Neuf ans après le début de la série, l’auteur de BD ne racontera plus le quotidien de l’adolescente. « Histoire de mes 18 ans », publié le 6 juin, signe la fin des « Cahiers d’Esther ». Auprès de franceinfo Culture, il évoque la saga, parle de la jeunesse d’aujourd’hui et de sa manière d’éviter le « baby blues ».
Si ce n’est « vraiment pas modeste de sa part », Riad Sattouf aimerait que dans quelques centaines d’années, Les Cahiers d’Esther soient considérés comme des témoignages de ce qu’était la vie d’une « fille moyenne » dans les années 2010 et 2020. Depuis qu’il a commencé la série, ces témoignages s’étendent sur 486 pages. Publié ce jeudi 6 juin aux éditions Allary, Histoires de mes 18 ans signe la fin de la saga dont les albums se sont écoulés à plus de deux millions d’exemplaires et ont été traduits en dix langues. Riad Sattouf nous en dit plus sur ce dernier opus qui clôt une série aussi drôle que touchante.
Franceinfo Culture : La publication du dernier tome des Cahiers d’Esther marque la fin d’une aventure de neuf ans. Comment vous sentez-vous ?
Riad Sattouf : Je me sens étonnamment bien. Quand je fais un projet de bande dessinée, j’en fais toujours plusieurs à la fois. Un peu comme la patrouille de France qui avance en formation, il y en a toujours plusieurs qui avancent de front. Quand l’un d’entre eux touche à sa fin, je continue les autres, ça évite le baby blues.
Dans le dernier album, vous reprenez des éléments issus d’anciens tomes, multipliez les clins d’œil. Il n’y a pas un peu de nostalgie ?
Je me rappelle le moment où j’ai écrit la première page. Je me disais que j’aimerais bien continuer jusqu’aux dix-huit ans d’Esther mais ça me semblait gigantesque. À mon bureau, j’avais calculé que si je faisais un album par an, ça mènerait en 2024. Ça semblait être de la science-fiction. Savoir qu’on y est, ça me paraît vertigineux, ça rend un peu nostalgique forcément, mais j’essaie de ne pas trop y penser.
Esther est, elle aussi, un peu nostalgique…
Je ne relis jamais mes albums, mais, dans cette longue temporalité, j’ai trouvé ça justifié de retourner en arrière, de montrer qu’Esther elle-même a une enfance, qu’elle réinterprète les évènements. C’est drôle d’observer Esther qui, du haut de ces 18 ans, commence à voir des jeunes autour d’elle. Elle n’est plus la plus jeune, elle commence à avoir un avis sur ceux qui viennent, et elle se met, elle aussi, à trouver qu’ils sont déglingués.
Cet arrêt de la série au moment des 18 ans d’Esther était acté depuis le début. Pourquoi vous avez choisi cette limite ?
18 ans, c’est l’âge adulte pour la justice et pour la société. Alors bien sûr, on n’est pas adulte à 18 ans. Mais si on tue quelqu’un, c’est un âge où on va en prison, la jeunesse n’est plus une circonstance atténuante. Je me disais que tous les propos que pouvait tenir Esther avant ses 18 ans ne lui seraient pas reprochés.
Vous parlez souvent du moment où vous avez rencontré la vraie Esther qui est la fille d’un de vos amis de jeunesse. Qu’est-ce qui vous a tellement plu chez elle, au point d’en faire un personnage de BD ?
Elle racontait des histoires un petit peu choquantes ! Elle m’expliquait ce qui faisait que tel garçon était beau, pourquoi un autre était vraiment moche. Elle n’aimait pas les gros, les grosses. Elle disait très librement des propos qui ne sont pas du tout tolérés aujourd’hui. Pour elle, le seul moyen d’être à la fois belle et grosse était d’être blonde. Tout était extrêmement décomplexé. C’était à la fois naïf, innocent, et cruel.
Ces aventures d’enfant ordinaire ont été traduites en dix langues. Vous arrivez à l’expliquer ?
La vie des Français est intéressante pour les étrangers, c’est une forme d’exotisme. Mais c’est aussi que la description de l’enfance touche à l’universel. Tous les enfants du monde sont un peu les mêmes.
