Les judokas israéliens aux prises avec les tensions diplomatiques du conflit à Gaza

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Ebranlée par le 7 Octobre, l’équipe israélienne de judo qui arrive à Paris s’apprête à vivre un rendez-vous placé sous le signe d’une tension de tous les instants. Un climat qu’ont cependant déjà connu les athlètes de l’Etat hébreu dans l’histoire.

Leur sport a beau les avoir conduits à écumer tous les fuseaux du globe, l’horloge interne des judokas israéliens semble s’être cassée le 7 Octobre. «J’étais chez ma mère à Jérusalem, raconte Timna Nelson-Levy, 30 ans, championne d’Europe 2022 des -57 kg. L’alarme a retenti plusieurs fois ce samedi-là, nous obligeant à chaque fois à nous réfugier dans l’abri antibombes. La télé était en continu et nous ne pouvions croire les images et témoignages qui nous parvenaient.»

Même souvenir de sidération hébétée du côté de son compatriote Sagi Muki, 32 ans, double champion d’Europe et champion du monde 2019 des -81 kg, dont la compagne venait une semaine plus tôt de donner naissance à leur deuxième enfant. «C’est un petit pays. Les jeunes du festival de musique, ce sont des gens de notre génération. Chacun de nous connaît un proche qui a été tué, blessé, rescapé ou qui s’est sacrifié…»

Les répliques du séisme sont loin de s’être arrêtées à ce samedi noir. Le 20 juin, jour de ses 54 ans, Oren Smadga, ancien médaillé olympique et mondial au patriotisme martial, responsable d’une équipe masculine de judo toujours prompte à poser aux côtés de Benyamin Nétanyahou à chaque retour de campagne glorieuse, a senti ses jambes se dérober sous lui en apprenant le décès au front de son fils Omer, 25 ans. «Je n’ai plus de larmes», lâche Moshe Ponti, 67 ans, le très influent président de la Fédération de judo, en montrant sur son portable trois photos. L’une de lui et un vieil ami en stage en 1974 dans un dojo sud-africain ; l’autre quelques décennies plus tard de ce même ami blanchi par les années et radieux, entouré de six membres de sa descendance heureuse ; la dernière du même homme en octobre, tout de noir vêtu, face aux six cercueils de ceux qu’il étreignait quelques mois plus tôt.

Comment reprendre le fil d’une olympiade et la banalité de ses entraînements biquotidiens après un tel atémi, ces coups sans arme des arts martiaux portés à une partie vitale, le tout au son de la loi du Talion exposant dix déclenchée en représailles ? «Se battre est notre ADN, notre histoire, notre héritage, pose Shany Hershko, 51 ans, élu entraîneur féminin européen de l’année 2023 et responsable habité d’une équipe qui aura cet été – pour la première fois aux JO – une représentante dans chacune des sept catégories individuelles. Au retour à l’entraînement, j’ai dit au groupe : “A la fin de tout, nous représentons Israël. Partir au combat ? Nous ne sommes pas des soldats mais des sportifs. Nos armes à nous sont le drapeau et l’hymne. C’est normal d’être tristes et inquiets. Le meilleur moyen de nous remettre de cette tragédie est de nous battre sur le tapis. Nos résultats seront notre fierté.”»

Faire bloc à l’international

Si l’alternance entre préparation à domicile et à l’étranger n’a que peu été perturbée, il aura fallu faire avec un budget en baisse du fait de l’effort de guerre. Se préserver des faux pas émotionnels et de la négativité sourde des réseaux sociaux, ainsi que de l’hostilité plus ou moins tacite de rivaux voire de certaines nations étapes du circuit qualificatif olympique. Composer avec ces impasses diplomatiques pour compenser les points cruciaux perdus en chemin. Gérer les pépins physiques qui vont avec les nuits d’angoisse et les cerveaux en surchauffe. Digérer l’inévitable report du Grand Chelem de Tel-Aviv prévu en février – un tournoi symbole de l’importance prise crescendo par le judo dans le soft power régional au fil des accessits olympiques (deux médailles en 1992, une en 2004, deux en 2016, une en 2021). Mais aussi depuis l’année charnière 2018, marquée par le succès populaire des championnats d’Europe de Tel-Aviv puis par le virage du Grand Chelem d’Abou Dhabi qui fut le premier évènement sportif majeur sur sol arabe où les Israéliens ont pu combattre sous leur drapeau et faire entendre leur hymne.

Et surtout… maîtriser les éléments de langage officiels afin de faire bloc à l’international. «Le ministère des Affaires étrangères m’a très tôt invité à une projection des horreurs filmées par les caméras embarquées du Hamas. Cela m’a permis de fournir aux autres entraîneurs croisés sur le circuit une information de première main sur ce qu’il s’était réellement passé le 7 Octobre», martèle Oren Smadga, le responsable de l’équipe masculine. En stage fin mars à Tokyo, il a dû parlementer en pleine rue aux côtés de ses athlètes lors d’une manifestation propalestinienne d’autant plus houleuse qu’elle était inattendue sous ces latitudes.

