Un mois après les attentats qui ont frappé Israël, « Le Point » revient sur le lieu du festival, où 270 personnes ont été massacrées le 7 octobre.
Plus de 270 morts. Supernova restera dans l’histoire comme une des pires tueries de masse de l’histoire récente, loin devant le Bataclan (90 morts) en 2015 à Paris, l’attentat de l’île d’Utoya (69 morts) en 2011 en Norvège ou encore l’attaque de l’université de Garissa (147 morts) en 2015 au Kenya. Le festival Supernova était pourtant porté par un message de paix, comme souvent associé à la psy-trance, genre de musique techno associée à la culture psychédélique.
Dès le 7 octobre au matin, de premières vidéos-chocs avaient immédiatement filtré sur les réseaux sociaux, montrant les festivaliers fuyant en masse dans le désert, d’autres tués par dizaines dans des abris, et enfin certains enlevés vers Gaza. La révélation du bilan au bout de trois jours avait bouleversé Israël, en faisant le site des pires massacres de l’attaque terroriste du Hamas. Un mois après, les survivants parlent et complètent le tableau d’une boucherie commise dans le but de tuer un maximum de jeunes Israéliens.
Censé marquer la fin de la fête de Souccot, ce festival, dont le nom complet était Supernova Sukkot Gathering, affichait sur son site un appel, aujourd’hui tragique, à « la liberté, l’amour, l’unité, la générosité ». Comme souvent pour ce type de rave party, jusqu’à la veille, les participants ignoraient tout du lieu où devait se dérouler l’événement.
Les organisateurs ont d’ailleurs confié n’avoir opté pour le site en question que quelques jours avant. Le 6 en début de soirée, ils ont envoyé les coordonnées GPS aux 3 500 participants, principalement des jeunes, qui avaient acheté parfois leurs billets des mois à l’avance : la fête se tiendrait dans le Néguev occidental, à moins de quatre kilomètres de la bande de Gaza. « Personne ne s’inquiétait que ce soit si proche de Gaza, admet Millet Ben Haïm. Mais pourquoi les gens exigeraient que nous ne fassions pas la fête dans notre pays ? » De fait, contrairement aux présentations faites par certains pro-Palestiniens, ce site, comme tous ceux attaqués le 7 octobre, se trouve dans les frontières d’Israël de 1948, reconnues par la communauté internationale.
« Retourne-toi ! Il y a des roquettes partout »
Samedi 7 octobre, au petit matin, la fête bat encore son plein devant les trois scènes du festival. Millet se filme avec une amie devant un mur de son. Thérapiste et éducatrice sexuelle le jour, DJ la nuit, elle a acheté ses billets en juin, au premier jour de vente, et débarqué avec quatre amis à deux heures du matin. À 6 h 29, la musique s’éteint. Elle hurle au DJ : « Pourquoi t’arrêtes ? – Retourne-toi ! Il y a des roquettes partout ! »
Non loin, Omri Lendler, 27 ans et venu avec son meilleur ami, contemple les traînées qui strient le ciel. Il a déjà entendu des missiles, mais « jamais autant » ni « si près » de la bordure de sécurité. « Des centaines de roquettes volaient au-dessus de nos têtes », dit-il. « On a très vite compris que quelque chose n’allait pas, puis les sirènes ont commencé à retentir », ajoute Arbel Ashkenazy, 24 ans, venue avec deux amies. Dans la panique, les agents de sécurité somment les participants d’évacuer. Personne ne comprend réellement ce qu’il se passe, certains courent, d’autres marchent.
Millet, elle, « sent dans ses tripes » qu’il faut « se casser le plus vite possible ». Elle demande au copain du petit ami d’une amie, qui les a conduits à l’aller, désormais trop défoncé pour gérer, les clés de sa voiture. Comme elle, des centaines de jeunes rejoignent leurs véhicules et démarrent. Tous se retrouvent très vite dans un embouteillage, sur une route de fortune qui mène à la nationale 232, remontant vers le nord en parallèle de Gaza, seul accès pour quitter la zone. Également coincé, Omri voit alors des tonnes de jeunes courir vers la route. « Puis j’ai vu un policier surgir, pointer son arme en direction de la route et nous hurler : sortez de la voiture maintenant ! »
Des festivaliers pris au piège
Les terroristes du Hamas sont arrivés sur le lieu du festival. Plusieurs colonnes de pick-up arrivent par les routes du nord, du sud et de l’ouest, devancées par une équipe en paramoteur, filmée lors de son survol. Eden Yerushalmi, barmaid au festival, tente aussi de rejoindre sa voiture où deux de ses amies sont déjà réfugiées. En ouvrant la portière, elle découvre qu’elles ont été abattues. Eden n’a pas d’autre choix que de se cacher avec elles. « Au téléphone, elle me disait qu’elle entendait le sang couler », raconte sa sœur Shani.
