A 76 ans, l’historien israélien, Elie Barnavi, revient sur son apprentissage du français, sur son engagement politique, son rapport à la religion et sur les drames qui ont ponctué sa vie.
Né à Bucarest en 1946, immigré en Israël à l’âge de 15 ans, Elie Barnavi a entremêlé plusieurs vies : historien, spécialiste du XVIe siècle français, militant politique à gauche de l’échiquier israélien, couronné par un poste d’ambassadeur d’Israël à Paris, concepteur d’expositions au Musée de l’Europe, qu’il a créé à Bruxelles. Dans son bureau bruxellois, qu’il occupe encore une semaine par mois, il en dénoue les fils.
Je ne serais pas arrivé là si…
… si un jour, mon oncle, Avraham Barnavi, ne s’était pas rendu au lycée où j’étais élève et si la directrice ne lui avait pas dit : « Lui, on ne le voit jamais, c’est un bon à rien. Il lui faut un endroit à poigne sinon il tournera mal. »
Mon oncle s’est alors mis en quête d’une école à poigne. Je baragouinais le français, il a trouvé un internat de frères, en français, réputé pour sa fermeté. Ce choix a fait de moi ce que je suis. Je suis entré de plain-pied dans cette langue. Sans cela, je ne serais sans doute pas allé à Paris faire ma thèse de doctorat, je n’aurais pas choisi un sujet sur la France et, de fil en aiguille, je ne serais pas non plus devenu le personnage francisé que je suis, encore moins ambassadeur d’Israël à Paris.
Avec quel sentiment avez-vous approché le français ?
Un véritable amour. Jusque-là, le français ressemblait pour moi à un château fort interdit. Et soudain, cette forteresse devenait mienne. Ça a été un éblouissement. J’aime beaucoup l’hébreu, j’aime l’anglais, mais, avec le français, j’ai un rapport à la fois intellectuel et charnel. Une passion qui ne s’est jamais démentie. En posséder les codes, l’écrire aussi bien que mes camarades français, a été l’ambition de ma jeunesse. Cette bataille-là, je crois que je l’ai gagnée.
Qu’est-ce qui vous touchait tant dans cette langue ?
C’est un mystère. Une musique d’abord, des sonorités magnifiques. Une grande richesse, mais surtout une extrême précision. Vous pouvez y dire exactement ce que vous voulez dans les termes que vous voulez. L’anglais, que je possède bien aussi, est plus riche, mais les phrases peuvent avoir plusieurs sens. En français, ça n’arrive jamais. Vous dites clairement, parfaitement, exactement ce que vous voulez dire. Par rapport à l’hébreu, il dispose d’une énorme plasticité grammaticale. J’ai toujours été un historien en herbe. En hébreu, il n’y a qu’un passé. Allez faire de l’histoire avec un seul passé ! Et puis, très vite, je me suis pris de passion pour la littérature française et l’extraordinaire variété des styles qui s’y déployait.
Dans quelle famille avez-vous grandi ?
Mon père était un immigré, venu des confins de l’Empire russe. Je suis né en Roumanie, mais il ne se considérait pas comme Roumain : juif d’abord, Russe ensuite. Bucarest était l’endroit dont il pensait qu’il serait le plus facile de partir pour Israël. Il était issu d’une vieille lignée rabbinique, mais à 20 ans son père s’est mis à fumer le jour de shabbat, est devenu instituteur et révolutionnaire. Mon père a donc eu une jeunesse communiste. Il en a été guéri par la seconde guerre mondiale. Engagé dans l’Armée rouge, il a fait ce qu’on appelle « une belle guerre », a été décoré, mais il y a aussi fait l’expérience de la brutalité, de la bêtise, du mensonge systématique. Il en est revenu sioniste. Il a été emprisonné pour « cosmopolitisme ».
