Usines de désalinisation, traitement des eaux usées, l’État hébreu est devenu un champion de la gestion hydrique. Et exporte son savoir-faire.
Connaissez-vous la légende de la « barque de Jésus » ? C’est le nom, légèrement grandiloquent, attribué à un bateau de pêche découvert dans la mer de Galilée (ou lac de Tibériade), aujourd’hui exposé en majesté dans le musée du kibboutz Ginosar. Il fut retrouvé par hasard en plein hiver, en 1986, par deux frères, alors qu’Israël connaissait une période de sécheresse intense et que le niveau de ce lac d’eau douce avait drastiquement baissé. La barque de 8,3 mètres de longueur était enfouie dans la boue et les sédiments depuis des siècles… Après une datation au carbone 14, les experts déclarèrent doctement que l’embarcation, fabriquée avec douze espèces de bois différentes, était contemporaine de Jésus de Nazareth, qui a vécu et prêché en Galilée. Et c’est ainsi que l’on s’est plu à imaginer le Christ en personne, en compagnie de ses disciples, voguant sur les eaux bleutées, à bord de cette coquille de noix… L’histoire attire les voyageurs en quête de mysticisme, mais jette aussi une lumière crue sur ce qui obsède Israël depuis sa création : la préservation de ses ressources en eau.
Le lac de Tibériade, situé au nord-est du pays et approvisionné par le fleuve Jourdain, est le thermomètre de l’état hydrique du pays. Et la découverte de ce vestige, bien qu’extraordinaire, était aussi le symptôme d’un plan d’eau douce en danger, asséché, surexploité… « Notre pays est situé dans une zone de sécheresse intense, il est désertique à 60 %, explique Lior Gutman, responsable des relations publiques de Mekorot, l’agence nationale de l’eau. De cela, les Israéliens ont une conscience aiguë… On apprend, dès la petite enfance, que le « Kinneret » (le nom du lac en hébreu) est notre ressource vitale. Son état de santé obsède tous les Israéliens, ce sujet fait même souvent l’ouverture des journaux télévisés. »
Inverser les flux
Longtemps, les autorités ont pompé son eau pour l’acheminer, à travers l’aqueduc national d’Israël – un système complexe de canalisations -, jusqu’aux confins du désert du Néguev, dans l’extrême sud du pays. Sauf qu’avec le boom démographique, les pénuries de précipitations, son niveau n’a cessé de baisser… Mais le gouvernement a trouvé une parade inédite, qui relève de la prouesse technologique : grâce à cinq usines de désalinisation installées sur la côte méditerranéenne et à la construction d’un nouveau réseau de pipelines permettant d’inverser les flux (du sud vers le nord, cette fois), le lac biblique va être renfloué avec… de l’eau de mer. Tout est prêt, il ne manque plus que l’autorisation finale d’ouvrir le robinet, les premières gouttes d’eau de mer sont attendues en novembre.
« Depuis sa création, l’État d’Israël est en quête permanente d’eau. C’est une question de sécurité nationale dans un contexte de tensions permanentes avec les pays voisins, explique Franck Galland, chercheur associé à la Fondation pour la recherche stratégique. Le défi hydrique auquel il était confronté a poussé le pays à investir et à innover sans relâche. Résultat : Israël est devenu le leader incontesté de la « water technology » et ses entreprises proposent leur savoir-faire au reste du monde. » Depuis quelques mois, alors que la sécheresse touche tous les continents sans exception, on se bouscule en Israël, pour voir, pour comprendre comment le pays a réussi à passer d’un état déficitaire en eau à l’abondance d’aujourd’hui. Des délégations argentines, chiliennes, américaines, allemandes, marocaines se succèdent à un rythme effréné dans les hôtels avec vue sur mer de Tel-Aviv, à la rencontre de l’écosystème israélien de l’eau.
« À force d’innovations et d’investissements dans la recherche et le développement, nous avons trouvé des solutions. Pendant longtemps, sur le Vieux Continent, vous n’en aviez pas besoin… Mais le réchauffement climatique change la donne… », explique à la délégation de journalistes européens dont Le Point fait partie Yoram Morad, envoyé spécial pour l’eau du ministère israélien des Affaires étrangères.
Kibboutz
L’histoire que l’on raconte en Israël trouve sa source dans les kibboutz. Dans ces villages collectivistes installés dans des communautés rurales qui se sont développés après la création de l’État hébreu, tous les efforts étaient concentrés sur l’agriculture. C’est ainsi qu’en 1965, dans le kibboutz de Hatzerim, planté au milieu du désert du Néguev, à quelques kilomètres de Beer-Sheva, fut mis au point, sous l’impulsion de Simcha Blass, ingénieur d’origine allemande, un système de goutte-à-goutte pour la production de fruits. Il s’est révélé d’une efficacité redoutable, permettant d’économiser jusqu’à 50 % de la consommation en eau.
