Frédéric Encel analyse « le fléau » de l’islamisme global et les opérations contre le Hezbollah

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Géopolitologue, essayiste, chargé d’enseignement à Sciences Po, Frédéric Encel organisait le week-end dernier la 9ème édition des Rencontres géopolitiques de Trouville sur le thème « Le pouvoir et les femmes », où intervenaient une cinquantaine d’experts et de personnalités de haut niveau.
Auteur de nombreux ouvrages, dont « Les voies de la puissance. Penser la géopolitique au XXIème siècle » (éd. Odile Jacob, 2023), il nous explique ici en quoi la place reconnue aux femmes constitue « une boussole fiable » pour définir la nature des régimes, avant d’évoquer l’Iran et, en réponse aux questions de Jean-Philippe Moinet, les raisons et les effets de la spectaculaire « opération bippers » et le niveau d’affaiblissement du Hezbollah et de sa milice armée. Au Nord d’Israël, nous dit-il, « la situation reste celle d’une logique de guerre, la confrontation peut être brutale mais elle n’est pas entrée dans une phase d’escalade et de mobilisation maximale ». Entretien.

Le Crif : En quoi la place des femmes dans les lieux de pouvoirs est un indicateur géopolitique permettant de distinguer régimes de libertés et régimes autoritaires ?

Frédéric Encel : L’attitude d’un régime politique vis-à-vis des femmes et de leurs droits illustre souvent, de manière assez précise, sa nature. Quand les femmes sont stigmatisées et opprimées, soit officiellement et statutairement, comme c’est le cas aujourd’hui par exemple sous le régime des talibans en Afghanistan ou sous le régime des Mollahs iraniens, soit sous l’effet d’une pression sociale encouragée par le pouvoir, on sait que ce régime est non seulement autoritaire, misogyne et phallocrate mais extrêmement violent. Le droit des femmes au respect et à l’égalité constitue une boussole fiable qui indique donc la nature d’un régime.

Le Crif : On sait que l’idéologie et la pratique islamiste s’organisent autour de la soumission des femmes. Comment peuvent tenir, stratégiquement, ces régimes ou systèmes en niant ou soumettant la moitié de la société et de l’humanité ?

Frédéric Encel : Le fanatique, par définition, n’est pas un pragmatique, il a besoin de la violence pour aboutir à ses fins. Le progrès social, économique ou politique n’intéresse pas le fanatique. Il a recours au dogmatisme absolu, souvent religieux, et souvent à la violence, toute autant absolue. Dans son esprit, rien ne peut donc exister en dehors de ces deux principes antinomiques du bien et du mal. L’islamisme radical est l’idéologie actuelle la plus rétrograde, il s’appuie sur l’interprétation archaïque de textes et de pratiques bédouines antéislamiques ici, coraniques ailleurs, pour imposer son diktat. C’est ainsi qu’on en arrive à une situation à la talibane.

Cela ne veut évidemment pas dire que dans toutes les sociétés à population majoritairement musulmane prévaut ce fléau. Je pense notamment au Maroc, à la société traditionnaliste mais dont le pouvoir monarchique a donné à maintes reprises des signes d’ouverture qui permettent aux femmes de vivre de manière beaucoup plus digne et libre que dans des États comme l’Afghanistan, le Pakistan ou même certaines sociétés de la bande sahélo-saharienne.

Il faut aussi relever que dans certaines zones en Occident des groupes religieux fanatiques, soutenus ou accompagnés par une nouvelle extrême gauche complaisante et munichoise, commencent malheureusement à sévir. Cela se passe aussi sous nos latitudes, ce qui contredit tous nos principes et lois qui, au prix de longs combats historiques, ont permis la primauté des droits civiques sur tout dogme religieux et l’égalité des droits, notamment en ce qui concerne les femmes. Ces dérives constituent un risque majeur pour nos démocraties et c’est pourquoi elles doivent être combattues avec force, vigueur et détermination.

Le Crif : En Iran n’assiste-t-on pas, venant des femmes et de la société, à une lente mais profonde révolution culturelle qui pourrait, à terme, changer la donne ? La récente déclaration du nouveau président qui affiche une volonté « d’adoucir » la répression de la police des mœurs, même si l’essentiel du pouvoir est détenu par le « Guide suprême », est-elle un signe d’évolution possible ?

Frédéric Encel : Vous l’avez dit, le président en Iran ne dispose pas des prérogatives principales, c’est à la fin des fins le « Guide suprême » qui décide. On peut se demander s’il n’y a pas, dans cette posture, une hypocrisie politique imposée par le Guide suprême visant à afficher un apaisement pour imposer en silence une répression durable.

La société iranienne, pour une grande part, déteste ce régime. Pas toujours d’ailleurs à cause de sa répression des femmes – une partie de la société iranienne, notamment dans les campagnes, reste ultra-conservatrice – mais plutôt parce qu’il n’assure pas les conditions de subsistance de sa population, ni la solidité des infrastructures et fait preuve de haute corruption à tous les étages du pouvoir et des « Gardiens de la Révolution ». Le grand courage des femmes, et de leurs soutiens masculins, face à une terrible répression peut aboutir à une situation de convergence des luttes pouvant conduire, de l’intérieur, à la chute de ce régime, peut-être au profit du fils du Shah, un démocrate pragmatique et modéré. Mais la violence d’État malheureusement persiste et la parole publique des dirigeants, à géométrie variable, laissent simplement entendre une différence entre une répression férocement douce ou doucement féroce…

Le Crif : Concernant le bras armé de l’Iran au Liban, le Hezbollah, l’opération « bipper » qui l’a touché a été très spectaculaire mais quel niveau d’efficacité a-t-elle sur le plan militaire concernant cette organisation dotée de dizaines de milliers de combattants et d’équipements militaires puissants ?

