Trente-huit ans après la mort du penseur du je-ne-sais-quoi, les éditions de L’Herne lui consacrent un Cahier. Plus que Sartre, auquel il reprochait son peu d’engagement dans la guerre, Janké était le vrai philosophe de l’existence.
Jankélévitch disait à ses amis qu’il n’aimait pas se séparer. Il détestait les dernières fois, se souvient Françoise Schwab, l’une de ses proches, sa biographe aussi, qui vient d’orchestrer, avec une bien belle équipe, ce riche Cahier de L’Herne, fort élégante manière de lui dire, trente-huit ans après sa disparition, que par l’esprit, ils ne lui ont jamais dit adieu. Janké refusait l’adieu car il refusait le définitif. La coupure qui interdit les occasions de se revoir. Le trop-tard qui sent la mort, annule toute vie, toute possibilité de s’en (res)saisir. Or il était le philosophe de la vie, du mouvant, de l’insaisissable, qu’il n’a cessé de retourner dans son esprit infiniment subtil, tel un Modiano philosophe retricotant l’écheveau des mêmes fines intuitions.
« Passeur de l’ineffable », écrit justement Françoise Schwab. De l’ineffable du réel. Janké fut l’esprit de subtilité incarné. Il avouait que le « presque » le fascinait. L’infinitésimal. La nuance imperceptible, « le pianissimo à peine audible, tangent au silence ». Ce « sable du silence » auquel cette oreille absolument musicale a consacré des pages sidérantes de poésie dans La Musique et l’ineffable. Son projet fut, rappelle Florence de Lussy, qui le cite, « d’essayer de penser jusqu’au moment où la pensée se brise sur des choses difficiles à saisir ». Ce sont aussi les vagues qui se brisent : le style de Janké, qui pensait en poète, parlait, écrivait par vagues, toujours recommencées. Avec Péguy, il fut l’autre grand disciple de Bergson, l’homme de l’élan inépuisable, de la vérité toujours approchée mais jamais atteinte. Il l’aura approchée en des domaines qui nous concernent tous : la mort, l’instant, l’immédiat, l’occasion, l’irréversible, l’imprescriptible, le pardon…
Les à-côtés
Écouterait-on aujourd’hui, à l’ère de la kalach verbale, du raccourci gueulard, quelqu’un qui d’un souffle léger vous parle du « je-ne-sais-quoi » ? Qui, à l’heure de l’impérialisme du savoir, où il faut savoir, d’emblée, où il faut s’entendre, sans délai, un esprit qui vous conte les charmes du malentendu et de la méconnaissance ? Chez Janké, la pensée murmure. Entendrait-on quelqu’un qui vous assure que « la lueur timide et fugitive, l’instant-éclair, le silence, les signes évasifs, c’est sous cette forme que choisissent de se faire connaître les choses les plusimportantes de la vie ». Oui, peut-être, il saurait se faire entendre. Tant l’énergie bondissante, juvénile, de sa parole (voir extrait), malgré une voix de fausset, est irrésistible. Il n’est qu’à revoir l’émission que Bernard Pivot lui consacra en 1979, quand, sur le tard, on s’aperçut qu’il pouvait aider à penser l’existence mille fois mieux que les idéologues. « Je profite maintenant de la dévaluation des systèmes, et on se retrouve là où je suis depuis toujours, dans les margesou les à-côtés », répondait-il ironique, interrogé sur cette faveur crépusculaire. Il faut réécouter ce funambule de la pensée qui faisait voir fort courtoisement à un Pivot amusé que le titre de son émission – « À quoi servent les philosophes ? » – ne valait pas un clou. Parce que les philosophes ne sont pas un outil de jardinage. Parce qu’ils ont l’esprit assez libre pour prétendre à servir.