Une fois brevetée par le kibboutz, cette technique – de petits tubes en polyéthylène aux formes adaptées à chaque type de culture et de terrain – a donné naissance à une entreprise, baptisée Netafim. Aujourd’hui, le champion de l’agriculture de précision possède 17 usines, emploie 5 000 personnes et est présent dans 110 pays… « Inonder d’eau un champ, c’est absurde. C’est un peu comme si, au restaurant, un serveur versait le contenu d’une carafe d’eau sur une table plutôt que dans le verre de son client, expose Gal Yarden, vice-président pour l’Europe et le Moyen-Orient de Netafim. Notre engagement, c’est d’augmenter le rendement des plantations avec moins d’eau. »
Pionniers
Ces systèmes d’irrigation, vendus en Italie pour cultiver du riz ou en France pour des champs de pommes de terre, permettent d’injecter de l’eau et des nutriments au bon endroit, c’est-à-dire à la racine de la plante, et au bon moment. Tout est calculé en fonction du type de sol, de semence, du climat… « Le réchauffement va faire croître la demande pour nos produits. Dans certains cas, les agriculteurs n’auront d’ailleurs pas le choix. Ils devront passer à l’irrigation de précision ou arrêter de produire telle ou telle culture par manque d’eau. »
Dori Ivzori est, lui aussi, un héritier de ces pionniers, ces pros du système D. Il dirige Amiad, qui développe depuis plus de soixante ans des systèmes de filtration d’eau pour l’agriculture et l’industrie et qui a également vu le jour dans un kibboutz, vivier d’effervescence entrepreneuriale. « Dans les kibboutz, dont le principe fondateur est la mise en commun de tous les biens, et en premier lieu des terres, les habitants visaient l’autosuffisance. Avec Amiad, ils ont mis au point un système qui permet de réutiliser les eaux usées à l’infini en les purifiant », indique-t-il.
Enchevêtrement complexe
Dori Ivzori est lui-même membre du kibboutz Mishmar-Haémek, situé à quelques kilomètres de Nazareth et considéré comme l’un des plus riches d’Israël. À ce titre, il n’est pas propriétaire de son domicile, partage un pool de voitures et reverse à la communauté son salaire de directeur général, pour recevoir en retour un revenu mensuel identique à tous les membres du kibboutz (environ 600 personnes), qu’ils soient agriculteurs, avocats, ou encore médecins…
Mais ce qui a permis à Israël de changer la donne et de gagner son autonomie hydraulique, c’est la technique de la désalinisation de l’eau de mer, ressource inépuisable par définition… Ainsi, cinq usines, enchevêtrement complexe de pompes, de réservoirs et de moteurs, ont été construites sur le littoral israélien en quinze ans. Là encore, une multinationale est à la manœuvre : IDE Technologies, société privée détenue par deux conglomérats, a construit plus de 400 usines de désalinisation dans le monde, dont la plus grosse du genre, en Californie.
La première usine israélienne a vu le jour à Ashkelon, en 2005. L’eau est pompée dans la Méditerranée à 15 mètres de profondeur, puis filtrée grâce à la technique de « l’osmose inverse », qui retient le sel, ne laisse passer que les molécules d’eau et permet de limiter la dépense d’énergie. Quatre heures après le pompage, l’eau dessalée coule du robinet des ménages israéliens des alentours et, soixante-douze heures après, elle permet aux agriculteurs du sud du pays d’arroser leurs tomates cerises.
« Ces usines fournissent aujourd’hui 80 % de l’eau consommée dans le pays. En 2026, on atteindra les 100 % ! » assure Miriam Brusilovsky, directrice technique d’IDE Technologies, qui rentre tout juste d’Autriche où elle a présenté son entreprise à des clients potentiels. Et ils sont nombreux… « Je rencontre beaucoup de représentants de gouvernements, révèle-t-elle, mais aussi des industriels qui songent à construire leurs propres usines de désalinisation. Le manque d’eau va devenir un problème pour les fabricants de papier, pour l’industrie agroalimentaire, pour la métallurgie, pour l’exploitation minière, etc. À Taïwan, une usine de désalinisation va être spécifiquement construite pour permettre aux géants des semi-conducteurs de continuer à produire… »
Stratégique
La dernière pièce du puzzle est la réutilisation des eaux usées, procédé dans lequel Israël fait figure de champion incontesté. Située dans la banlieue de Tel-Aviv, Shafdan est la plus grande station d’épuration du pays : après être passée dans des bassins de décantation, puis mise en contact avec des réactifs biologiques, miracle, l’eau redevient potable. L’État hébreu réutilise près de 90 % de ses eaux usées, un record mondial. En France, le chiffre culmine à moins de 1 %… « Cette abondance hydrique change la donne politique, assure Franck Galland. L’eau a été par le passé un but de guerre, notamment quand l’armée a envahi le sud du Liban en 1978 lors de l’opération Litani. Aujourd’hui, on peut affirmer que l’État hébreu n’entrera plus jamais en conflit pour cette raison. C’est même tout l’inverse… Il existe désormais une puissante hydrodiplomatie israélienne. »
Ainsi, en novembre 2021, Israël et la Jordanie signaient un accord exceptionnel : le royaume hachémite s’engageait à fournir de l’énergie solaire à l’État hébreu, qui lui livrerait en échange de l’eau dessalée. « Ce projet est le plus important depuis la paix entre les deux pays signée en 1994, a déclaré la ministre israélienne de l’Énergie, Karine Elharar. Ses avantages ne s’évaluent pas seulement en termes d’électricité verte ou d’eau dessalée, mais aussi du point de vue du renforcement des relations avec le voisin ayant la plus longue frontière avec Israël. »
Subsiste malgré tout une peur diffuse et une vigilance de tous les instants. Les infrastructures israéliennes de l’eau, les usines de désalinisation, les stations d’épuration des eaux usées, les réseaux de pipelines constituent, vu leur caractère éminemment stratégique, des cibles privilégiées. Mais en cas d’urgence, il restera toujours le lac de Tibériade, bientôt regonflé à l’eau de mer. Jésus et ses disciples n’en croiraient pas leurs yeux.