Non, Jésus n’était pas palestinien

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L’histoire, la culture et le lien des Palestiniens avec le Proche-Orient se suffisent à eux-mêmes. Il n’est ni nécessaire ni juste de s’approprier ou de falsifier l’histoire juive.

Dans l’histoire du Proche-Orient ou même du monde, peu de figures suscitent autant de débats que Jésus de Nazareth. Pour les chrétiens, il est tout à la fois le Messie, le Fils de Dieu et Dieu incarné, la pierre angulaire de leur religion, aujourd’hui la première au monde en nombre de fidèles. Le vrai Jésus était un rabbin juif vivant en Judée romaine au premier siècle.

Aux yeux de ses contemporains, qu’il puisse fonder une nouvelle religion tenait sans doute de l’extravagance – mais c’est littéralement ce qui est advenu. Plusieurs facteurs expliquent la fulgurance du développement du christianisme : le rejet de Jésus comme Messie par les courants dominants du judaïsme, le puissant attrait de son message universaliste promettant le salut à tous les croyants, quelles que soient leurs origines, et le zèle missionnaire de ses disciples, à l’instar de saint Paul, après sa crucifixion.

Aujourd’hui, dans le monde, les chrétiens sont bien plus nombreux que les juifs. Si l’on peut comptabiliser dans les 15 millions de juifs, les chrétiens sont plus de 2 milliards, auxquels on peut ajouter les 2 milliards de musulmans qui reconnaissent eux aussi Jésus comme prophète de leur foi. Un déséquilibre numérique à l’origine de tensions interreligieuses spécifiques, notamment dans le contexte explosif du conflit israélo-palestinien, où l’histoire elle-même est devenue un champ de bataille. Ces dernières années, et surtout depuis l’escalade du conflit à Gaza, il est de plus en plus fréquent d’entendre que Jésus et Marie, sa mère, étaient palestiniens. Que Noël est une « histoire palestinienne ».

Une figure universelle, mais une identité juive

Pour voir si une telle affirmation tient debout, il est essentiel de commencer par définir ce que signifie véritablement être un Palestinien. Si les traces du terme « Palestine » remontent à l’Antiquité, la notion de nationalité palestinienne moderne date de l’effondrement de l’Empire ottoman. Sous le règne ottoman (1517-1917), la région qui, plus tard, deviendra la Palestine sous mandat britannique n’était ni officiellement désignée sous ce nom ni administrée comme une unité politique unique. En revanche, elle était divisée en plusieurs districts administratifs (sandjaks) intégrés à des provinces plus vastes (vilayets). La majeure partie du territoire correspondant aujourd’hui à Israël et aux Territoires palestiniens appartenait au sandjak d’Al-Qods, tandis que d’autres portions de la région étaient intégrées au vilayet de Damas ou à celui de Beyrouth.

À l’époque, la majorité des habitants de la région étaient des musulmans sunnites, descendants de populations converties à l’islam lors des conquêtes islamiques survenues un millénaire plus tôt. Des conquêtes qui avaient instauré la domination islamique et transformé le paysage religieux local. Dans le même temps, divers groupes chrétiens – orthodoxes syriaques, catholiques et chrétiens arméniens – y coexistaient. La communauté juive, bien que plus restreinte, était solidement implantée dans des villes comme Jérusalem, Hébron, Safed et Tibériade. Et sa population allait se renforcer au XIXᵉ siècle par la naissance du mouvement sioniste, mais également avant, avec des arrivées motivées par le désir ancestral de nombreux Juifs de la diaspora de retourner sur la terre de leurs ancêtres. Un désir qui s’enracinait dans une histoire marquée par l’esclavage, les exodes forcés sous l’Empire romain et autres déplacements successifs sous les divers empires ayant régné sur la région. En plus de ces principaux groupes, la région comptait également des communautés druzes, bédouines et samaritaines, chacune avec sa propre identité et son lien historique avec ce territoire.

Palestine : une construction historique récente

Après l’effondrement de l’Empire ottoman à la suite de la Première Guerre mondiale, la Palestine est devenue un mandat britannique. Dès 1920, la domination britannique va entraîner une augmentation significative de l’immigration juive en Palestine. Les décideurs britanniques, séduits par les idéaux du mouvement sioniste, percevaient dans l’établissement d’une patrie juive en Palestine une réponse aux problèmes historiques de la dispersion des Juifs et de l’antisémitisme à l’échelle mondiale.

Sauf que la population non juive de Palestine s’opposait fermement au sionisme. Des intellectuels arabes, comme George Antonius ou Khalil Sakakini, ont pu mettre en lumière les liens culturels, historiques et géographiques qui unissaient les résidents arabes de la région. Autant d’éléments communs qui ont permis de forger une histoire partagée et une identité collective, et de poser les bases du nationalisme palestinien. Dans ce contexte, de violentes tensions intercommunautaires allaient éclater, avec leur lot de tragédies, comme les pogroms survenus à Hébron et à Safed dans les années 1920 et 1930. Un conflit qui s’est d’autant plus intensifié avec l’affrontement entre des groupes musulmans antisionistes, menés par des figures telles que Hadj Amin Al-Husseini et Izz Ad-Din Al-Qassam, et des milices sionistes, au premier rang desquelles le Lehi et l’Irgoun.

Jésus, un lien spirituel et politique en Palestine

Jésus occupe une place centrale dans la conscience palestinienne. Les chrétiens palestiniens, dont les origines remontent aux premiers disciples de Jésus, se perçoivent comme les gardiens des traditions et des sites sacrés de la région, de Bethléem à Nazareth en passant par Jérusalem. Pour eux, Jésus n’est pas seulement une figure théologique, mais aussi un lien vivant avec leur héritage et leur histoire sur cette terre.

