Sur la ligne de prévention de la radicalisation, un antisémitisme décomplexé

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Depuis les attentats du 7 octobre en Israël, le nombre d’appels sur la ligne de prévention de la radicalisation a fortement augmenté. Surtout, les écoutants notent un antisémitisme de plus en plus affirmé. « 20 Minutes » s’est glissé à leurs côtés

Au bout du fil, les mots s’entrechoquent. Après des mois à assister, impuissante, à la radicalisation de sa fille, cette mère de famille s’est finalement décidée à composer le numéro vert*. Mais comment raconter ? Par où commencer ? Par l’enfance de sa fille, marquée par des abus sexuels ? Son adolescence tourmentée ? Ou sa conversion à l’islam en 2023, sous l’influence d’une copine ? Un casque vissé sur les oreilles, un des écoutants du CNAPR, le centre national d’assistance et de prévention de la radicalisation, la guide d’une voix rassurante. « Les gens imaginent souvent qu’à l’instant où ils nous appellent, des flics vont venir frapper à leur porte pour interpeller leur gamin, alors que pas du tout », sourit cet ancien policier. Il a intégré la plateforme en 2015, un an tout juste après sa création, lorsque les départs vers la Syrie étaient à leur apogée.

Peu à peu, cette mère inquiète déroule son histoire comme on se déleste d’un fardeau. Cet appel est souvent perçu comme celui de la dernière chance. Elle raconte avoir d’abord accepté que sa fille ne mange plus de porc à la cantine, fasse le ramadan, mais s’être sentie démunie lorsque celle-ci a arrêté d’aller au cinéma, d’écouter de la musique ou de fréquenter des copines non musulmanes. L’adolescente passe des heures sur les réseaux sociaux. C’est le cas de beaucoup de filles de son âge, mais elle est exclusivement branchée sur des chaînes prosélytes. Elle s’est mise à collectionner les abayas, se change en cachette pour revêtir un niqab lorsqu’elle sort. L’inquiétude est montée d’un cran quand le lycée a appelé pour avertir qu’elle faisait ses prières en public.

Une hausse de 30 % des signalements en deux ans

« On cherche à chaque fois à identifier si ce qu’on nous décrit relève seulement de l’adhésion idéologique – même rigoriste – ou s’il y a un soutien à la violence, que ce soit en parole ou en acte, et dans ce cas on entre dans le champ de la radicalisation », précise le n°2 de l’Uclat, l’Unité de coordination de la lutte antiterroriste. Ici, les appels gratuits et confidentiels – les noms n’apparaissent dans aucune procédure – durent parfois une heure.

Ces deux dernières années, leur nombre a bondi de plus de 30 %. Entre 500 et 1.000 coups de téléphone arrivent chaque mois dans cette petite pièce exiguë du ministère de l’Intérieur. « On a très peu d’appels fantaisistes, insiste le chef du CNAPR. Il arrive parfois que des gens se trompent et nous appellent pour une urgence, par exemple quelqu’un qui crie Allah Akbar dans la rue ou tient des propos menaçants ; dans ce cas, on les dirige vers des services compétents. » L’activité est corrélée à l’actualité : après un attentat ou un événement violent, en France ou à l’étranger, les appels affluent. « D’habitude, cela retombe après quelques semaines, mais le pic n’est presque pas redescendu depuis les attaques du 7 octobre en Israël », note le chef adjoint de l’Uclat.

70% des mineurs signalés sont des filles

Dans la moitié des cas, ce sont les familles qui appellent, inquiètes d’observer, impuissantes, la dérive d’un proche. Un enfant, souvent. Deux tiers des personnes signalées ont moins de 25 ans. Ces derniers mois, le nombre d’ados a fortement augmenté, notamment de jeunes filles, qui représentent 70 % des signalements de mineurs. « Les réseaux sociaux ont une influence majeure. Le prosélytisme prend un aspect ludique avec des tutoriels ou même des concours de likes », reprend le responsable de la plateforme.

