Quand la famille Lipkin s’entredéchire pour son empire financier

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Les frères Lipkin, Maurice et Joseph, fils du créateurs de l’empire, se disputent le royaume constitué de la chaîne de magasins les Opticiens conseils et de placements immobiliers.

En ce début des années 1960, l’Essonne n’est qu’un vaste champ. Né à Alexandrie en 1932, Victor Lipkin a posé ses valises dans ce qui n’est alors qu’un modeste village, Grigny, où la cité de la Grande-Borne et ses 3 685 bâtiments n’ont pas encore vu le jour.

Le trentenaire est un visionnaire, bâtisseur et entrepreneur né, qui comprend très vite tout le parti qu’il peut tirer des Trente Glorieuses. Pas à pas, il investit dans ces millions de mètres cubes de béton qui vont bâtir la ville nouvelle d’Évry et la grande couronne qui sort de terre. En parallèle, il monte une première boutique d’optique en 1965, puis essaime dans toute la région parisienne. À son apogée, dans les années 1990, les Opticiens conseils emploiera 250 personnes pour un chiffre d’affaires annuel de 200 millions de francs (30 millions d’euros). La chaîne compte toujours plus de quarante points de vente.

Victor Lipkin est aujourd’hui à l’âge auquel on rédige ses mémoires. Ils auraient pu prendre la forme d’une success story relatant son ascension, dont on aurait soigneusement gommé la face sombre. Mais la saga économique est devenue judiciaire. Ses 90 printemps n’ont pas empêché qu’il soit entendu récemment par les hommes de la brigade financière, conséquence d’une plainte pour « escroquerie » et « abus de confiance » qui le vise.

Une plainte déposée par le cadet de ses fils, Maurice, épaulé par ses nouveaux avocats, Maître Rébecca Ichoua et Grégory Lévy. Énième épisode d’une lutte fratricide opposant Maurice à son père et à son frère aîné, Joseph. Un combat dont les premières manches se sont jouées de la Suisse à Hongkong, en passant par le Panama et les États-Unis, et dans lequel tous les coups sont permis.

Deux frères grandissent entre méfiance, jalousie et rancœur

Comme souvent, la rivalité entre Maurice et Joseph puise ses racines dans l’enfance. Elle s’est déjà traduite par près de 25 procédures civiles et pénales devant les tribunaux. Avec, en toile de fond, le contrôle de ce petit empire familial de l’optique et de l’immobilier né avec les années 1970. Victor, le père, commence alors à prendre des parts dans les centres commerciaux qui fleurissent un peu partout en Île-de-France. Homme de réseau, il se fait une spécialité de racheter les « pieds d’immeubles. » Côté vie privée, sa fille aînée est la première à voir le jour. Puis vient au monde Joseph, en 1965, et Maurice, en 1967.

Chez les Lipkin, Victor règne en maître incontesté. Mais son autorité n’apaise en rien la concurrence entre ses fils, quand elle ne l’attise pas. Les deux garçons en viennent régulièrement aux mains. C’est un classique entre frères, mais celui-ci intervient dans un contexte de défiance permanente et croissante qu’aucune complicité ne vient atténuer. Maurice et Joseph grandissent entre méfiance, jalousie et rancœur l’un vis-à-vis de l’autre. « Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours eu de mauvais rapports avec mon frère, évoque Maurice. Petit, il avait le droit de me taper comme il le voulait, c’était l’aîné. »

Une vision très particulière de la fiscalité

Assez rapidement, leur avenir professionnel semble tracé : à Joseph l’optique, à Maurice l’immobilier. L’un comme l’autre apprennent le métier et notent, très tôt, que leur père met en œuvre une vision très particulière de la fiscalité. Une scène, symbolique, revient ainsi en mémoire à Maurice. Il se revoit dans la voiture familiale, enfant, sur le parking du centre commercial Évry 2. À la main, son père tient un sac plastique gonflé d’espèces. Il est vite escamoté par un ponte de l’Épevry (Établissement public d’aménagement de la ville nouvelle), chargé notamment de céder ce qui doit l’être aux promoteurs.

Quand Victor fait la tournée de ses boutiques, il emmène souvent les garçons. À l’époque, les espèces ont encore droit de cité. Maurice se souvient du rideau qui se referme. Puis de son père retapant manuellement la « bande de caisse » pour en expurger les ventes réglées en cash. Le chiffre d’affaires quotidien peut ainsi fondre de 10 000 à 5 000 francs. C’est toujours autant que les impôts n’auront pas.

