Bloquée par la peine et l’horreur des massacres du 7 octobre, la société israélienne ferme les yeux sur la destruction de Gaza. Tirée vers l’extrême droite par des militants religieux expansionnistes, elle s’éloigne de plus en plus du reste du monde.
Les évacués du kibboutz de Nir Oz ont quitté leur hôtel, un peu à l’écart de la ville balnéaire d’Eilat, le 2 janvier. Ici, la mer Rouge luit de bleu, entourée de montagnes désertiques. C’est en bus que ces 160 personnes étaient arrivées, dans la nuit du 8 octobre, après presque deux jours d’horreur – une centaine d’autres avaient été tuées ou prises en otage. C’est en bus aussi qu’elles sont reparties, vers un quartier de la ville prolétaire de Kiryat Gat, à 3 h 30 de route vers le nord.
«Beaucoup ne sont pas prêts à prendre ce nouveau départ», dit Debra Kalmanowitz, manager des services psychosociaux à l’ONG IsraAid, qui passe le plus clair de son temps à Eilat depuis le 8 octobre, «mais c’est important de les pousser à reprendre une routine». Les enfants pourront retourner à l’école, et certains parents au travail. Le futur reste très incertain : la communauté ne sait pas si elle pourra retrouver son kibboutz, à 80 % détruits. Mais au moins jusqu’à la fin de l’année scolaire, les évacués auront un toit, une cuisine, des habitudes.
Kiryat Gat est à une vingtaine de kilomètres à vol d’oiseau de Beit Hanoun, première ville à la frontière au nord-est dans la bande de Gaza. L’armée israélienne a annoncé qu’elle se préparait à retirer des troupes, mais les bombes continuent à tomber dans l’enclave – et l’assassinat ciblé de Saleh al-Arouri, numéro 2 du Hamas, à Beyrouth mardi n’a fait qu’éloigner la possibilité d’un cessez-le-feu, le retour des otages et l’arrivée libre de l’aide humanitaire dans Gaza.
Au 90e jour de la guerre, jeudi, le ministère de la Santé du Hamas décomptait 22 438 morts, dont 125 dans les dernières vingt-quatre heures. Plus de 80 % de la population de Gaza, près de 2 millions de personnes, vivent dans des conditions abjectes, à la merci de la faim et de l’épidémie. Les denrées qui rentrent sont parfois prises d’assaut, réquisitionnées par le Hamas, ou tout simplement revendues au plus offrant par des «businessmen». Les prix ont été multipliés par dix, les communications sont mauvaises, parfois entièrement coupées. Et les journalistes locaux, seuls aptes à pouvoir donner ces informations, sont aux abois, épuisés, tués, sans relève d’une presse internationale à laquelle l’accès reste bloqué.
Religion prépondérante
Depuis Israël, pourtant si proche, tout cela reste invisible. «Ce n’est pas que l’information n’est pas accessible, explique la politologue Dahlia Scheindlin, mais elle n’est pas mise en priorité. Quand on parle de la situation humanitaire à Gaza, on en parle en huitième position, après trente minutes de journal télévisé.» Cela tient encore au traumatisme, qui ne cesse de se réverbérer dans la société israélienne. «Le 7 octobre est dans tous les esprits – et c’est d’autant plus le cas, parce que de plus en plus de témoignages sortent», explique-t-elle.
Cette différence si marquante creuse l’isolement d’Israël par rapport au reste de la communauté internationale, bien que le soutien inconditionnel de Washington laisse encore l’Etat hébreu à l’abri des sanctions. Même dans l’intelligentsia de Tel-Aviv, on assigne le soutien aux Palestiniens à de l’antisémitisme, on se sent assiégé. Mais le credo est toujours le même, répété partout : «Ensemble, nous vaincrons.» Même si on n’est pas sûr de la forme de cette victoire.
Des publicités de plusieurs dizaines de mètres de haut accueillent les automobilistes au carrefour d’Azrieli, près du quartier général de l’armée israélienne à Tel-Aviv. L’une d’entre elles demande le retour des otages israéliens à Gaza. Une autre fait l’apologie du peuple d’Israël victorieux, citant la Bible, un lion rugissant sur un fond bleu et blanc. Une dernière met en scène une influenceuse connue, une main sur le front, récitant le Shema Israël, la profession de foi juive quotidienne.
«Pour nous, cette guerre représente, en quelque sorte, une opportunité», explique le jeune rabbin dynamique Honi Yakunt, dont l’organisation Un instant de sagesse est à l’origine de la campagne, soutenue par un riche donateur anonyme. «Israël est à tous les juifs, et nous devons nous rassembler autour de la tradition. Quand nous sommes désunis, c’est à ce moment-là que la calamité frappe, comme le 7 octobre», explique-t-il. A l’entrée de son bureau, dans un complexe moderne dans la ville antique de Césarée, une représentation du troisième Temple, trônant sur l’esplanade des Mosquées, au centre d’un Jérusalem moderne. C’est pour quand ? «Pour demain, avec l’aide de Dieu», dit Honi en souriant.