Avec ma mère, qui était d’origine moldave, ils ont voulu immigrer, mais en ont été longtemps empêchés avant d’obtenir un visa pour la France. On a su plus tard que Ceausescu [dictateur roumain] vendait ses juifs auprès de l’agence juive. Il a eu cette phrase célèbre : « Avec le pétrole, les juifs sont notre meilleur article d’exportation. » Charmant ! Nous ne sommes jamais arrivés à Paris : à Vienne, on a bifurqué vers Israël.
Et, arrivé là-bas, comment l’intégration s’est-elle faite ?
Pour un adolescent, c’était une aventure. Je parlais l’hébreu, que mon père m’avait appris. J’ai passé une année au kibboutz. J’étais heureux. Pour mon père, ça a été beaucoup plus difficile. D’abord, il a subi un déclassement social. Dentiste, il n’a pas pu exercer dans le système public israélien car il n’avait pas de doctorat. Il a ouvert un cabinet, mais ça s’est mal passé. Et puis lui qui était très cultivé, qui parlait cinq langues, en lisait huit, avait l’impression d’être arrivé dans un pays de barbares. Israël était, plus encore qu’aujourd’hui, une société rugueuse, pas policée du tout. Et comme toute société menacée, elle demandait de se conformer à des codes, qui étaient tout sauf européens. Mon père en a beaucoup souffert, comme une bonne partie de cette génération, du reste.
Vous ne parlez pas de votre mère…
Ma mère était une femme mentalement malade. Elle avait perdu deux enfants pendant la guerre, elle ne s’en est jamais remise. Elle était malade en Roumanie, elle l’a été encore plus en Israël, mais elle l’aurait aussi été ailleurs.
Vous n’étiez donc pas fils unique ?
Non, avant moi, mes parents avaient eu un fils et une fille. Mais je l’ignorais, ils n’en parlaient jamais. C’est vers 18 ans, en fouillant dans une boîte à chaussures, que je suis tombé sur des photos avec mon père tenant un bébé dans les bras. J’ai arraché la vérité à ma mère : tous deux étaient morts de privations et de maladie en Ouzbékistan, où ma mère était réfugiée pendant que mon père faisait la guerre. Je suis donc le troisième enfant, et l’unique : je vous laisse imaginer la charge que ça représente et la concentration d’amour abusif que j’ai subie.
Comment avez-vous réagi à cette découverte ?
Avec des mots affreux : j’ai dit à ma mère que je n’étais là que parce que ces deux enfants étaient morts. « Je suis né grâce à Hitler ! » Ensuite j’ai mis une chape sur tout ça et on n’en a plus jamais parlé : j’ai une immense faculté de refoulement, d’enfouissement, de sublimation sans doute aussi.
Mais à qui en parler ? Ma mère ? C’était impossible. Mon père ? J’ai vite compris que, malgré l’apparence, c’était le maillon faible du couple, une question de caractère. J’ai passé mon enfance à envier mes camarades dont les pères étaient forts, dominants, et eux m’enviaient parce que j’avais un père d’une extrême gentillesse. Comme quoi on ne réussit jamais ce métier de père, je suis maintenant bien placé pour le savoir.
Vous évoquiez l’intégration israélienne à marche forcée. Vous vous y êtes parfaitement conformé, jusqu’à changer de nom. Pourquoi ?
La pression sociale était très forte, Ben Gourion [fondateur de l’Etat d’Israël et ancien premier ministre] y tenait beaucoup, cela relevait de l’idéologie sioniste. J’avais la chance de pouvoir trouver un nom hébraïque au sein de la famille, celui de mon oncle. Alors, avant d’intégrer l’armée, j’ai opté pour le sien et abandonné celui de Shkolnik. Je n’avais pas songé à la peine que j’infligerais à mon père. Pour lui, c’était un acte d’une extrême violence.
L’armée, vous allez la servir chez les parachutistes, en pleine guerre des Six-Jours. Vous êtes parmi les premiers soldats qui prennent la Vieille Ville, à Jérusalem. Qu’avez-vous ressenti ?