Prenant d’abord le cap du nord et du centre d’Israël, Millet et ses amis sont déroutés vers l’intérieur du Néguev par un policier, sans explication. Mais alors qu’ils foncent dans la direction indiquée, une voiture arrive en sens inverse à toute allure. Des jeunes Israéliens sortent la tête par la fenêtre, hurlent, font des signes, imitent un cow-boy qui viderait les chargeurs de deux révolvers. Millet capte immédiatement, il y a des terroristes plus loin qui tirent sur les voitures. Elle pile, fait demi-tour, mais au bout de quelques secondes échoue avec tout un tas de véhicules à l’arrêt. Ils mettent pied à terre, entendent les rafales, de plus en plus proches, de tous côtés. Comme tous les Israéliens, elle a fait son service et sait que les soldats de Tsahal n’ont pas le droit d’employer leur arme en mode automatique. Elle comprend que ce n’est pas une fusillade, mais une battue pour abattre autant de jeunes festivaliers que possible. La nasse se referme. Ceux qui avaient pris la route les premiers ont été mitraillés. La très grande majorité se retrouve prise au piège.
« On voit les balles fuser »
Arbel sort de sa voiture avec deux de ses amies pour se mettre à courir. Juste à côté d’elle, elle voit une conductrice « d’une vingtaine d’années » au volant de sa Fiat rouge, la tête transpercée d’une balle. Elle a encore un peu de batterie et appelle la police. L’opérateur lui dit de courir vers l’est. La course éperdue dans la plaine commence pour des milliers de jeunes. Avec ses amies, elle court pendant environ « quarante minutes », avant de tomber sur un van blanc. « On ne savait pas si c’étaient des juifs, des terroristes, mais on se dirige vers eux. » Vingt-cinq personnes sont entassées à l’arrière de l’utilitaire, un jeune garçon a reçu une balle dans la jambe, une jeune fille tente de poser un garrot, avant de s’évanouir. Des balles frappent la carlingue.
Millet et ses amis détalent droit vers le désert. Les balles sifflent et tombent tout autour d’eux. Elle voit des gens d’autres groupes abattus en pleine course. Yarin Amar, 22 ans, est aussi en train de courir quand les terroristes arrivent à son niveau. Elle se retourne, voit un assaillant attraper le sac à dos de son ami, qui parvient à s’extraire de la prise. Ensemble, ils se réfugient sous des buissons. Dans le sac à dos se trouvait le portable de son ami. Un terroriste appelle ses parents : « Vous ne reverrez jamais votre fils, il est avec nous. » Où que ces jeunes aillent, des hordes de prédateurs surgissent, dans des pick-up, d’où ils mitraillent leurs proies. Omri Lendler parcourt environ un kilomètre, avant de se dire qu’il faut retourner vers le lieu du festival. Sur son chemin, il croise un pick-up blanc, le hèle, monte à l’arrière.
À 300 mètres d’eux, des terroristes avec des bandeaux verts du Hamas pointent sur eux leurs AK47. « On voit les balles fuser, percuter le sol. Une voiture de police s’arrête à notre niveau, nous dit qu’ils kidnappent des gens pour les emmener à Gaza. » Ils font demi-tour, veulent aller vers le kibboutz de Be’eri, pensant qu’ils y seront en sécurité. Après vingt minutes de route, le pick-up se retrouve à une intersection. Ils s’engagent, voient de nouveau des terroristes à quelques centaines de mètres, font demi-tour. « Quand on repart, je vois un homme qui ne ressemble pas à un combattant, sans arme de guerre, en train de poignarder un jeune festivalier au ventre et à la poitrine, le sang gicle. L’assaillant sourit. »
De nombreuses vidéos ont témoigné d’hommes en civil venus se joindre aux combattants du Hamas. Le jeune homme continue sa course folle, trouve une voiture, sans clés, puis se met à ramper en direction d’un buisson. « Je portais un tee-shirt vert assez visible, alors je décide de l’enlever puis je commence à creuser un trou dans la terre avec mes mains pour me cacher dedans. » Tout près de lui, il entend encore les salves de coups de feu, les cris en arabe – « Allah akbar » – et se force à rester face contre sol.
