Emmy Noether, qu’Einstein considérait comme une «génie de mathématiques» ?

Abonnez-vous à la newsletter

Si l’on vous dit que ses découvertes ont eu un impact considérable en physique théorique, qu’elles ont permis de reconsidérer en profondeur notre compréhension des rapports intimes entre l’espace, le temps et l’énergie, à qui pensez-vous ?

Un autre indice : Einstein – non, ce n’est pas lui ! – parlait d’elle – elle ? – comme d’un « génie mathématique créatif considérable » et de ses théorèmes comme d’un « monument de la pensée mathématique ». Cette mathématicienne découvreuse de structures et de théorèmes fondamentaux dans plusieurs domaines des mathématiques, c’est Emmy Noether. Malgré les multiples obstacles qu’elle dut surmonter, ses étonnants théorèmes font d’elle un acteur crucial de la construction des fondements théoriques de la physique moderne.

Un parcours semé d’embûches

Emmy Noether naît en 1882 en Allemagne, à Erlangen. Dès l’enfance, elle révèle ses dons exceptionnels pour les mathématiques, mais son parcours ne sera pas une ligne droite pour autant ! Terminant sa thèse en 1907, elle doit travailler bénévolement à l’Institut de mathématiques d’Erlangen pendant 7 ans en attendant d’obtenir un poste. Son travail commence alors à être très visible dans la communauté de recherche en mathématiques, et elle est invitée par deux illustres mathématiciens de l’époque, Felix Klein et David Hilbert, à rejoindre le prestigieux département de mathématiques de l’Université de Göttingen.

Au début du XXe siècle, il était cependant extrêmement difficile pour une femme de faire son chemin au sein de la société scientifique, et des oppositions très fortes se firent entendre contre le fait qu’elle ait le droit d’enseigner en tant que professeur. Pour cette raison, elle doit donner ses cours sous le nom de Hilbert ! En 1918, elle publie son premier article majeur : « Problèmes variationnels invariants » et obtient enfin un poste de Privatdozent, ce qui l’autorise à donner des cours, mais n’assure pas de rémunération.

Au début des années 1920, elle développe ses recherches en algèbre, créant les fondements de la théorie des anneaux, structures fondamentales ayant de nombreuses applications notamment en cryptographie. En 1921, elle publie un article qui fait considérablement avancer ces théories, et exhibe une classe particulière de ces objets, nommés par la suite en son honneur « anneaux Noethériens ». Ses contributions en algèbre la rendent célèbre au sein de la communauté mathématique. Les choses semblent alors enfin aller bien pour elle, jusqu’à ce que les nazis arrivent au pouvoir en 1933 : en tant que juive, elle est exclue de l’Université. Elle émigre aux États-Unis, en Pennsylvanie, où elle obtient un poste. Quelques années plus tard cependant, en 1935, âgée de cinquante-trois ans seulement, elle décède des suites d’un kyste ovarien.

Son premier article majeur de 1918, sur la théorie des invariants, faillit tomber dans l’oubli peu après sa publication. Mais à partir des années 1950, il réapparaît, sur le devant de la scène cette fois, en attirant l’attention de la communauté de physique théorique, car il enrichit avec un puissant cadre d’analyse l’une des briques de base utilisées dans la construction des théories physiques, à savoir le principe de moindre action.

Le principe de moindre action

Il existe une manière de décrire l’évolution de certains systèmes physiques, en considérant qu’ils essaient de rendre une certaine quantité la plus petite possible. Par exemple, si on suppose que « la lumière essaie de parcourir son trajet le plus vite possible », comme l’a fait Pierre de Fermat en 1657, ceci permet de retrouver toutes les lois de l’optique géométrique de Descartes. La lumière se propageant à des vitesses différentes dans l’air et dans le verre, la forme des rayons lumineux traversant une lentille est celle qui minimise le temps du trajet.

Autrement dit, un rayon lumineux prend en quelque sorte la forme d’un « élastique », le plus court possible. Il est possible d’aller plus loin, et de considérer que cet élastique est tendu dans l’espace et dans le temps, pour décrire des systèmes physiques plus généraux, comme l’a fait Maupertuis en 1746, théorie ensuite raffinée par Euler et Lagrange. Quelque chose qui ressemblerait à la « longueur de l’élastique » dans l’espace et dans le temps s’appelle « action », et ce type de raisonnement s’appelle un « principe de moindre action ».

Emmy Noether, invariance et lois de conservation

Les théorèmes découverts par Emmy Noether en 1918 révèlent des vérités très profondes sur les systèmes physiques régis par un principe de moindre action. Ils établissent le lien entre deux notions : d’une part l’invariance, à savoir les conditions d’une expérience que l’on peut modifier sans conséquences sur le résultat de l’expérience, et d’autre part la conservation, à savoir, l’existence de grandeurs physiques dont la valeur ne varie pas pendant l’expérience.

Par exemple, si on réalise la même expérience de physique aujourd’hui ou demain dans les mêmes conditions, on devrait observer la même chose. Le théorème de Noether nous dit que cette invariance par rapport au temps se traduit par l’existence d’une grandeur physique conservée. Si on fait le calcul, on retrouve que cette grandeur correspond à quelque chose de bien connu, à savoir l’énergie. C’est intéressant, car cela donne une meilleure compréhension de ce qu’est l’énergie, qui émerge ici comme une propriété mathématique des équations. D’autres invariances existent, par rapport à l’espace cette fois, ainsi que leurs grandeurs conservées associées, qui permettent entre autres d’expliquer le principe d’inertie et le comportement d’un gyroscope.

Ces lois de conservation étaient connues depuis longtemps à l’époque d’Emmy Noether, mais par ses théorèmes, elle a fourni pour la première fois une explication complètement abstraite de ces lois, et surtout, un moyen pour en découvrir de nouvelles. Alors qu’Einstein vient en 1915 de publier sa fameuse théorie de la relativité générale, la contribution d’Emmy Noether permet d’abstraire la structure du raisonnement derrière certains aspects de la relativité, et de transporter ce raisonnement vers d’autres domaines de la physique. Par exemple, en changeant très subtilement la définition de l’invariance, à savoir de ce qu’on peut modifier dans une expérience sans en changer le résultat, on trouve une autre fameuse formule pour l’énergie : E = mc2.

À la recherche des lois de la nature : un nouvel outil d’investigation

À l’époque où Emmy Noether publie son théorème, cela permet de révéler des vérités profondes dans les lois de la physique déjà connues ou en cours de construction à l’époque, et de mieux les relier entre elles au sein d’un édifice cohérent. Mais il permet de faire bien plus encore, toujours aujourd’hui : en analysant les liens subtils existant entre invariances et lois de conservations, son théorème est un véritable guide pour essayer de découvrir de nouvelles lois, en exploitant la structure des équations. Il joue notamment un rôle en physique quantique, où l’on s’intéresse à d’autres invariances appelées « symétries de jauge », et aux grandeurs conservées associées.

Au cours de sa brève existence, tout en bravant de nombreux obstacles, Emmy Noether aura révolutionné deux domaines différents des mathématiques, en nous léguant deux héritages différents, à savoir la théorie des invariants, qui est encore actuellement au cœur de la physique moderne, et la théorie des anneaux, notamment utilisée en cryptographie aujourd’hui.

Source theconversation