Dans l’islam, Jésus occupe une place spirituelle majeure, ce qui lui confère une grande importance pour les Palestiniens musulmans. Il est vénéré comme une figure miraculeuse, né de la Vierge Marie, et sa stature de prophète crée un lien spirituel entre les Palestiniens musulmans et leurs homologues chrétiens. Pour ces derniers, Jésus incarne la justice, l’histoire et l’autorité morale. Les musulmans, quant à eux, voient en lui non seulement un prophète ayant précédé l’islam, mais également un véritable musulman, bien que la religion islamique soit apparue plusieurs siècles après sa mort.

Une vénération partagée qui aura permis à Jésus de devenir une figure rassembleuse pour les Palestiniens des deux confessions dans leur lutte politique, et ainsi contribuer à forger une identité palestinienne commune. Dans une région où l’identité est profondément liée à la lutte pour la terre et les droits, l’idée d’un Jésus palestinien s’est imposée comme une revendication spirituelle et culturelle affirmant une continuité historique. Cependant, bien que les Palestiniens entretiennent des liens géographiques et religieux avec Jésus, elle n’est pas historiquement exacte. Et elle constitue également une tentative d’appropriation d’un chapitre majeur de l’histoire juive.

La revendication d’un Jésus palestinien

À l’époque de Jésus, sa région faisait partie de l’Empire romain et portait le nom de Judée. Cette province romaine avait été établie après la conquête du royaume hasmonéen par Pompée en 63 avant notre ère. Comme les régions voisines de Galilée et de Samarie, la Judée reflétait un mélange d’influences : le système impérial romain, la culture hellénistique et une identité juive profondément enracinée. Elle était le cœur de l’identité religieuse et politique du peuple juif et abritait le Second Temple de Jérusalem, centre névralgique du culte juif.

À l’époque de Jésus, le concept d’une identité palestinienne n’existait pas clairement. Le nom « Palestine » n’a commencé à être couramment utilisé qu’après que les Romains ont renommé la région « Syrie-Palestine » à la suite de la révolte de Bar Kokhba, en 135 de notre ère, soit plus d’un siècle après la mort de Jésus. Ce changement visait à affaiblir l’identité juive et à rompre les liens historiques des Juifs avec cette terre. Les Romains ont choisi le nom « Syrie-Palestine » en référence aux Philistins, anciens ennemis des Israélites. Ce qui fait que, dans l’Antiquité, le terme « Palestine » était étroitement associé au colonialisme romain.

Affirmer que Jésus était palestinien est non seulement anachronique, mais, également, aussi inexact que de le dire israélien, ottoman, byzantin ou croisé chrétien… vu qu’aucune de ces identités n’existait à son époque. Chacune de ces désignations appartient à une période historique différente, marquée par des réalités sociopolitiques spécifiques. Imputer l’une ou l’autre de ces identités à Jésus ne reflète pas la réalité du premier siècle, et ne colle ni à son ministère ni à ses disciples.

L’héritage historique de Jésus : entre mythe et réalité

L’identité de Jésus était profondément juive. Ses enseignements, tels qu’ils sont rapportés dans les Évangiles, s’enracinent profondément dans les écritures et les traditions juives. Ses disputes avec les chefs religieux des différentes factions juives de l’époque – Pharisiens, Sadducéens, Zélotes et autres – étaient avant tout des discussions internes au judaïsme. Jésus a vécu dans une société juive, s’est adressé aux préoccupations de ses compatriotes juifs et a finalement été exécuté par les Romains en tant que « roi des Juifs », un titre reflétant autant la perception de ses partisans que de ses ennemis.

Un poids historique qu’on ne peut pas simplement ignorer. L’idée, contemporaine, selon laquelle Jésus était palestinien sert souvent d’outil rhétorique pour minimiser et délégitimer le lien historique des Juifs avec le Proche-Orient. D’aucuns pourraient dire que l’exactitude historique importe moins que le pouvoir du symbole, et que Jésus constitue une figure emblématique pour les Palestiniens en raison de son importance universelle. Cependant, tenter de réinterpréter sa vie à travers le prisme d’une identité nationale moderne revient à occulter la réalité historique de la Judée du premier siècle, au profit de l’invention de nouvelles mythologies.

Se concentrer sur l’essentiel

En tant qu’Arabe palestinien, je ne ressens pas le besoin d’enrichir notre identité par des mensonges ou des exagérations. Notre histoire, notre culture et notre lien avec la terre se suffisent à eux-mêmes, sans qu’il soit nécessaire d’usurper ou de déformer les récits des autres, ni de chercher à remplacer Israël par la Palestine. Chaque peuple a le droit d’être libre et de déterminer son propre destin, qu’il puisse ou non compter Jésus de Nazareth parmi ses membres. Affirmer que Jésus était palestinien repose sur des anachronismes qui ne résistent pas à un examen sérieux et n’a aucun lien avec la question fondamentale du droit des Palestiniens à disposer de leur propre gouvernement. Il est temps de laisser ce mythe derrière nous et de se concentrer sur l’essent

*John Aziz est un musicien de père palestinien et de mère britannique. Il est aussi militant pour la paix et analyste de la politique et de l’histoire du Proche-Orient.

**Cet article est paru dans Quillette. Quillette est un journal australien en ligne qui promeut le libre-échange d’idées sur de nombreux sujets, même les plus polémiques. Cette jeune parution, devenue référence, cherche à raviver le débat intellectuel anglo-saxon en donnant une voix à des chercheurs et des penseurs qui peinent à se faire entendre. Quillette aborde des sujets aussi variés que la polarisation politique, la crise du libéralisme, le féminisme ou encore le racisme. Le Point publie chaque semaine la traduction d’un article paru dans Quillette.

Par John Aziz* pour Quillette** (traduction : Peggy Sastre)