Certaines traductions n’ont pas dû être de toute simplicité…
Il y a quelque chose d’amusant à se demander « comment traduire Maître Gims en serbe où en chinois ? » Et en même temps, quand on voyage et qu’on va dans les pays étrangers, on se rend compte que tous les codes culturels de la jeunesse sont une sorte de mondialisation, un impérialisme américain. Dans presque n’importe quel pays du monde il y a exactement le même rap qu’en France. Les mêmes rappeurs, les mêmes mélodies, les mêmes codes. C’est partout pareil. Il y a des Niska, des Maîtres Gims et des Gazo qui rappent en allemand ou en espagnol.
Esther touche plusieurs régions du monde, mais aussi plusieurs générations. Vous vous attendiez à ce lectorat très varié ?
Les Cahiers d’Esther ont été pensés pour les adultes. Je pensais la série comme un voyage dans la vie secrète, sincère et un peu crue des jeunes. Je ne pensais pas que ça pourrait intéresser les ados. Je partais du principe qu’ils aimaient les mangas, et à raison, j’aurais fait pareil à leur âge. Il y a eu un engouement grâce à TikTok au moment où l’adaptation des aventures d’Esther en série d’animation a été postée sur l’application. À mon sens, ce sont les gros mots et la liberté de ton qui leur ont beaucoup plu. Les situations polarisantes aussi. Esther n’est pas un personnage consensuel. Au début c’était une enfant populaire, elle aimait la beauté, elle était cruelle.
Pour les jeunes filles, c’est aussi une représentation rare. Il n’y a pas beaucoup de récits qui adoptent le point de vue d’une adolescente. C’est une chose dont vous aviez conscience ?
Je n’ai pas pensé le projet dans ce sens-là. La majorité de mes projets me viennent comme ça. J’écrivais L’Arabe du futur, qui parlait de ma famille un peu dysfonctionnelle, je savais que ce serait un chemin parfois pénible à suivre et je venais de terminer La Vie secrète des jeunes qui n’évoquait que des histoires hypers déprimantes. Esther, c’était un peu comme des vacances. J’aimais l’idée de m’intéresser à une jeune fille entre guillemets sans histoires, qui ne pense qu’à Angèle, à être souple et à devenir chanteuse. Son côté très positif et enthousiaste, ça me changeait les idées. Et en même temps, c’est vrai que ce point de vue d’adolescente n’a pas été beaucoup exploité. Esther ressent des obligations, elle aimerait bien avoir une vie conventionnelle, avoir un petit ami, mais elle est aussi très critique. Elle se rend bien compte de ce qu’on exige des gens. Pourquoi les garçons doivent aimer le sport, le rap, avoir des coiffures de footballeur pour sembler se sentir garçons ? Pourquoi beaucoup de filles rêvent de princesses et d’être forcément en couple ? En prenant l’adolescence de plein fouet, beaucoup de questionnements lui viennent. Au début, c’était juste une petite qui pensait devenir mannequin.
L’adolescence justement, ça ne vous a pas fait peur ? Ne vous-êtes vous jamais dit qu’elle pourrait ne plus avoir envie de vous raconter sa vie ?
Comme j’anonymisais vraiment sa vie, je me disais que si elle voulait arrêter, je trouverais une autre jeune fille pour qu’elle me raconte ses histoires. Tu quittes le navire ? Le voyage continue (rires).
Quel est le meilleur souvenir que vous avez eu avec la vraie Esther, ou autour de l’écriture des cahiers durant ces neuf ans ?
Je ne sais pas si c’est le meilleur, mais c’est en tout cas l’un des plus drôles. Il y a quelques années, il y avait eu une exposition sur mon travail à la Bibliothèque Publique d’Information au Centre Pompidou à Paris. Le jour du vernissage, j’étais avec la vraie Esther. On regardait une page tous les deux à côté d’un papi et d’une mamie. En regardant cette page où Esther disait plein de grossièretés, le grand-père s’adresse à sa femme et lui dit quelque chose du genre « C’est d’une vulgarité confondante, je ne peux pas penser que les jeunes parlent comme ça ». Et là il se tourne vers la vraie Esther, sans savoir que c’est elle et il lui demande « Vous parlez comme ça vous ? ». Évidemment, Esther a acquiescé. Lui, il a maintenu qu’il n’y croyait pas.
