C’est à l’éditorialiste de « l’Action française » que Proust, écrivain juif, doit les deux distinctions auxquelles il tenait tant : le prix Goncourt et la Légion d’honneur. Notre enquêtrice Caroline Michel-Aguirre a voulu comprendre cette déroutante amitié.
Personne n’a retenu le prénom du fils d’Alphonse Daudet en dehors de quelques nostalgiques de l’Action française. Eric Zemmoura même pu le citer dans un discours de sa campagne présidentielle sans que personne ne sursaute. Le fils aîné de l’auteur des « Lettres de mon moulin » était pourtant un homme tout-puissant au sortir de la Première Guerre mondiale.
Intime de Charles Maurras, il avait l’oreille de Georges Clemenceau et de Raymond Poincaré. Elu député au sein de la fameuse « Chambre bleu horizon » de 1919, il signait chaque jour un éditorial dans le quotidien de l’Action française et publiait des critiques littéraires.
A côté de ça, un personnage gargantuesque, mangeant comme quatre, buvant des quantités inimaginables de vin, écrivant des livres à la chaîne, tonitruant à l’Assemblée, jovial, attachant, terrible, sans scrupule, craint. Il s’appelait Léon Daudet, et sans lui Marcel Proust n’aurait pas accédé à une telle gloire de son vivant. L’écrivain lui doit la dernière grande joie de sa vie.
Le 24 novembre 1920, deux ans avant de mourir, Marcel Proust est élevé au rang de chevalier de la Légion d’honneur. Il a 49 ans. Il n’est pas médecin comme son père et son frère, qui ont déjà accroché la rosette rouge au revers de leur veston. Il ne s’est pas illustré pendant la guerre, réformé dès 1908 pour un emphysème cardiaque. Rentier et mondain, il n’a pas fait grand-chose de sa vie jusqu’au succès inespéré d’« A l’ombre des jeunes filles en fleurs », l’année précédente.
L’académicien Antoine Compagnon a récemment exhumé la fiche de renseignements remplie par Marcel Proust pour justifier de ses mérites : la moitié des cases sont vides. A la rubrique « Détails sur les services extraordinaires rendus par le candidat », Proust a inscrit : « membre du jury littéraire Blumenthal ». C’est peu pour une légion d’honneur.
Léon Blum a aussi plaidé sa cause auprès du gouvernement – son frère René est un intime de Proust : il l’a aidé à publier le premier tome de la « Recherche ». Mais Blum vient à peine de démarrer sa carrière politique, il est loin d’avoir le poids de Léon Daudet, qui a mené un lobbying intensif pour son ami. L’Action française est alors à son apogée. Son quotidien, lancé en 1908 dans l’indifférence générale, s’est fait connaître en multipliant les polémiques. On dirait aujourd’hui qu’il faisait « le buzz ».
Daudet a mené de longues et virulentes campagnes de presse contre de prétendus espions français agissant pour le compte de l’Allemagne. Le déclenchement de la guerre a semblé lui donner raison. Les articles de Daudet sont lus comme des oracles. Il lui a suffi d’accuser sans preuve deux anciens ministres, Joseph Caillaux et Louis Malvy, d’intelligence avec l’ennemi pour qu’ils passent plusieurs années en prison.
Une « émeute littéraire »
Léon Daudet est aussi influent en littérature qu’en politique. Un héritage de son père : Alphonse Daudet paraît bien désuet aujourd’hui, mais à la fin du XIXe siècle il était un avant-gardiste, chef de file de l’école naturaliste avec Zola et Flaubert. Léon Daudet a aussi été durant quelques années le mari de la petite-fille de Victor Hugo, Jeanne. Leur mariage a été célébré en 1891 à la mairie du 16e arrondissement.
L’événement mondain de l’année : le Tout-Paris avait célébré une future dynastie des lettres. Le mariage tourna court, mais Léon Daudet en garda le prestige, en même temps qu’une rancœur tenace envers le camp républicain et tout ce qui touchait à Hugo. Il siégeait par ailleurs au jury du prix Goncourt depuis sa création, en 1902, et sa voix comptait. En 1919, il mit toute sa capacité de persuasion – tapant du poing sur la table, menaçant de quitter la table et de provoquer un scandale public – pour que Marcel Proust l’emporte.