Outre le cercle familial, les entreprises et l’Education nationale appellent régulièrement pour faire part de leurs inquiétudes. Ici, un salarié qui se met à tenir un discours séparatiste, niant par exemple les valeurs de laïcité ou de mixité. Là, un élève, parfois très jeune, qui tient des paroles menaçantes ou remet en cause le contenu du cours.

Le verrou de l’antisémitisme

Surtout, depuis les attaques du 7 octobre en Israël, les écoutants ont noté un avant-après indéniable. « Il y a une véritable banalisation du discours antisémite. On sent qu’un verrou a sauté depuis la réactivation du conflit israélo-palestinien », assure le chef adjoint de l’Uclat. Y compris chez les très jeunes. Certains sont encore à l’école primaire ou commencent tout juste leur collège. A l’instar de cet ado de 13 ans signalé parce qu’il menaçait de mort son éducatrice, la qualifiant de « mécréante », et traitait de « sale juif » son entourage. De ce lycéen dont les propos antisémites étaient devenus quotidiens et qui se référait régulièrement à Hitler ou à la Shoah. Ou bien de cette femme qui a publié sur les réseaux sociaux, juste après les attaques, des vidéos dans laquelle elle qualifiait de « sales cafards » les juifs.

« Cet antisémitisme est parfois le déclencheur de l’appel : c’est un déclic pour les familles, une manière de mesurer le degré de radicalisation », précise le chef de la plateforme. Comme pour n’importe quel appel, l’objectif est d’analyser le discours. S’agit-il de propos isolés, sans pratique religieuse, d’une posture idéologique ou est-ce lié à une rupture de comportement ?

Appel après appel, les écoutants ont remarqué que les propos antisémites – notamment ceux proférés par les plus jeunes – étaient souvent calqués sur les discours bien rodés diffusés sur les réseaux sociaux. « Depuis le 7 octobre, les principaux groupes terroristes ont développé une propagande très offensive visant les juifs », précise le chef-adjoint de l’Uclat. Alors qu’auparavant, le sort des enfants syriens ou des Ouïghours étaient mis en avant pour viser la jeunesse, la rhétorique victimaire s’est désormais déplacée vers le sort des Palestiniens et notamment des Gazaouis.

L’adhésion à la violence

Ce que les écoutants cherchent avant tout à détecter, on l’a dit, c’est l’adhésion à la violence. S’il existe des doutes sérieux, une évaluation complémentaire peut être réalisée : par la DGSI si l’on considère que le cas relève du « haut du spectre », ou par les renseignements territoriaux. Dans certains cas – rarissimes –, une levée de doute est mise en place, s’il y a la crainte d’un passage à l’acte rapide. La plateforme a déjà permis de révéler quelques projets d’actes violents. Mais cela reste largement minoritaire. Neuf fois sur dix, les faits remontés ne relèvent pas de la radicalisation violente. « Il s’agit généralement du tout début de la trajectoire de radicalisation. Parfois, ce sont simplement des familles déboussolées par la conversion de leur enfant », précise le chef du CNAPR.

Pour autant, pas question de les laisser dans le brouillard. « Notre rôle, ce n’est pas seulement la détection mais aussi l’accompagnement des appelants, poursuit l’écoutant. On doit rassurer les familles, leur donner des clés de compréhension. » Ainsi, la mère de l’adolescente a été orientée vers un accompagnement psycho-social dans une cellule de prévention de la radicalisation. Dans son cas, nul suivi sécuritaire n’a été préconisé, car si la jeune fille s’est enfermée dans une pratique rigoriste de l’islam, elle ne tient pas de discours violent. Parfois les appelants sont mis en relation avec la psychologue du service. Dans tous les cas, tous le répètent à l’envi : en cas de doute, mieux vaut appeler que de rester avec ses inquiétudes.

* Le numéro vert (gratuit) – 0 800 005 696 – est accessible du lundi au vendredi de 9h à 18h. Les appels sont confidentiels. Vous pouvez également effectuer un signalement par mail en cliquant sur ce lien.

** Pour des questions de confidentialité, tous les participants ont été anonymisés

Caroline Politi

Source 20minutes