Le monde d’aujourd’hui, par Eliette Abécassis

Abonnez-vous à la newsletter

Dans sa chronique du mardi 28 mai 2024, Éliette Abécassis rappelle que la crainte du déclin de l’Europe ne date pas d’hier mais elle s’inquiète de « cette culture qui s’efface au profit du mensonge, de la fausseté, de la simplification et de l’impossible dissociation du vrai et du faux, apanage du contemporain ».

« Quelles que soient nos divergences d’opinion, il est un fait sur lequel nous sommes à ce jour tous d’accord, d’un bout à l’autre de la planète : notre monde se trouve aujourd’hui dans un état anormal, il traverse une grave crise morale. Lorsqu’on regarde l’Europe en particulier, on a nécessairement le sentiment que tous les peuples et toutes les nations vivent aujourd’hui dans un état de nervosité maladif : la plus petite occasion suffit à susciter une énorme excitation. On ajoute plus facilement foi à des mauvaises nouvelles qu’à des informations réjouissantes. Les individus, mais aussi les races, les classes et les États semblent davantage enclins à se haïr les uns les autres qu’à se comprendre. »

Ces lignes ne sont pas d’aujourd’hui. Pourtant, nous aurions pu les lire dans un journal, un hebdomadaire ou un livre paru ce mois-ci. En fait, elles sont écrites par Stefan Zweig, et publiées dans Le Monde de demain (1), un livre d’inédits du grand auteur, qui datent de l’entre-deux-guerres et qui sont publiées et préfacées par l’écrivain et éditeur Stéphane Barsacq. On y croise des auteurs que nous aimons, Proust, Romain Rolland ou Rilke, des réflexions visionnaires sur la fin de la lecture et la menace de la technologie, sur l’inquiétude face à la montée du fascisme, qui va de pair avec la désillusion et la peur du lendemain, la volonté de fuir, de s’échapper, puisqu’il n’y a plus rien à y faire, de cette Europe maudite et pourtant adorée.

Une conversation passionnante et actuelle avec Stefan Zweig

Par la magie de l’écriture, Stefan Zweig, ce génie de délicatesse, de clairvoyance et de raffinement, semble revenu du Brésil où il a choisi de se suicider avec sa femme Lotte, et il nous parle, dans une conversation passionnante et actuelle, de nous, de notre époque, de ce qui nous guette et nous ravage. Lorsqu’il regrette que l’on n’écrive plus de lettres, préférant le téléphone, lorsqu’il craint la disparition des livres face à la montée de la technologie, lorsqu’il relève l’irrésistible ascension du fascisme, de l’antisémitisme, du totalitarisme, et lorsqu’il rappelle les accomplissements des juifs et leur contribution à la culture mondiale, il est vivant ! Il a revêtu sa chemise, son costume de lin beige, a mis son chapeau d’un geste délicat, et il me salue et me parle comme à une sœur, de tout ce qui m’intéresse, il captive, console et apaise, élève l’âme et le cœur, il déplore, il implore, il colore le monde de son regard subtil, et de son aristocratie intellectuelle, à l’instar de Marcel Proust dont il parle si bien – si bien qu’il parle de lui.

Souffrant depuis l’enfance, forcé de ne pas sortir et de rester dans sa chambre, le romancier d’ À la recherche du temps perdu , tout comme celui du monde d’hier, a développé une telle vie intérieure, une telle capacité d’observation et d’interprétation des moindres détails de la société, une telle volonté de conserver malgré tout les valeurs et les rituels du passé, qu’ils en deviennent des visionnaires, des poètes et des mages, interprètes de l’Occident. Ils ont fait de leur vie une œuvre, et une œuvre de leur vie, afin de nous transmettre quelque chose d’important, d’essentiel et de profondément spirituel, tout comme les prophètes de la Bible, ici célébrés par un éloge du livre et de la pensée.  « Au commencement était le Verbe. La Bible, le Livre des livres, commence par cette consécration au Logos, à la pensée et à la pure joie de penser. Pour d’autres peuples, les images et les temples sont devenus les symboles de la religion : mais la foi juive n’avait pas d’autre sanctuaire que la Parole, les Commandements, les Écritures et enfin le Livre. »

Radicalisation de la pensée et montée de la haine

Le monde d’aujourd’hui n’est pas différent au monde d’hier, décrit dans Le Monde de demain. Ce sont ces lettres que nous n’écrivons plus, ces Lettres que nous perdons tous les jours et cette culture qui s’efface au profit du mensonge, de la fausseté, de la simplification et de l’impossible dissociation du vrai et du faux, apanage du contemporain. C’est cette radicalisation de la pensée qui va de pair avec la montée de la haine. C’est la sortie progressive de la démocratie telle que nous l’avions imaginée, donc de l’État de droit. C’est la montée du fascisme, d’un totalitarisme barbare et misogyne sous le masque des mollahs. Et lorsque l’antisémitisme se met à flamber dans une société, ce n’est jamais une bonne nouvelle, sinon le symptôme d’une maladie endémique, profonde et atroce, d’un malaise dans une civilisation qui s’éteint, et peut-être à tout jamais cette fois. Le monde d’aujourd’hui inquiète, défie les consciences, de moins en moins nombreuses. Et l’on ne sait plus comment lutter, tant que c’est encore possible, contre ce contemporain qui nous mécontente et qui nous désespère. La réponse est dans la transmission, la lecture, l’écriture et les Écritures, ces textes qui déjà font partie d’une autre histoire, d’une humanité qui se perd et qui se noie, jour après jour.

(1) Les Belles Lettres, octobre 2023, 296 p., 15,50 €.

Eliette Abécassis

Source la-croix