Avec 86 athlètes qualifiés tous sports confondus – et, pour la première fois, un arbitre en judo –, Israël envoie cette année à Paris la plus grosse délégation d’une histoire olympique commencée en 1952, aux Jeux d’Helsinki. Une histoire qui aura connu «un avant et un après la prise d’otage de 1972 aux Jeux de Munich», où onze athlètes et entraîneurs israéliens avaient été tués par le commando «Septembre noir», ainsi que le rappelle Yossi Melman, coscénariste du triptyque Munich 72, des jeux et du sang (2022). Un jalon incontournable, marqueur de la fin d’une innocence, et dont le souvenir a été ravivé par l’indignation suscitée par la dernière campagne Adidas, qui avait choisi la mannequin d’origine palestinienne Bella Hadid pour promouvoir la paire de baskets rétro SL72 – celles de cette édition tragique. «A compter de cet événement, chaque délégation a fait en sorte d’assurer sa propre sécurité, en accord avec les polices locales», esquisse l’expérimenté journaliste de Haaretz«Lorsque j’ai combattu en 1984 à Los Angeles, rembobine le président de la fédération israélienne de judo, nous avions cru bien faire en logeant à l’écart du village olympique en souvenir de Munich, justement. C’était une erreur car si c’était bien pour notre sécurité, ce fut horrible pour notre gestion du stress.»

Les judokas israéliens voient l’attitude de certains combattants à leur égard fortement indexée sur la considération que leurs gouvernants successifs apportent eux-mêmes au peuple palestinien. Les accrocs à la bienséance théorique du sport sont légion. Comme le surpoids inattendu et donc suspect du double champion du monde en titre des -66 kg, l’Iranien Arash Miresmaeili en 2004 aux JO d’Athènes, le privant opportunément d’une rencontre au premier tour avec l’Israélien Ehud Vaks, ou le forfait, en 2021 à Tokyo, de l’Algérien Fethi Nourine et du Soudanais Mohamed Abdalrasool, le vainqueur devant affronter le -73 kg israélien Tohar Butbul…

Comme aussi l’affaire Islam El Shehaby en 2016 à Rio, le +100 kg égyptien refusant de serrer la main à son rival israélien Or Sasson. Ou le psychodrame vécu au fil des tours par l’Iranien Saeid Mollaei lors des mondiaux de Tokyo en 2019 où le tenant du titre mondial des -81 kg a dû composer avec des coups de fil menaçants du régime à mesure qu’il se rapprochait d’une finale quasi inéluctable face à l’Israélien Sagi Muki…

Mais cette défiance obsessionnelle, affaire de convictions personnelles et de raison d’Etat, confine parfois à l’absurde. En mai 2015 aux Masters de Rabat, l’ex-Néerlandaise naturalisée israélienne Linda Bolder se fit huer par le public marocain au même titre que ses nouvelles coéquipières, tandis que l’ex-Israélienne naturalisée britannique Alice Schlesinger passa, elle, entre les gouttes. Si l’habit ne fait pas le moine, le dossard, lui, peut mettre une cible d’opprobre dans le dos.

Colossaux enjeux sécuritaires

Quel accueil peuvent espérer les judokas israéliens à Paris, eux les pourvoyeurs de près de la moitié des médailles olympiques de leur nation, dans un contexte international tendu comme un arc, avec une nation hôte politiquement à cran comme rarement au plan interne mais pas que, et une cérémonie d’ouverture à ciel ouvert de tous les dangers ? Contactées, la présidente du Comité olympique israélien Yaël Arad (médaillée d’argent en judo aux JO de 1992, premier podium historique pour le pays) et l’ambassade d’Israël en France ont attentivement écouté les questions de Libération avant de poliment décliner toute possibilité de réponse, colossaux enjeux sécuritaires obligent.

«J’ai confiance en la capacité de mon pays à assurer notre protection», réaffirme Oren Smadga avec le pragmatisme mélancolique de celui à qui la vie a cruellement appris à choisir ses combats. «Nous ne venons pas pour faire du tourisme», tient à redire Shany Hershko, dont trois des sept engagées sont têtes de série. Quel effet cela aurait-il d’entendre dans quelques semaines retentir l’Hatikva, l’hymne national hébreu, dans l’enceinte de l’Arena Champ-de-Mars ? «Une immense fierté, explique Timna Nelson-Levy. Je sais que si je peux aujourd’hui me consacrer au sport que j’aime, c’est aux héros qui se battent pour mon pays que je le dois. Penser à eux m’aide à vivre quotidiennement.»

La scène fait d’avance grincer bien des dents. Au moins un mail s’indignant du deux poids deux mesures, notamment vis-à-vis du traitement réservé aux judokas russes et biélorusses, que Libération a pu consulter, a été transmis en mai à la Fédération internationale de judo pour réclamer l’exclusion pure et simple de l’équipe israélienne par souci de «justice» et d’«équité». La demande, émanant d’un entraîneur respecté dans la sphère judo, est restée sans réponse à ce jour. «Entre les cinq années interminables de l’olympiade Covid et tous les paramètres logistiques et humains des derniers mois de cette olympiade resserrée, les huit saisons qui viennent de s’écouler ont été folles, admet Shany Hershko. Récemment je me suis revu sur une photo de 2016, au retour de Rio. Quand je vois mon visage d’alors, j’ai l’impression d’avoir pris vingt ans

par Anthony Diao