Devant le mur des Lamentations, moi qui ne crois ni à Dieu ni au diable, j’ai ressenti une émotion à la fois nationale, esthétique, historique. J’ai communié dans cet enthousiasme collectif. Il faut quand même dire qu’à l’époque [juin 1967] nous pensions être menacés d’une nouvelle Shoah. Or non seulement nous échappions à l’annihilation, mais nous conquérions le cœur de l’Israël biblique, ce que nous appelons la Judée et la Samarie.
Il aurait fallu faire ce qu’on avait dit : garder ces territoires sous occupation militaire, s’en servir comme carte de négociation et ne jamais permettre à un seul colon de s’y installer. On a fait le contraire et on a laissé le projet sioniste se faire contaminer par cet élément irrationnel, messianique. Nous le payons et nous le payerons cher. Je l’ai compris assez vite.
Est-ce pour cela que vous avez consacré votre thèse à l’extrémisme religieux ?
Absolument. Le XVIe siècle, comme période charnière, me passionnait. J’ai choisi d’y étudier les guerres de religion, et plus particulièrement la Ligue parisienne, un parti catholique dont j’ai essayé de montrer que c’était le premier parti révolutionnaire moderne. J’ai publié ma thèse sous le titre « Le Parti de Dieu ». Et deux ans après [1982] naissait au Sud-Liban le Hezbollah, ce qui en arabe veut dire « parti de Dieu ».
Ce n’est pas un hasard. J’ai toujours été fasciné par les permanences dans l’histoire, même si beaucoup de choses changent. En travaillant sur ces gens-là au XVIe, j’ai eu le sentiment très profond que je travaillais sur mes propres fous de Dieu.
Après votre thèse, vous rentrez en Israël et décidez de mener de front une carrière universitaire et politique…
Mon engagement politique aurait pu déboucher sur une carrière, notamment lorsque Shimon Pérès [ancien président de l’Etat d’Israël] m’a proposé de devenir son chef de cabinet. J’ai vite compris que je n’étais pas taillé pour ça. La politique au jour le jour, c’est effroyable d’ennui. Il faut vraiment avoir le pouvoir chevillé au corps pour y résister. Vous devez fréquenter des gens qui n’ont aucun intérêt parce que vous en avez ou en aurez besoin, assister à des réunions vaines, écrire des textes que personne ne lira. Je ne pouvais pas me couler dans ce moule. J’ai continué à militer, beaucoup, à la gauche du Parti travailliste, j’y ai conservé des amis, mais j’ai renoncé à toute velléité de carrière.
Ce qui vous a permis en 2000 de devenir ambassadeur d’Israël à Paris…
C’était un fantasme. Mettre ensemble les deux amours collectifs de ma vie, Israël et la France. Il s’est concrétisé quand mon ami Shlomo Ben Ami est devenu ministre des affaires étrangères [en Israël] et que la place s’est libérée un peu miraculeusement, si je peux dire : l’ambassadeur en poste, à la manière de Félix Faure, a eu une faiblesse cardiaque dans les bras de sa maîtresse.
Sauf que, trois mois après, Ariel Sharon gagne les élections et vous devez représenter un gouvernement de faucons, le tout en pleine répression de l’Intifada. Comment avez-vous vécu cela ?
Difficilement, même si l’Intifada, en réalité, m’a aidé. L’Intifada, il ne faut pas s’y tromper, c’était des attentats-suicides. Je n’ai jamais accepté cette violence insensée et criminelle, il m’était facile de m’y opposer. Par ailleurs, nous vivions sous un gouvernement biscornu d’union nationale, avec Sharon comme premier ministre et Pérès comme ministre des affaires étrangères. Ce que l’un disait le matin, l’autre le démentait le soir.
J’étais un électron libre et j’ai toujours pu dire ce que je pensais, sans cesser d’être moi-même. En tout cas, je n’ai jamais dit ce que je ne pensais pas. Mais ça ne pouvait pas durer et, au bout de deux ans, j’ai été remercié. Un soulagement en vérité. Comme on dit en hébreu : ce n’est pas un métier pour les juifs.