Un philosophe de l’existence. Le seul véritable, prétend Edgar Morin, interviewé pour ce Cahier, lui qui le connut bien dans la Résistance à Toulouse, après avoir suivi ses cours au café, place du Capitole, en 1940. Avec Aron, Janké fut en effet l’autre « grand professeur ». Puisqu’on parle de philosophie existentielle, le pré-carré de Sartre, Pascal Bruckner, qui eut Janké pour directeur de maîtrise, rappelle la dent que celui-ci avait contre le chef de file des existentialistes et sa bande, Merleau-Ponty notamment, qu’il accusait d’avoir occupé pendant la guerre son appartement confisqué par le gouvernement de Vichy. « Notez que ceux qui parlent d’engagement ne sont pas les plus engagés. Pour beaucoup, l’engagement est un vocable et rien d’autre. Mais être engagé, c’est d’abord avoir couru un danger », remarquait Janké, taclant le philosophe de l’engagement. Quand Sartre clamait les pouvoirs indubitables de la philosophie, Jankélévitch opposait celle-ci à la musique : « Dans la philosophie, il y a un enchantement dans sa brume elle-même, parce qu’elle est indéterminée et parce qu’elle nous donne l’illusion de comprendre alors que nous ne comprenons pas. Elle est donc dangereuse de ce point de vue. Elle constitue un piège parce qu’elle autorise l’approximation, elle rend l’approximation bénéfique. Vous n’avez pas vraiment compris mais vous comprenez à peu près. Elle donne la bénédiction de l’à-peu-près. »
La joie de la pensée
Ce grand lecteur de Fénelon était aussi un grand moraliste. Au sens où Pascal l’entendait : « Une morale qui se moque de la morale. » Qui laisse place au paradoxe, aux ambivalences, mais qui place l’amour au cœur, désintéressé, réciproque. Une morale traversée par l’intense douleur de la guerre, qui le ramena vers le concret et dont il garda, jusqu’à l’excès, une sainte horreur de tout ce qui était allemand, convaincu de la responsabilité collective du peuple d’outre-Rhin. Ce Cahier reproduit son dialogue de sourds en 1972 avec le jeune BHL qui tente, en vain, de le convaincre d’une culture européenne. L’Europe ? Une idée allemande, dont il fallait se méfier. Avant d’ajouter : « Je ne vois aucune raison de borner mon internationalisme culturel à l’Europe. » On l’imagine, répondant joyeusement. Car il incarnait la joie de la pensée. Si on avait le malheur de lui demander le secret de cette joie, il s’en effrayait : « Surtout, ne faites pas cela. La joie est une fleur fragile. Si j’y touche, ses pétales tombent, en ne me laissant qu’un peu de pollen sur les doigts. Il ne faut surtout pas s’interroger sur les causes de la joie, elles sont impondérables. »
Cahier Jankélévitch, dirigé par Françoise Schwab, Pierre-Alban Gutkin-Guinfolleau et Jean-François Rey (Éditions de L’Herne, 296 p., 33 €). À paraître le 8 février. À lire aussi : Vladimir Jankélévitch, de Françoise Schwab (Albin Michel, 400 p., 23,90 €).
Extrait
« La vérité n’est pas toujours une gaffe, quand même ! Mais la gaffe n’est gaffeuse que parce qu’elle a un lien avec la vérité. Le gaffeur dit la vérité ; mais il se trompe sur la catégorie, sur les circonstances, sur le moment du temps : il dit la vérité hors de saison, quand et où il ne faut pas, à qui il ne faut pas… Il gaffe parce qu’il ne pense qu’à la vérité et non à toutes les bonnes raisons qu’il aurait de la taire. Il énonce une vérité de fait et, en même temps, il commet une erreur pneumatique. Voici un cardiaque à qui le cardiologue déclare : “Vous venez de faire un infarctus : surtout pas d’émotions, pas d’émotions !” Les relations humaines sont brumeuses, approximatives, crépusculaires, indéterminées, mêlées de facteurs impondérables : la confiance, l’espérance, le cœur… À l’égard de toutes ces choses qu’on ne peut pas manier comme des objets, il faut avoir la manière. Quand faut-il dire la vérité ? Voilà une question bien désinvolte.
Mais la réponse l’est encore plus : pas toujours parce que la vérité n’est pas toujours bonne à dire, ni en tout lieu. Cela dépend. Cela dépend des circonstances qui sont innombrables. De telles précautions sont sans doute dérisoires ! On en revient ici à une sorte d’opportunisme philosophique : au lieu de contempler les essences éternelles, il faut interpeller l’occasion, comme le fait Machiavel, saisir au vol l’insaisissable aussi fugitif et inconsistant qu’une étoile filante. Le gaffeur, lui, est trop lourdaud pour saisir ces nuances, et c’est pourtant par lui que la vérité arrive, avec le scandale. À cause de ce butor, ce qui pouvait exister à condition de rester latent, tacite et sous-entendu devient un malentendu insupportable. Naturellement, ceux qui clament le plus fort et défendent la vertu outragée ne sont pas pour autant les plus candides ; mais peu importe.
Dans La Méconnaissance, le Malentendu, vous semblez considérer que la vérité est l’exception et que le malentendu est la règle.
La vérité est une fine pointe. Il y a une foule de manières de se tromper, il n’y en a qu’une d’être dans le vrai. À notre époque des médias surtout, on se contente de vérités approximatives : elles suffisent bien à faire marcher la machine. Et du point de vue social, le malentendu, c’est ce qu’il y a de plus commode, en tout cas de plus expéditif, de plus viable. »
Par François-Guillaume Lorrain