Dès la fin des années 1990, la famille explose

La famille Lipkin est prospère. Ses membres sont-ils épanouis pour autant ? Aux dires de Maurice, l’ambiance au sein du clan est lugubre. Son frère et lui se marient, ont des enfants – quatre pour Maurice. Le vendredi soir, le clan se retrouve pour shabbat. « Fallait pas oublier de prendre un Lexomil avant, et un autre après », ironise Maurice. « De toute façon, je n’ai jamais trouvé ma place dans cette famille », rumine-t-il toujours aujourd’hui.

Il tente de trouver son équilibre grâce à ses activités professionnelles, et n’y parvient pas plus. D’après lui, chacune de ses propositions d’acquisitions immobilières se solde par un non catégorique du père. De 1991 à 2010, Maurice dit avoir essuyé 100 % de refus, alors même que certaines affaires semblaient prometteuses. Ce fut le cas, par exemple, du rachat du bâtiment hébergeant le magasin Tati, place de la République, à Paris, que Maurice proposait de mener à bien. L’immeuble lui sera finalement soufflé par un concurrent, avec une belle plus-value à la clé.

En 1997, les Lipkin quittent Grigny comme un seul homme. La famille investit un immeuble construit par ses soins à Levallois-Perret (Hauts-de-Seine). On se répartit les étages de ce que Maurice surnomme le Blockhaus, en référence à ses accès ultra-sécurisés. Joseph et sa famille se sont attribué le penthouse qui couvre les 6e, 7e et 8e étages, avec la terrasse. Les parents et la sœur occupent les 4 et 5e. Maurice et les siens vivent au 3e, juste au-dessus des bureaux des sociétés.

Cette proximité a beau ne pas vraiment rimer avec promiscuité, elle avive les tensions déjà latentes. Le torchon brûle entre les frères. Le schéma semble s’être reproduit entre leurs propres filles. « Étouffée par la noirceur », Samantha, l’aînée de Maurice, commet plusieurs tentatives de suicide. Les réunions familiales sont invivables. « Vous êtes des jaloux ! Vous nous en avez toujours voulus ! », explose la femme de Joseph. « Je ne mangerai plus à leur table », prévient Maurice. On décide que, pour shabbat, chacun des frères se rendra chez les parents une semaine sur deux.

Son père semble d’abord donner raison à Maurice, avant de prendre progressivement le parti de Joseph. D’un point de vue purement financier, le patriarche s’était montré jusque-là équitable, achetant un semblant de paix familiale à coups de parts dans ses centres commerciaux – Cergy-Pontoise ou Tours, par exemple – offertes à ses enfants ou petits-enfants.

Maurice se cantonne alors à la gestion des actifs du groupe familial, moyennant une commission de 4 à 6 %. Un peu trop élevé au goût de Victor, qui souhaite ramener ce taux à 2 %. C’est que les temps sont durs. L’optique va mal, la concurrence dans le secteur est des plus féroces. « On ne peut plus te payer comme avant », le prévient Victor, derrière lequel Maurice perçoit la main de son frère.

Détective privé, yacht et paradis fiscaux

La rupture est consommée en 2010. Maurice quitte le giron familial et décide de voler de ses propres ailes. De Miami, où il a des amis, lui provient toutefois une petite musique bien différente de la marche funèbre financière jouée par son frère et son père. Car c’est en Floride que Joseph passe maintenant une bonne partie de son temps. Ses revers de fortune ne semblent guère l’empêcher d’y mener une vie de jet-setter. Les échos d’outre-Atlantique parlent de soirées débridées, d’un yacht de 25 m et d’un quotidien noyé dans le strass et les paillettes. Maurice décide d’en avoir le cœur net.

Il fait appel à Brian McGuinness, un détective privé local. Et celui-ci n’a pas à forcer son talent pour obtenir d’impressionnants résultats. McGuinness découvre l’existence d’une société, Kashmir Financing Ltd., immatriculée aux îles Vierges britanniques, un pur paradis fiscal. Kashmir est au nom de Joseph Lipkin, son fondateur et dirigeant. Le même possède des dizaines de biens immobiliers dans des condominiums. Via un prête-nom, il a investi dans des immeubles à New York ou à Bruxelles, où il est résident fiscal, et où il loue par exemple un bâtiment à l’ambassade de la Barbade. Sur les documents officiels, il est célibataire, domicilié aux Pavillons-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), en réalité à l’adresse de ses beaux-parents. Maurice s’interroge : Victor n’aurait-il pas été escroqué lui aussi par Joseph ?