Au retour, vous entamez une troisième carrière, avec la création du Musée de l’Europe, à Bruxelles. Pourquoi cet amour de l’Europe ?
Plutôt un amour pour l’Union européenne. J’y vois un saut de civilisation. Qu’une entité nationale cède librement des parts de sa souveraineté, non pas pour se fondre dans un empire, mais librement, c’est d’une nouveauté absolue. Pour quelqu’un comme moi, qui pense que le nationalisme est une plaie pour l’humanité, l’Europe offre la preuve qu’on peut le dépasser. L’autre raison, c’est que je sais, pour en avoir étudié l’histoire, que l’Europe est une civilisation unique, une république divisée en plusieurs royaumes, comme disait Montesquieu. L’Asie, l’Afrique sont des expressions géographiques, l’Europe est une expression civilisationnelle. Toutes ses guerres sont des guerres civiles. Et elle arrive enfin à s’unir ! J’en connais ses faiblesses, j’imagine tout ce que vous auriez pu faire de mieux. Mais ce que vous avez réalisé est déjà formidable, vous êtes les seuls à ne pas le voir. Mon rêve, vous l’imaginez, serait qu’une chose pareille survienne au Proche-Orient. On n’y est pas.
Vous parlez même d’Israël comme d’un pays qui « court les yeux grands fermés vers l’abîme où l’attend l’apartheid ou la guerre civile ». Vous y croyez vraiment ?
Deux systèmes juridiques différents pour deux populations distinctes : dans les territoires, on est déjà en régime d’apartheid. Pas racial, mais ethnique et religieux. Et comme ce qui se passe dans les territoires, comme on pouvait le prévoir, s’étend au-delà de la « ligne verte », nous aurons des lois liberticides.
Ce qui nous pend au nez, c’est la démocratie illibérale, comme en Hongrie, avec en prime le fondamentalisme religieux et l’apartheid. Ce n’est pas vivable.
Pourquoi ne pas partir ?
C’est le seul endroit au monde où je suis chez moi. Ma vie est là-bas, mes fils, mes petits-enfants. Je suis abonné au Monde et au New York Times mais seul Haaretz parle de ma vie quotidienne. C’est en Israël que je vote, que je suis propriétaire, que vivent les gens que j’aime.
Votre fils a abandonné le nom de Barnavi et repris celui de votre père, Shkolnik. Est-ce sa façon de résister au nationalisme israélien ?
Je ne vous cacherai pas que ça m’a beaucoup affecté. Il a eu beau jeu de dire que j’avais fait la même chose. Je ne pense pas qu’il ait agi par conviction politique. Il a réglé à sa manière un conflit père-fils classique. Nous sommes très proches, mais nous avons eu des moments d’affrontement difficiles. Il a aussi décidé de ne pas faire circoncire son petit-fils et l’a appelé Thomas, un nom bien chrétien. Mais tout ça n’est pas grave.
Vous avez vécu beaucoup plus grave, en effet…
J’imagine que vous faites allusion au suicide de ma fille, il y a six ans. Ça, ça ne se compare à rien. On en sort amputé. On n’est plus jamais le même. Je sais que ce sont des mots, mais je n’en ai pas de meilleurs. Il suffit que je vous avoue qu’il n’y a pas de jour sans que je pense à Yael. Je vous disais à quel point j’étais doué pour le refoulement, mais pas assez pour que ça ne reparaisse pas un jour après l’autre.
C’est la tragédie de ma vie. J’ai enterré mes parents, c’est normal, mais enterrer son enfant, ce n’est pas normal. Et ça n’a pas de sens. Ici, on enterre des fils tués à la guerre. C’est affreux, peut-être inutile, mais ça a un sens. Ça, non, aucun ! Ça reste inexplicable, presque irréel. Parfois je rêve de la mort de ma fille, et je me réveille, le matin tôt et je me dis : « Ouf, ce n’est qu’un rêve. » Mais non, ce n’était pas un rêve, c’est la vérité.