Le deuxième film de Dani Rosenberg met brillamment en scène la fuite d’un jeune soldat de l’armée israélienne, et avec elle, la cruauté d’un pays envers sa jeunesse.
“Le Déserteur” est le deuxième long-métrage de Dani Rosenberg, et ça commence dans un village gazaoui, où le jeune Shlomi est en opération avec d’autres soldats israéliens j t comme lui. En quelques scène, le film amorce le mouvement de fuite qui le constituera : un plan sur des jambes hésitantes, un travelling sur une course furieuse à travers les rues, une plongée sur un casque balancé par la fenêtre d’une voiture promptement empruntée, et c’est la désertion. Le film est très beau, attachant, bouleversant aussi, toute la question qui m’occupe ce matin, c’est bien-sûr comme il est percuté par l’actualité dans la région, comment aussi il la percute lui-même, comme ce qu’il représente entre en tension avec les images et les discours qui pullulent depuis l’attaque du 7 octobre : une tension qui aurait pu le détruire, tant elle est lourde, et annihilante à bien des égards, pour l’analyse, pour le jugement. Mais le Déserteur lui résiste et nous informe, signe sans doute que c’est un grand film.
Shlomi n’a pas vingt ans, une gueule de beau gamin. Il court vite, moins comme un soldat qui se bat que comme un gosse qui détale, et il fuit l’armée, qu’on ne verra que les quelques minutes du prologue, cantonnée par la suite à quelques officiers qui le pistent, ou à des images télévisées. Lui ce qu’il veut, c’est retrouver sa petite amie, qui cuisine dans un restaurant branché de Tel Aviv, et lui proposer de tout lâcher, et de partir avec lui. Où, comment, il ne sait pas vraiment, car Shlomi est un jeune comme beaucoup d’ autres, un peu emporté, assez inconséquent, qui aime son chien et sa maman. Le film colle à ses basques une heure et demie durant dans un récit de fuite qui tourne un peu en rond, et qui jongle entre le drame, et la comédie, entre la gravité et l’absurdité de sa situation. On comprend ainsi rapidement qu’il n’est pas reporté déserteur par l’armée israélienne mais disparu, enlevé peut-être par le Hamas, et responsable par conséquent d’une opération sanglante déclenchée pour le retrouver dans la bande de Gaza. Le film résonne de noms et de mots qu’on entend en boucle depuis des mois, otages israéliens, l’hôpital Al Shifa, le décompte des morts civils et notamment des enfants, la voix de Netanyahou annonçant la riposte à la télé, les sirènes qui résonnent à Tel Aviv à l’approche des roquettes.
Charlot à Tel Aviv
Et pourtant le récit réussit à conserver son intérêt et sa cohérence propre, en organisant avec brio sa propre manière de raconter ce lieu, Tel Aviv et ses rues huppées, immobilisées d’un coup par les alertes, Gaza qui demeure presque tout du long en hors champ alors qu’on y envoie les mêmes gamins qui font la fête dans lesdites rues, à quelques kilomètres seulement de là. Le film met en scène, simplement, à l’échelle de quelques jours et du parcours d’un jeune homme, cette incompatibilité, cette manière dont les territoires s’excluent l’un l’autre, absolument, des ruines à la plage, des cafés aux ruines.
Ce hiatus déchire le film comme le personnage, mais sans pathos, c’est plutôt une grimace un peu grotesque, un comique pas grinçant, mais teinté de mélancolie, qui s’incarne dans ce personnage et donne lieu à des moments qui ressemblent à de petits sketchs. Shlomi a quelque chose de Charlot, corps habile, mais malmené par son milieu, contraint de s’adapter un temps, et puis qui entre en dissidence, par décalages successifs, comme dans une chorégraphie : à l’armée il est en retard, dans la rue il court plus vite que tout le monde. Au restaurant il mange d’élégantes assiettes avec les doigts, mais saute avec agilité par-dessus les grillages quand il est rattrapé par un couple auquel il a volé plus tôt habits civils et téléphone portable sur la plage. Shlomi est un grand petit personnage, anti-héros d’une guerre que le film ne veut pas raconter car ce n’est pas son affaire, héros d’une escapade picaresque qui ne peut pas durer car la grande affaire le rattrape. Il est coincé : c’est en mettant en scène cette posture littérale que le film trouve manière de raconter singulièrement, en dehors des images médiatiques et des discours à la fois nombreux et empêchés, la cruauté de ce territoire.