Frédéric Encel : Le massacre antisémite perpétré par le Hamas le 7 Octobre avait endommagé la crédibilité dissuasive d’Israël. Or, dans un environnement aussi hostile que le Moyen-Orient, l’État d’Israël doit pouvoir compter sur la crédibilité dissuasive la plus élevée. Pour l’état-major de l’armée israélienne et le gouvernement, il était devenu urgent de démontrer à ses ennemis, notamment le Hezbollah, organisation plus armée, nombreuse et puissante que le Hamas et située dans une géographie plus compliquée que celle du Hamas, que cette capacité devait être admise comme restaurée. Ce point-là, dans l’opération « bipper » était très important.

Ensuite, pour Israël, cette opération s’est adressée à la fois à sa propre population et à ses alliés, y compris dans le monde arabe, aux alliés potentiels de demain. Cette opération a spectaculairement réussi mais il faut attendre des semaines, des mois, peut-être des années pour savoir, à la fin d’une séquence, si elle a pleinement atteint son but ou non. Dans l’immédiat, le relevé de tous les effets induits par cette opération ne peut être qu’incertain.

Son objectif, du point de vue militaire et logistique, a été aussi de rendre inopérant à la guerre le plus de combattants du Hezbollah possibles, et de déstabiliser la chaîne de commandement. Au moins une centaine de combattants du Hezbollah – qui s’assument d’ailleurs comme tels, même sans uniforme – ont été neutralisés.

Le Crif : Certains observateurs français ne parlent d’ailleurs que de « parti chiite » pour évoquer le Hezbollah…

Frédéric Encel : Le Hezbollah est certes un parti mais un parti extra-ordinairement militarisé, sa milice est estimée à au moins 50 000 hommes, y compris au sud du Litani, ce qui contrevient d’ailleurs aux accords inter-libanais de Taëf de 1989 et à la résolution 1701 de l’ONU de 2006.

L’objectif de cette opération a donc été de toucher le système de communication entre les combattants du Hezbollah. Cela ne veut pas dire qu’ils ne pourront plus communiquer mais qu’ils sont terriblement gênés dans leurs communications actuelles et sans doute futures. Une véritable paranoïa s’est installée au sein même de cette organisation. Car ce ne sont pas seulement des bippers qui ont été touchés mais des talkies-walkies et d’autres types de matériels. La force militaire du Hezbollah n’est pas détruite mais elle est assez durablement affaiblie. C’était l’objectif d’Israël.

Le Crif : Le ministre de la Défense israélien a avancé une volonté d’ouvrir un front d’opérations militaires de plus grande ampleur au Nord d’Israël. Sachant que la guerre sur le front Sud, à Gaza, n’est pas terminée. Est-il inéluctable que Tsahal mène une guerre au Nord en intervenant au Sud du Liban et ne serait-ce pas trop risqué pour Israël d’ouvrir deux fronts en même temps ?

Frédéric Encel : En général, c’est toujours risqué d’avoir deux fronts. Le front du Hamas n’est pas gelé mais il va vers une forme de gel. Les capacités destructrices du Hamas, balistiques notamment, sont quasiment réduites à néant, la quasi-totalité de ses hommes armés a été soit neutralisée, soit mise en incapacité d’agir faute de disposer de nouveaux armements. À terme, et sur le strict plan militaire – sur le plan politique ou idéologique, c’est autre chose – le Hamas est perdu.

De ce point de vue, Israël dispose à l’avenir d’une capacité à mener une guerre de haute intensité au Nord du pays contre le Hezbollah. Mais attention, c’est une chose, performante du point de vue du renseignement et de l’action opérationnelle, de mener une offensive technologique à distance, c’en est une autre d’envoyer la troupe combattre frontalement sur un terrain aussi compliqué que le Liban. Là-bas aussi il y a des tunnels, là-bas aussi le terrain est miné, surtout s’il s’agit d’aller jusqu’au Litani comme en 2006.

Le Crif : Il y a eu de précédents bourbiers…

Frédéric Encel : En effet. L’opinion publique israélienne, pas plus que l’état-major de l’armée ou les députés de la Knesset – y compris ceux de l’actuelle coalition gouvernementale – n’accepteraient une décision d’engagement des forces terrestres au Liban qui ne mettrait pas fin à la capacité de nuisance du Hezbollah. D’abord parce que, comme le disait mon maître Yves Lacoste, « la géographie, ça sert d’abord à faire la guerre ». Or, la géographie du Liban et de la Syrie – sur le territoire de laquelle le Hezbollah peut se redéployer (et pour cause, cette organisation a permis à Assad, soutenue par l’Iran et la Russie, de rester au pouvoir) – constitue un défi et un risque majeur pour Israël.

Je ne suis pas certain que le l’État hébreu ait mené ses récentes frappes et opérations à des fins offensives. On peut plutôt penser qu’elles aient été menées pour des raisons dissuasives, ce qui est très différent. L’affaiblissement du Hezbollah est actuellement réel. En outre, l’Iran, son parrain, a montré son incapacité à répondre efficacement aux coups qu’Israël lui a porté, consécutivement aux attaques aériennes qu’avait mené l’Iran contre l’État hébreu. La situation reste celle d’une logique de guerre, d’une confrontation qui peut être brutale mais elle n’est pas entrée dans une phase d’escalade et de mobilisation maximale. Bien sûr, comme l’histoire nous l’a montré, des surprises et des éléments imprévus peuvent intervenir et transformer toute situation. En particulier dans cette région du monde, particulièrement sous tension depuis le 7 Octobre.

Propos recueillis par Jean-Philippe Moinet

Source crif

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