Les poses des Stolpersteine ou pavés de mémoire sont de plus en plus nombreuses en France, mais ces commémorations sont parfois critiquées. Plusieurs villes comme Mulhouse ou Paris y sont même opposées. Si certains évoquent le respect des victimes, d’autres raisons s’apparentent plus à un refus de regarder en face un passé qui dérange.
Les gestes sont assurés et précis : le pavé est inséré dans le macadam de la rue Herder, près de l’Orangerie. Un coup de maillet pour bien l’enfoncer, puis une brosse pour enlever terre et poussière. Dans un silence pesant d’émotion, l’assemblée suit cette opération non autorisée dans certaines communes en France. Un coup de chiffon ensuite. La plaque de laiton brille, faisant ressortir un nom, « Marc Blum ». Des larmes sont essuyées sur les visages graves.
Nicole, 97 ans, est aujourd’hui entourée de ses enfants, petits enfants et arrières petits-enfants. Elle a vécu dans cette maison et n’a pas oublié les années heureuses, avant la fuite pour échapper aux nazis. Marc Blum était son grand frère, jeune étudiant en chimie, mort en déportation en 1944 à l’âge de 23 ans. Une des nièces de Nicole prend la parole : « La vraie mort c’est l’oubli. Nous, on n’a jamais oublié. Désormais, les gens de la rue Herder, et tous les Strasbourgeois, ne pourront plus oublier que Marc Blum a vécu ici. »
100 000 pavés posés en Europe
Chemise en jean, chapeau marron aux larges bords, c’est Gunther Demnig lui-même qui a planté le pavé ce mardi 25 avril. L’artiste allemand a lancé ce projet des pavés de mémoire, ou Stolpersteine, dans les années 90. L’idée est de commémorer le souvenir des victimes du nazisme en marquant leur ancien domicile, lieu de travail ou d’études par des cubes de béton recouverts d’une plaque de laiton, avec une inscription qui honore leur mémoire.
En tout, environ 100 000 pavés ont été posés à travers l’Europe. Gunther Demnig ne les a pas installés tous, mais il aime à faire le déplacement parfois pour faire grandir « le mémorial décentralisé le plus important d’Europe ». En plus de la famille ce jour là, des membres de l’association Stolpersteine 67 sont présents, ainsi qu’un étudiant en histoire qui a retracé le parcours de Marc Blum et pris contact avec sa famille, et enfin des habitants actuels de l’immeuble, associés aussi à la cérémonie et heureux d’y prendre part.
Oppositions diverses
Si les pavés de mémoire sont de plus en plus nombreux, le projet ne fait pas toujours l’unanimité. Les résistances peuvent être diverses et ne s’expriment pas toujours frontalement. En Alsace et ailleurs, Stolpersteine 67 et Stolpersteine France, les deux associations qui ont repris le flambeau en France, ont été confrontées à toutes sortes de réactions.
Richard Aboaf, membre de Stolpersteine 67, se souvient : « À Barr, au départ, deux conseillers municipaux d’extrême droite se sont opposés à l’installation, avant de se rétracter. Il arrive aussi que les maisons devant lesquelles les pavés sont installés aient été spoliées à des Juifs, et ceux qui y habitent ne veulent pas se confronter à cette histoire, cela a été le cas à Stuttgart par exemple. Enfin, parfois il y a d’abord un refus, comme un Allemand qui habite au quartier des XV dans une maison devant laquelle nous souhaitons installer un pavé de mémoire… Mais en parlementant, on arrive à convaincre. La pose devrait avoir lieu en juin. »
Normalement, l’avis des résidents n’est pas requis. Contrairement à celui de la municipalité, car le pavé s’implante dans le domaine public. Christophe Woerlé, de l’association Stolpersteine France, soupire en faisant la revue des arguments qu’on a pu lui opposer : « On m’a objecté à La Baule que poser des plaques pour des Juifs serait inconstitutionnel et une rupture du principe de laïcité. Dans une mairie parisienne j’ai entendu “encore les Juifs?” , qu’il fallait passer autre chose, et qu’on parlait assez de la Shoah comme ça. »
« Les Juifs n’ont pas disparu de France »
L’enseignant poursuit : « C’est bien la preuve que ces pavés font encore “stlopre” (trébucher en alsacien, qui se dit stlopern en allemand, NDLR). » En France, l’exemple le plus marquant est celui de Paris. Le professeur d’histoire de 54 ans fait partie du groupe à l’origine d’une pétition demandant à la capitale française d’accepter ce mode de commémoration. La réponse par mail de la municipalité reçue par l’association en septembre 2020 lui paraît « lunaire » : « Les Stolpersteine ne sont pas adaptés au travail de mémoire parisien. Les Juifs n’ont pas disparu de France, ils sont encore présents. Les Stolpersteine renvoient une image qui ne convient pas à la France, où 75% des Juifs ont survécu. »
Des arguments chiffrés auxquels certains opposent les plus de 37 000 Juifs, Français ou non, arrêtés et déportés dans la capitale, recensés par Serge Klarsfeld, soit environ la moitié des déportations sur l’ensemble du territoire. Le nombre de pavés pourrait donc être très important.