Esther peut donc révolter certains publics alors que ses histoires sont vraiment moins trash que vos premières bandes dessinées ?
Comme je n’ai jamais fait de crise d’ado, je l’ai peut-être faite en BD. J’avais envie de faire des BD choquantes. J’adore Robert Crumb, tous les auteurs américains indépendants qui parlent de sexualité. J’avais envie d’horrifier le bourgeois. Sans en avoir vraiment conscience, je pensais que si je faisais des bandes dessinées mesurées, pas trash, ça n’intéresserait personne. Mais c’était le contraire. Et puis les histoires d’Esther, à leur manière, choquent pas mal de monde.
Plus ou moins trash, vos bandes dessinées et vos films ont pour point commun de beaucoup évoquer la jeunesse. Pourquoi aimez-vous tellement cette période ?
Peut-être parce que j’ai des souvenirs clairs et assez précis de la mienne. Certainement aussi parce que les jeunes sont très intenses, à la fois un peu désabusés, à la fois sûr d’avoir tout compris. C’est une énergie très particulière, qui jaillit à chaque fois. Mais je ne sais pas si je continuerais.
Suivre Esther pendant neuf ans vous a appris des choses sur les jeunes d’aujourd’hui ?
Je me suis rendu compte que la jeunesse était vraiment universelle. Chaque génération d’ado est toujours la même. Les adultes de mon époque pensaient qu’on était la génération de l’apocalypse. C’est toujours un petit peu la même chose. L’être humain progresse, mais lentement, sans grande révolution. La seule chose qui change est que les jeunes me semblent plus désenchantés qu’ils ne l’étaient à l’époque. On a accès facilement à toutes les informations. Quand j’étais ado, les smartphones n’existaient pas. Par exemple les dessinateurs de BD, je les imaginais vivre dans un monde merveilleux, mystérieux, je ne savais rien de leur manière de travailler, de vivre. Maintenant tout ce qu’on veut faire dans la vie, on peut le voir en quelques secondes sur internet. Ça doit être dur d’être jeune aujourd’hui.
Dans le dernier tome, Esther explique qu’elle aimerait que la série serve à faire découvrir la chanteuse Barbara à ceux qui ne la connaissent pas. Vous, vous aimeriez qu’elle serve à quoi ?
Il y a quelque temps, j’ai dû faire une petite crise de la « quarante-cinquaine » et je me suis mis à lire les philosophes, les stoïciens, les Platon et compagnie. C’est extrêmement drôle, car dans certains récits qui évoquent essentiellement les grandes idées et la façon de voir le monde ils décrivent parfois la vie quotidienne. Et c’est fou de lire, dans un livre qui a deux mille ans, des textes qui expliquent que « certains passent leur temps à profiter, vont toute la journée au cirque ». Dans un récit, Platon se plaignait que « les jeunes n’ont plus aucun respect pour rien ». Moi ce que j’aimerais bien, et ce n’est pas du tout modeste, c’est que dans 200 ou 300 ans, pourquoi pas même après, des gens se demandent comment on vivait sans les années 2010, 2020. Qu’ils se demandent comment vivaient le gars moyen, la fille moyenne et que Les Cahiers d’Esther donnent quelques réponses à ça.
Finalement « Les Cahiers d’Esther », c’est un peu une série documentaire…
Oui, un petit documentaire, avec quelques blagues par-ci et des détails qu’on ne trouve pas ailleurs par-là.
Cette démarche, on la retrouve aussi dans « L’Arabe du futur » ?
C’est aussi ce que j’avais voulu faire dans La Vie secrète des jeunes, dont les albums seront bientôt réédités. J’avais envie de dire ce que j’avais vu pour que ce soit raconté, qu’on puisse le lire et qu’on ne puisse pas dire que ça n’a pas existé.
Mis à part cette réédition de « La Vie secrète des jeunes », vous avez d’autres projets en cours ?
La suite du Jeune acteur sortira en juin 2025. J’ai aussi des projets de films qui sont encore un peu secrets, puis une nouvelle série de romans graphiques dont le premier volume sortira en octobre.
Alors c’est reparti pour une série de neuf ans ?
Non neuf ans, je ne pense pas. Enfin je dis ça, mais qui sait ?