Si la cour d’appel de Californie a donné gain de cause à l’établissement culturel contre les descendants de la famille juive spoliée, cette victoire judiciaire suscite le malaise.
L’Espagne peut conserver le tableau de Camille Pissarro Rue Saint-Honoré, après-midi. Effet de pluie qu’elle expose dans son musée madrilène depuis 1992, bien qu’il provienne du pillage d’une famille juive par les nazis en 1939. Après presque vingt ans de bataille judiciaire, la fondation Collection Thyssen-Bornemisza a obtenu gain de cause, le 9 janvier, devant la cour d’appel de Californie face à la famille Cassirer.
Si la loi californienne aurait permis à la famille la restitution du bien, c’est « la loi espagnole qui doit être appliquée pour déterminer la propriété de la peinture », a conclu le tribunal américain. Or, « en vertu de l’article 155 du code civil espagnol, la collection Thyssen-Bornemisza a acquis la propriété de la peinture », a rappelé la cour. L’article en question fait référence à l’usucapion ou prescription acquisitive, c’est-à-dire l’acquisition d’un bien acquis de bonne foi par une possession publique et prolongée dans le temps. Le chapitre judiciaire devrait se clore. La controverse, et les questions morales et éthiques qu’elle soulève, probablement pas.
La vue de la Rue Saint-Honoré, après-midi. Effet de pluie fait partie d’une série d’une quinzaine de paysages de Paris réalisés par le peintre impressionniste français Camille Pissarro en 1897. Exposée dans une galerie d’art, elle est acquise en 1900 par un industriel et collectionneur d’art juif allemand, Julius Cassirer. A la veille de la seconde guerre mondiale, le tableau trône encore dans le salon berlinois de sa belle-fille, Lilly Cassirer. Craignant pour sa vie, celle-ci se voit contrainte, afin d’obtenir un visa pour le Royaume-Uni, de brader l’œuvre à un officier nazi, pour 360 dollars, versés sur un compte de toute façon déjà bloqué.
De Berlin à Madrid, en passant par Lugano et New York
Une fois la guerre terminée, Lilly Cassirer, qui s’est installée depuis aux Etats-Unis, décide de retrouver son tableau et entame une procédure légale en Allemagne afin d’obtenir sa restitution. En 1958, le gouvernement de la République fédérale allemande la reconnaît comme la propriétaire légale du Pissarro et lui verse un dédommagement de 120 000 marks, sans que cette somme ne suppose qu’elle renonce à récupérer le tableau. Car l’œuvre, elle, a disparu.
Plus de quarante années passent avant que son petit-fils, Claude, n’en retrouve la trace aux débuts des années 2000 grâce à un ami qui l’a vue accrochée aux murs du Musée Thyssen de Madrid. En 1976, le baron Hans-Heinrich Thyssen-Bornemizsa l’a en effet acheté dans la galerie Stephen Hahn de New York pour 360 000 dollars. Sinistre ironie de l’histoire, ce collectionneur d’art suisse est l’héritier d’un empire industriel sidérurgique créé en Allemagne au XIXe siècle par la famille Thyssen, connue pour avoir contribué au financement de la montée d’Adolf Hitler, au travers de son oncle, Fritz, affilié au parti nazi.
Le tableau volé par les nazis a d’abord quitté New York pour rejoindre le musée dévolu à sa collection privée, l’une des plus grandes au monde, dans la Villa Favorita, somptueux palais situé au bord du lac de Lugano. Puis, en 1992, il est arrivé à Madrid, où le baron Thyssen, marié à une ancienne reine de beauté et actrice espagnole, Carmen Cervera, a déménagé les 775 œuvres de sa collection, vendue à l’Espagne pour 350 millions de dollars.
Face au musée du Prado, non loin du Reina Sofia, le musée Thyssen est un des trois joyaux du « paseo del arte », où se concentrent les principaux musées espagnols. Le tableau y a été exposé sans soulever de doutes jusqu’à ce que Claude Cassirer, en 2002, commence à en réclamer la restitution au musée et au gouvernement conservateur espagnol de José Maria Aznar. En vain. En 2005, alors que le gouvernement socialiste de José-Luis Rodriguez Zapatero est au pouvoir, le petit-fils de Lilly Cassirer, alors âgé de 84 ans, décide de porter plainte devant un tribunal californien contre l’Espagne et la fondation Collection Thyssen-Bornemizsa qui gère le musée. C’est le début d’une longue bataille judiciaire qui continue, après son décès, en 2010, grâce à ses enfants, David et Ana Cassirer.
« Nier l’Holocauste »
Depuis près de vingt ans, l’affaire est revenue régulièrement sur le devant de la scène espagnole, à la faveur de nouveaux recours ou verdicts. Tout semble indiquer, cependant, que l’arrêt du 9 janvier marque un point final au chapitre judiciaire, même si la famille Cassirer assure qu’elle n’abandonnera pas la bataille. En 2019, un tribunal de Los Angeles avait déjà émis des conclusions semblables à celles de la cour d’appel. En 2022, après un recours devant la Cour suprême des Etats-Unis, l’affaire avait été renvoyée devant la justice californienne. Et un nouveau recours devant la Cour fédérale pourrait difficilement aboutir.
La question morale, en revanche, reste entière. « En refusant de rendre [le tableau], l’Espagne est tout bonnement en train de nier l’Holocauste », avait déclaré en 2022, au journal El Pais, l’un des héritiers, David Cassirer. Dans un éditorial daté du 14 janvier, le quotidien espagnol s’est demandé si « l’Espagne doit exposer dans un musée étatique un tableau dont la propriétaire fut une juive victime des nazis, qui dut le brader pour ne pas finir déportée ? ». Et d’ajouter que « la réponse ne peut pas se limiter à la loi »
C’est le même malaise qu’a exprimé une des juges de la cour d’appel, Consuelo Callahan, sans remettre en cause l’arrêt rendu. « L’Espagne, après avoir réaffirmé son engagement vis-à-vis des Principes de Washington sur les œuvres d’art confisquées par les nazis en signant la Déclaration de Terezin sur les biens de l’époque de l’Holocauste, devrait avoir renoncé volontairement au tableau », précise-t-elle. Aucun gouvernement, ni de gauche ni de droite, ne semble l’avoir ne serait-ce qu’envisagé.
Le nouveau ministre de la culture, l’écologiste Ernest Urtasun, de la gauche alternative Sumar, a assuré qu’il aurait « géré l’affaire d’une autre manière », sans donner de détails, mais qu’il « respecte le verdict ». Le Musée Thyssen continuera donc d’exposer la toile, même si comme l’a rappelé El Pais, cela pose « un problème qu’aucun verdict ne peut clore : un tableau pillé par les nazis ne cessera jamais de l’être ».
Sandrine Morel (Madrid, correspondante)