Un passé dur à confronter
Régis Schlagdenhauffen est chercheur à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Il a beaucoup travaillé sur la mémoire de l’Holocauste, notamment en Alsace et en Allemagne, et s’énerve de cette hypocrisie : « En effet, il y a énormément de victimes en France car le régime de Vichy a non seulement collaboré mais a fait encore plus que ce que demandaient les nazis. Il y a quelquefois encore des problèmes à se confronter à cette histoire. Cet argument serait valable en Allemagne, pourtant c’est là que les pavés sont les plus nombreux. »
L’héritage de l’Alsace en la matière, annexée, n’est pas des plus simples à confronter, il a longtemps été délicat de regarder cette histoire en face, et le travail des historiens se poursuit. À noter que les deux associations pionnières en France dans la pose des Stolpersteine sont toutes les deux alsaciennes. Même si le passage de flambeau est tardif, est-ce la proximité de l’Allemagne qui l’explique ?
Ne pas marcher sur les morts
Parfois, les réticences émanent aussi des communautés dont sont issues les victimes. Par exemple, le consistoire juif du Bas Rhin s’opposait avant 2017 à ces poses. Selon l’actuel grand rabbin de Strasbourg, Harold Abraham Weill, le consistoire y voyait une commémoration inappropriée : le fait de planter ses pavés par terre, d’avoir des noms de déportés au niveau du sol peut heurter. Les plaques commémoratives sont susceptibles d’être piétinées, par inattention ou à dessein, voire souillées. La municipalité de Roland Ries ne voulait pas aller à l’encontre des représentants de la communauté.
Harold Abraham Weill a pour sa part été tout de suite intéressé par le projet lorsqu’il lui a été présenté. La voix est ouverte à la pose de Stolpersteine depuis sa nomination en 2017. Le jeune rabbin a d’abord tenu à se prononcer d’un point de vue religieux : « Ce pavé n’est ni une pierre tombale, ni une sépulture, donc le fait qu’il soit au sol ne pose pas de problème du point de vue rabbinique. D’ailleurs, le symbole, de taille modeste, me paraît plutôt en phase avec nos traditions qui sont dans la sobriété quand il s’agit de cimetières. Beaucoup des victimes des nazis n’ont pas du tout de sépulture, d’un point de vue personnel, le fait d’inscrire leur nom dans le sol, qui touche au patrimoine intime de la ville, ça me parle. »
Harold Abraham Weill ne prétend pas s’exprimer au nom de tous les fidèles : « Il n’y a pas d’objet parfait pour exprimer la mémoire. » Le grand rabbin de Strasbourg comprend ceux qui pensent que la pose au sol n’est pas appropriée, ou que les dimensions de l’objet ne sont pas à la hauteur du souvenir dû : « Mais les oppositions qui invoquent des raisons religieuses n’ont pas lieu d’être. »
Pas de pavés à Mulhouse
À Mulhouse, l’autre grande ville alsacienne, les Stolpersteine n’ont pas droit de cité. Paul Quin, adjoint chargé des cultes et du devoir de mémoire explique que la ville préfère d’autres formes de commémoration : « Les pavés sont dispersés, de plus il ne nous apparaît pas respectueux et approprié que l’on puisse marcher sur les noms de ces victimes. Nous nous sommes renseignés auprès de la communauté juive et du consistoire et nous avons voulu tenir compte de leurs objections. »
Le fait que Gunter Demnig soit allemand, que son père ait été membre du parti national socialiste, et ait sauté en parachute sur Guernica, laisse aussi circonspects certains. Le grand rabbin Harold Weill balaie cet argument : « Je ne m’intéresse pas à son histoire personnelle, est ce que c’est une forme de thérapie pour lui de sillonner l’Europe avec cette démarche ? Ça ne me concerne pas. Je ne veux pas rentrer là dedans, sinon c’est sans fin… »
Concurrence de la mémoire
À Strasbourg, les premiers pavés ont été posés pour des Juifs déportés qui n’avaient pas de descendants. Autrement, les familles sont systématiquement consultées et associées. Le rabbin Weill a appris que son père avait entamé des démarches pour la pose de Stolpersteine à Mackenheim pour sa tante, son mari et leur fille, déportés à Auschwitz.
Moins dicible, pointe aussi une forme de compétition quand il s’agit d’évoquer cette mémoire de l’Holocauste. Plusieurs témoignages recueillis regrettent l’opposition ferme de la fondation Klarsfeld. Cette structure fondée en 2000, poursuite du combat de Beate et Serge Klarsfeld, est à l’origine des mémoriaux de Paris et Drancy. Elle appuie beaucoup de projets, mais rejette les Stolpersteine, et dicte l’attitude de certaines municipalités, regrette Christophe Woehrlé : « À Paris la mairie suit ce que veut la Fondation. Les seules poses de pavés ont eu lieu sur le domaine privé. Le mémorial au centre de Paris est invoqué comme lieu de mémoire suffisant. Nice et Lyon refusent également au prétexte qu’il existe déjà des monuments… Mais les pavés viennent en complément et pas en concurrence d’autres monuments. »
Stéphanie Wenger