Depuis le début de la guerre, la religion et ses symboles ont pris une place de plus en plus prépondérante dans l’imaginaire israélien. Benyamin Nétanyahou, grand laïc devant l’Eternel, a fait référence à des figures bibliques dans ses allocutions, assimilant la menace du Hamas à celle d’Amalek, ennemi archétypal des juifs. Cette rhétorique ruisselle dans le reste de la société : «Vous pensez venir dire ici «Free Palestine» ? /Ptui, fils d’Amalek /De la Galilée à Eilat, tout le pays est en uniforme», rappe la chanteuse Stilla dans la chanson guerrière Harbu Darbu, première en écoutes sur les réseaux sociaux.
Pression de l’extrême droite
La partie militante et expansionniste de l’extrême droite israélienne essaie de tirer son épingle du jeu. A Jérusalem, alors que toutes les institutions étaient fermées, les commissions municipales de planning urbain ont repris du service dès le 9 octobre, profitant du climat pour mettre en route d’importants projets de colonisation dans la partie est de la ville. En Cisjordanie, les associations de colons ont courtisé la presse, avec un certain succès, pour faire passer un double message : l’attaque du 7 octobre a eu lieu parce qu’on s’est débarrassé des colonies de peuplement à Gaza ; et, si on ne renforce pas la colonisation en Cisjordanie, Tel-Aviv pourrait devenir la cible d’une autre attaque comme celle du 7 octobre.
Ce message est relayé par les membres d’extrême droite du gouvernement – comme Betzalel Smotrich, qui affirmait mercredi sur X (anciennement Twitter) que «70 % des Israéliens soutiennent l’émigration volontaire des Gazaouis», un pourcentage qui n’est confirmé par aucun sondage fiable. A cette pression de l’exécutif, il faut ajouter une pression par le bas : «Depuis plusieurs années, le corps de l’armée israélienne a été peu à peu investi par une pensée nationale-religieuse», explique Dahlia Scheindlin.
La guerre va continuer, assure l’establishment israélien, pendant plusieurs mois au moins, même si son intensité va varier et malgré la pression interne des 200 000 évacués. En Cisjordanie, les opérations quotidiennes dans les villes palestiniennes n’arrivent pas à endiguer l’attrait de la lutte armée parmi les Palestiniens, une façon de montrer que les buts stratégiques des Israéliens – éradiquer le Hamas, ramener les otages, et un sens de sécurité aux Israéliens – semblent compromis sans une résolution de fond du conflit.
La tâche échouera peut-être à Benny Gantz, grand général au charisme discutable mais à la crédibilité intacte qui semble faire consensus, alors que Benyamin Nétanyahou perd toute légitimité. Selon les derniers sondages, en cas d’élections, son parti de l’Unité nationale obtiendrait 38 sièges sur 120 à la Knesset – un score jamais atteint par le Likoud sous Nétanyahou, qui lui tomberait à 16 sièges au lieu de 32. L’ancien chef d’état-major a déjà commencé à poser ses pions, marquant des points là où Nétanyahou a fauté – en se rapprochant par exemple des familles des otages encore retenus à Gaza, estimés à plus de 120 personnes. Il fait aussi des ouvertures auprès des leaders étrangers, comme auprès du président français Emmanuel Macron, qui s’est entretenu avec lui mardi comme s’il était son homologue.
«Soumission ou silence»
Benny Gantz, allié à d’anciens piliers du Likoud, a une attitude tout aussi inflexible par rapport aux Palestiniens. Rares sont les voix en Israël à se prononcer pour la paix. Seules les forces vives du partenariat juif-arabe se lèvent encore, malgré les difficultés. «Le massacre à Gaza est célébré en Israël avec un discours aux accents fascistes, même dans les endroits où on existe ensemble, juifs et arabes, au travail, dans les supermarchés», explique Sally Abed, Palestinienne d’Israël et cofondatrice de l’association Debout ensemble. Et si la majorité ne le revendique pas, elle le tolère.»
«Il y a une déshumanisation générale des Palestiniens. Cela touche aussi les Palestiniens citoyens d’Israël – il y a plus que jamais un refus d’accepter que nous faisons partie intégrante de cette nation. On nous demande soumission ou silence», ajoute la militante. Plus que tout, elle craint la dépolitisation de sa communauté, qui représente un cinquième de la population du pays. «Tant qu’on est en colère, ça va, dit-elle. Quand on ne parle plus, on coule. Or, avec la dualité de nos expériences, nous sommes un lien critique pour la construction d’une paix pérenne, non seulement ici, mais dans tout le Moyen-Orient.»
par Nicolas Rouger, correspondant à Tel-Aviv