« Ils m’ont eue »
Après deux heures de cavale, Millet a aussi repéré un fossé, un ruisseau asséché, et s’y jette, suivie des deux amies qui étaient avec elles en soirée. Les garçons, qui ont encore de l’endurance, ne s’arrêtent pas. Ils s’en sortiront après des heures de course dans le désert. Épuisées, les trois filles s’enterrent dans des feuillages, près d’un buisson. Dans leur fossé peu profond, Millet Ben Haïm et ses deux amies textotent furieusement à leur famille. Millet envoie sa localisation, mais interdit à ses parents de venir à sa rescousse. Elle veut surtout les apaiser si elle meurt : « Je suis heureuse de la vie que j’ai eue », écrit-elle.
Les mitraillages se poursuivent, se rapprochent, parfois s’interrompent quelques secondes. Les tentatives d’appel à la police échouent. Mais grâce à leurs familles, les filles entrent en contact avec Rami Davidian, un fermier qui exfiltre des centaines de jeunes dans son pick-up Toyota blanc, au péril de sa vie. Il leur promet de venir les chercher, en leur disant qu’elles le reconnaîtront à ses coups de klaxon. Millet n’a plus que 3 % de batterie, elle coupe son téléphone tandis que ses amies épuisent les leurs. Commence alors une interminable attente.
Eden, elle, est restée au téléphone avec sa sœur, sans dire un mot, pour ne pas que les terroristes entendent. Dans la voiture, les téléphones de ses deux amies décédées continuent de sonner. Elle entend la voix d’un jeune homme implorer « aidez-moi, aidez-moi » et décide de rassembler son courage pour sortir de la voiture. Ils courent avec ce garçon pendant quelques minutes, puis se perdent. Eden trouve finalement un buisson derrière lequel se cacher. Mais les minutes passent et elle distingue des cris en arabe. Les terroristes sont en train de se rapprocher d’elle. Toujours en contact avec sa sœur Shani, Eden finit par envoyer : « Je vais mourir, je vous aime. » Puis à 10 h 44, cette note vocale : « Shani, ils m’ont eue. » Prise en otage, la jeune femme a eu 24 ans dans la bande de Gaza le 14 octobre dernier.
Caché dans son trou de fortune, Omri entend aussi des pas s’approcher. « Je pense à ma famille, à ma mère, j’espère qu’elle pourra se remettre de ma mort et qu’elle aura une fin de vie heureuse. » Alors que les terroristes avancent vers lui, il se dit aussi que s’ils le trouvent, il fera quelque chose pour les provoquer et se prendre une balle dans la tête. « Je préfère mourir que d’être emmené vivant dans Gaza. » Millet, elle, s’en rendra compte plus tard, la localisation envoyée au fermier Rami Davidian est erronée. Les groupes de tueurs ratissent aussi la zone où elle se trouve. À un moment, vers midi, elle en voit un s’arrêter à quelques mètres d’elle. Il ne la voit pas et repart.
« L’air sentait le fer »
Millet rallume son portable, supplie Rami de les trouver, lui demande sa localisation en direct, mais son propre téléphone s’éteint. Elle finit par entendre des klaxons. Rassemblant son courage, elle se relève, aperçoit un pick-up Toyota blanc… qui pourrait tout aussi bien être un véhicule des terroristes. Mais elle a cru voir un autocollant écrit en hébreu. Les trois filles se ruent sur la voiture. Ce n’est pas Rami, mais d’autres bienfaiteurs, Leon Bar et son fils, qui se sont joints à Davidian. Trois autres survivants s’entassent déjà à l’arrière, Millet et ses copines s’écrasent sur eux. La Toyota démarre en trombe, transfère le groupe à l’armée au village de Patish. Les soldats mettront encore plus de cinq heures à les exfiltrer de la zone. Saines et sauves. Le chauffeur, Leon, sera tué le lendemain au cours d’un autre sauvetage.
