophia Aram. L’humoriste consacrait un passage de son spectacle de l’époque à l’attentat contre la rédaction de Charlie Hebdo. Trois des dessinateurs de l’hebdomadaire, Charb, Tignous et Cabu, tués le 7 janvier 2015 par les djihadistes d’Al-Qaida appartenaient à son cercle amical. Le lendemain, la direction de France Inter lui donnait carte blanche. Les yeux encore humides, elle évoquait à l’antenne le souvenir de ses camarades laïcs, la perspective des efforts à accomplir pour parvenir au « zérothéisme » – un monde sans religion –, et avouait, la voie nouée : « La colère m’a aidée à arrêter de pleurer ». Quelque chose s’est éteint ce matin-là, reconnaît-elle.

La lutte de Sophia Aram en faveur de la liberté d’expression et de la laïcité a depuis gagné en force et en vigueur. Pouvoir se moquer des religions en général et de l’islam en particulier est un droit dont elle compte user et abuser. « L’islam n’est pas une obsession, mais c’est le sujet auquel nous sommes confrontés aujourd’hui », explique-t-elle.

En 2021, les parents de Samuel Paty viennent la trouver pour enregistrer une vidéo destinée aux élèves du défunt professeur d’histoire-géographie, assassiné par un islamiste tchétchène un an plus tôt. Une sorte de notice explicative de la laïcité à l’intention de la jeunesse, réalisée et diffusée par le comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation. L’enseignant était venu la voir jouer, un soir, au Palais des Glaces. Elle l’ignorait, bien entendu. Ses parents lui ont confié cette histoire en lui tombant dans les bras, le corps secoué de larmes. Comment ne pas se sentir en mission ?

A chaque représentation, Sophia Aram se dit soufflée par le courage du public qui vient la voir malgré le danger. Longtemps, des policiers en civil se sont cachés parmi les spectateurs du Palais des Glaces après ­l’attentat contre Charlie Hebdo. Ils avaient indiqué à l’artiste la présence d’une trappe, sous la scène, où se cacher en cas d’attaque. Elle gardait également en coulisses un gilet pare-balles, « offert » par les forces de l’ordre après qu’un fiché S avait été repéré, un soir, dans les environs du théâtre.

En 2011, déjà, Sophia Aram vivait sous protection policière à la suite de menaces de sympathisants d’extrême droite. Marine Le Pen avait vivement réagi à une de ses chroniques contre le Front national et tous les « gros cons » qui voient dans la présence d’étrangers en France la cause de leurs malheurs.

Son engagement salué par des prix

« Elle se fait des ennemis dans un monde où il y a quand même quelques fous qui se baladent », s’inquiète son ami Emmanuel Moulin, ancien directeur du cabinet de Gabriel Attal, qui a discuté avec elle de sa protection lorsqu’il officiait à Matignon, il y a quelques mois. En décembre 2022, un homme a été condamné à dix-huit mois de prison avec sursis pour des appels téléphoniques malveillants sur le portable de l’humoriste. Il la menaçait, tout fier d’avoir réussi à récupérer son adresse en même temps que son numéro. Une goutte d’eau au milieu des insultes et des intimidations proférées sur les réseaux sociaux.

Face à l’hostilité, la tentation est grande de s’emmurer dans ses certitudes. D’autant que les récompenses pleuvent sur elle, depuis quelques mois, pour saluer ses engagements. En juin, le Grand Orient de France lui a remis son prix annuel, pour encourager une « alliée précieuse et courageuse », selon les mots du grand maître de l’époque, Guillaume Trichard. Elle-même déclare ne pas être franc-maçonne – pas plus que son époux –, mais elle assume le compagnonnage avec cette famille de pensée.

En novembre, le Comité Laïcité République, association chargée de promouvoir la laïcité, lui a également décerné son prix annuel. Sophia Aram doit aussi recevoir, début 2025, le prix Jean-Pierre-Bloch de la Ligue contre le racisme et l’antisémitisme, qui récompense un artiste et son œuvre en faveur des droits humains.

Durant plusieurs mois, la quinquagénaire a accueilli des réfugiés syriens dans un studio qu’elle possède avec son conjoint en région parisienne. Cette proche de l’avocate Marie Dosé se bat aussi en faveur du rapatriement des enfants de djihadistes français partis en Syrie. Deux causes qui lui ont valu d’être reçue par Emmanuel Macron à l’Elysée, en 2017 et en 2022, pour des rendez-vous sans publicité. Ce qui ne l’empêche pas de critiquer, face à nous, un président qui « nous a déçus sur plein de choses, alors qu’on n’en attendait rien ».

Révélatrice de la polarisation identitaire

Dans sa lutte en faveur des enfants de radicalisés, Sophia Aram a retrouvé une vieille connaissance de Trappes, l’islamologue et écrivain Rachid Benzine, lui aussi mobilisé dans ce dossier. Ce dernier avait croisé l’humoriste dans les couloirs du lycée de la Plaine-de-Neauphle, lorsqu’il commençait à enseigner, au tournant des années 1990. Il suit, depuis, son parcours à distance. Celui d’une femme dont l’évolution serait « révélatrice de la polarisation identitaire de la société française », pour ne pas dire un catalyseur de ces tensions. « A force de répéter “islamisme”, certains entendent “musulmans”, prévient ce Franco-Marocain, qui vit toujours à Trappes. Cette hypertrophie des mots, qui occulte les problèmes de justice sociale, participe des crispations. »

Lors de ses premiers passages télévisés, Sophia Aram elle-même était souvent accueillie par des questions indélicates, qui la renvoyaient à ses origines : « Vous êtes beur ? Rebeu ? » Elle a d’ailleurs publié un livre, en 2021, La question qui tue (Denoël), pour lister ces micro-agressions, qui constituent la toile de fond des discriminations. Mais elle préfère retenir que la République offre sa chance à tous plutôt que de verser dans la « complaisance misérabiliste ». « On aurait pu se raconter qu’on était des victimes », lâche-t-elle en contemplant sa jeunesse.

Est-ce l’époque qui interdit la demi-mesure ? Ou le rôle de « bouffon du roi », pour reprendre une expression du metteur en scène Alain Degois, alias « Papy », figure mythique de Trappes ayant accompagné son éclosion, ainsi que celle de Jamel Debbouze ? « L’exercice de la chronique emmène les humoristes loin de leur rôle de comédiens, pour devenir des pamphlétaires, relève-t-il à regret. J’aurais envie de dire à Sophia, avec mon côté mère poule : attention à la radicalisation de la société. C’est dur de trouver la sagesse pour ne pas répondre à la violence par la violence. »

Qui l’a noté ? A la fin de son spectacle, l’humoriste fait l’éloge de Mila, une jeune femme victime, en 2020, d’un harcèlement numérique massif et de menaces de mort en raison de ses critiques de l’islam. « La seule qui ne fasse pas semblant de risquer sa vie », vante Sophia Aram. La militante est pourtant une compagne de route du collectif Némésis, un groupuscule identitaire, et s’est affichée, en septembre, à l’université d’été d’Eric Zemmour. Une évolution « triste, moche », que « regrette » l’artiste. Mais pas au point, donc, d’amender son propos.

Sur le vieux port de La Ciotat, où règne encore la douceur de l’automne, Bernard et Armelle Vieau sortent ravis de leur soirée. « Nous avons adoré, glissent-ils. Par contre, on comprend pourquoi nos enfants n’aiment pas. »