Il s’ouvre à son père de ses investigations. C’est une déflagration, mais pas celle qu’il envisageait. Victor rentre dans une colère sombre, et accuse Maurice de vouloir détruire la famille. Sa réaction ne tarde pas. Le père révoque d’un bloc les mandats de gestion alloués à son fils cadet et le somme de rembourser toutes les parts qu’il lui avait cédées dans ses centres commerciaux. Œil pour œil, dent pour dent : la guerre est déclarée, par avocats interposés.

Si Maurice avait un doute sur le positionnement de son père, celui-ci est levé au printemps 2016. Les rédactions de 80 pays révèlent près de 11,5 millions de documents confidentiels émanant d’un cabinet d’avocats d’affaires situé au Panama. Ces Panama Papers détaillent des informations sur 214 000 sociétés offshore. Parmi elles, le détective McGuinness en identifie une douzaine appartenant à Joseph Lipkin. Les documents montrent que, dans la plupart des cas, celles-ci sont présidées par… Joseph et Victor Lipkin. « L’un comme l’autre ne voulaient me laisser que des miettes », fulmine Maurice.

Les actions en justice reprennent de plus belle. Maurice et le duo Joseph-Victor ne s’adressent plus la parole. Le 4 mars 2019, Samantha, la fille aînée du premier, qui travaillait à ses côtés, se donne la mort à l’âge de 26 ans. « Ce jour-là, je suis mort avec elle, et ma femme aussi, lâche son père dans un sanglot. On ne tient plus que pour notre autre fille. »

Des verres achetés 1 dollar en Chine et revendus 60 dollars

Comme toujours pour ces gestes ultimes, les causes sont multiples. Mais Maurice y voit en premier lieu l’impact du conflit familial. « Nous avions perdu 80 % de nos mandats. Elle se disait qu’elle ne servait plus à rien, qu’on ne pouvait plus la payer. » Elle n’a laissé aucune lettre. Son corps est retrouvé à son domicile, tuméfié. Les policiers du commissariat envisagent la possibilité d’un meurtre. Le contexte est tel qu’« on a pensé qu’elle avait pu être éliminée », admet Maurice. Une autopsie est ordonnée, qui conclut définitivement au suicide.

Maurice n’a plus rien à perdre. Par l’intermédiaire de sa mère, la seule à encore communiquer avec l’ensemble des membres de la famille, il prévient Victor que si celui-ci persiste à vouloir l’étouffer, il dénoncera au fisc tout ce qu’il sait de ses affaires. L’ultimatum est lancé un mercredi de juin 2019. La réponse lui parvient le vendredi, par sa mère : « Fais ce que tu as à faire. »

Avant de mettre sa menace à exécution, Maurice s’attelle à explorer les coulisses du volet optique de ses adversaires. Et dans ce sombre Monopoly familial, il parvient à leur dérober une pièce maîtresse. Joseph Cohen était l’ami d’enfance de Joseph Lipkin, un ami de quarante ans devenu son bras droit dans les affaires. « C’est moi qui gérais au quotidien les Opticiens, avance Joseph Cohen. J’y suis entré en 1995 et j’y ai fait toute ma carrière. » Il accuse Joseph Lipkin de l’avoir spolié dans le cadre d’un investissement commun. Une procédure judiciaire pour extorsion et blanchiment a été initiée, qui a, elle aussi, donné lieu à l’ouverture d’une information judiciaire, en cours également à Nanterre.

Joseph Cohen dit avoir découvert diverses malversations. Les Opticiens conseils achète par exemple les verres en Chine environ 1 dollar l’unité à Darton, une société chinoise. Officiellement, elle les revend 60 dollars, soit 120 la paire, à Blue Eyes Optical, la holding des Opticiens conseils. Les montants des surfacturations ont longtemps été reversés sur des comptes en Suisse, d’où ils prenaient le chemin de la Discount Bank de Tel-Aviv, en Israël. Sur la période que Maurice a pu retracer, au début des années 2000, ce sont ainsi près de 15 millions d’euros qui se sont évaporés. Par la suite, les fonds seront réorientés en direction des îles Vierges.

Ce n’est pas le seul tour de passe-passe. Un autre utilise des frontofocomètres, des appareils mesurant la puissance des verres. Achetés 100 dollars en Chine par Darton, ils étaient revendus 4 500 à Blue Eyes Optical. Là encore, la surfacturation s’évaporait. « Les Opticiens en a beaucoup plus qu’il n’en avait besoin, pointe Maurice. Vous pouvez les proposer à la vente. Ça ne vaut rien et personne n’en veut. »

Contactés via les Opticiens conseils et leur avocat, Maître Michaël Haddad, Joseph et Victor Lipkin n’ont pas donné suite à nos sollicitations.

Par Nicolas Jacquard 

Source leparisien