Après trois ou quatre heures caché sous les feuillages, Omri décide de se relever. Les tirs continuent de retentir, mais ils sont de plus en plus espacés. Hagard, couvert de sang à cause des égratignures, il se dirige vers le lieu du festival et entend des voix en hébreu. Sur la route, il voit des corps plantés avec des couteaux de cuisine, troués par les balles. « L’air sentait le fer tellement il y avait de sang », il y a aussi ce jeune, si brûlé qu’il « ressemble à un squelette ». À 14 heures, Omri est évacué vers le commissariat de Netivot. Il appelle sa mère : « Maman, je suis en vie. »
Sur le site du festival, un policier israélien filme le massacre. Une multitude de corps ensanglantés gisent en plein soleil, enchevêtrés, désarticulés. Derrière le bar, près des congélateurs dans lesquels de nombreux festivaliers ont essayé de se cacher, ils sont plusieurs dizaines. Visages figés, ils sont comme des poupées de chiffon, ont les membres disloqués. Une jeune femme, sur le dos, est si durement touchée qu’elle est méconnaissable, son visage a disparu. Un peu plus loin, une autre a la tête renversée, sa nuque ne supportant plus un tel poids. Presque tous ont les yeux ouverts, le regard fixe, signe de l’extrême violence avec laquelle ils ont été fauchés.
À cette heure-là, Evyatar David, 22 ans, est déjà entre les mains du Hamas. Dans une première vidéo tournée par des terroristes et retrouvée par sa sœur Yeela, on le voit être jeté dans le coffre d’un pick-up blanc Toyota. Ses mains sont attachées dans le dos, son corps entrelacé avec celui de deux autres jeunes. Les terroristes les frappent avec la crosse de leurs armes. Leurs tee-shirts sont déchirés, leurs corps couverts de plaies . On le retrouve, dans une pièce sans fenêtre, à même le sol, filmé au flash d’un téléphone, avec quatre autres jeunes. Ils ont les yeux écarquillés, tremblant de terreur, se protègent comme ils peuvent de leurs mains entravées.
On découvre encore Eyvatar à Gaza, torse nu, la nuque encadrée par le bras d’un terroriste qui porte un gilet tactique, une cagoule noire et un fusil d’assaut. Il est exhibé dans les rues de Gaza, devant des murs sur lesquels sont taguées des inscriptions en arabe, violenté devant des civils en liesse. Evyatar s’était rendu au festival Nova avec quatre amis. Deux ont été tués par des grenades. Evyatar et un autre ont été faits prisonniers par le Hamas dès 10 heures ce samedi 7 octobre. Un seul en a réchappé vivant et libre. En tout, plus de 270 participants de Supernova ont perdu la vie lors de « Chabbat noir », et des dizaines d’autres ont été pris en otages.
« Identifier les morts »
Près d’un mois plus tard, dimanche 5 novembre, sous le soleil écrasant et dans un épais nuage de sable, les secouristes de Zaka s’affairent dans l’habitacle d’une Kia bleue, à quelques kilomètres du lieu où s’est tenu le festival. C’est ici, où l’air sent encore la mort, que sont entreposées les centaines de voitures des festivaliers de Tribe of Nova. Ou plutôt ce qu’il en reste. Beaucoup sont brûlées, d’autres littéralement écrasées. Sur les pare-brise, les impacts de balles témoignent des tirs nourris des terroristes du Hamas.
Comme le veut la tradition juive, il faut isoler tout le sang qui a coulé ce 7 octobre, afin de pouvoir le mettre en terre avec les défunts. Chaque millimètre de l’intérieur des voitures est inspecté, les sièges ensanglantés découpés, pour être remis aux familles endeuillées. Dans la Kia, les hommes de Zaka retrouvent plusieurs morceaux d’une boîte crânienne. « Ce travail doit permettre d’identifier les morts qui ne le sont pas encore », explique un secouriste. Dans ces carlingues défoncées, ils continuent de retrouver des dents, des morceaux de cerveau… « On peut alors prévenir les familles, et mettre fin à leur interminable attente. »
Le corps de Ruth Peretz, une jeune fille de 17 ans, atteinte de paralysie cérébrale, a lui été retrouvé un mois après le massacre. Son père Éric l’emmenait régulièrement dans ce genre d’événements festifs. Sur une photo prise la veille de l’attaque du Hamas, on la voit, assise dans son fauteuil roulant, le visage en partie caché par ses lunettes de soleil. Son père, heureux et souriant, l’entoure de ses bras. Lui aussi a été tué ce 7 octobre. Son corps a été retrouvé neuf jours avant celui de sa fille, laissant imaginer qu’ils ne sont pas morts ensemble. Jusqu’au 5 novembre, Ruth était introuvable. L’armée craignait qu’elle soit otage, car son fauteuil roulant avait été découvert, vide, sur le lieu du festival. D’après les secouristes de Zaka, près de 70 corps manquent encore ou sont toujours en cours d’identification.