« A l’ombre des jeunes filles en fleurs » est opposé cette année-là à Roland Dorgelès et ses « Croix de bois », qui ont les faveurs de la presse. Léon Daudet, lui, voit le génie de Proust. Un nouveau Dante, l’ironie en prime. Daudet le martèle aux autres jurés du Goncourt, qui finissent par lui attribuer le prix par six voix contre quatre. Le 10 décembre dans l’après-midi, Léon débarque triomphalement au domicile de Marcel.
Le lendemain, la presse se déchaîne. L’écrivain Thierry Laget a consacré un livre entier à l’« émeute littéraire » provoquée par ce prix (« Proust, prix Goncourt. Une émeute littéraire », Gallimard, 2019). A gauche comme à droite, les journaux dénoncent un choix hors-sol, un sujet détaché des « grands drames contemporains », une prose assimilée à « des enfantillages prétentieux ».
Trop bourgeois pour les uns, pas assez nationaliste pour les autres. Un collectif d’anciens combattants se mobilise. « Proust subit un véritable lynchage médiatique », raconte Luc Fraisse, enseignant de littérature du XXe siècle à Strasbourg. Dans cette tempête, « le seul quotidien à le soutenir jour après jour, c’est “l’Action française” ».
Luc Fraisse est un des rares « proustinologues » à s’être penché sur les relations de Marcel Proust avec l’Action française (« Proust et l’Action française », université de Strasbourg, Institut universitaire de France, 2020). Ce compagnonnage surprend et dérange. Comment un écrivain juif, homosexuel et dreyfusard pouvait-il être l’ami d’un éditorialiste monarchiste, catholique et antisémite ?
Dans les dernières années de sa vie Marcel Proust ne cessera d’écrire à ses nombreux correspondants à quel point il « idolâtre » Léon Daudet, à quel point il voudrait lui « hurler son admiration ». Pour percer les mystères de cette relation, il faut remonter à la jeunesse de Marcel Proust.
« Un peu vulgaire et trop prétentieux »
Il a 23 ans, des manières exquises, une immense culture et déjà des ambitions littéraires. Fin 1894, il rencontre Alphonse et Julia Daudet chez des amis communs. Il plaît au couple, qui l’invite à dîner quelques mois plus tard. L’antisémitisme d’Alphonse Daudet n’est alors un secret pour personne : en 1886, il a financé la publication du brûlot de son ami Edouard Drumont, « la France juive ».
Cependant Proust accepte avec reconnaissance et envoie un mot de remerciement dans le style chantourné dont il a déjà le secret : « Mes plus beaux rêves quand j’étais enfant n’auraient pu rien me permettre d’aussi invraisemblable et d’aussi délicieux que d’être aussi gracieusement reçu un jour par le Maître qui m’inspirait déjà une admiration et un respect passionné. »
Dans l’intimité il est moins laudateur. Dans un courrier envoyé quelques mois plus tard à son ami/amant le musicien Reynaldo Hahn, il laisse tomber le vernis de politesse dont il couvre habituellement ses lettres. « [J’ai] constaté avec tristesse […] l’affreux matérialisme, si extraordinaire chez des gens “d’esprit” », écrit-il. Certes il est « délicieux », ce Daudet, avec ses faux airs de « roi maure », mais il « sent le renfermé, un peu vulgaire et trop prétentieux malgré une extrême finesse ».
« On rend compte du caractère, du génie par les habitudes physiques ou la race (antisémitisme), […] tout cela est bien peu intelligent ». Le mot « antisémitisme » est répété une fois dans la lettre. On est alors en pleine affaire Dreyfus. Marcel Proust a été un des premiers à signer une pétition pour la révision du procès du capitaine Dreyfus. Comment peut-il fréquenter des antisémites notoires ?
« Proust, de mère juive mais baptisé catholique, comme son père et son frère, ne se sentait pas personnellement visé par cet antisémitisme qui au demeurant était largement partagé, répond Luc Fraisse. S’il prend la défense du capitaine Dreyfus, ce n’est pas pour défendre un juif comme lui, mais par culte de la vérité, parce qu’il pense cet homme innocent et qu’il est ému par sa souffrance. »
La famille Daudet n’éprouve pas la même empathie ? Marcel Proust place l’amour de la littérature au-dessus de toute autre considération. Il se lie avec l’aîné des enfants, Léon, qui a quatre ans de plus que lui. A cette époque, Léon a déjà divorcé de Jeanne Hugo, abandonné une carrière de médecin et publié trois livres, dont « les Morticoles », qui a rencontré un certain écho. De son côté, Marcel travaille à son premier roman, « Jean Santeuil », dont le héros est dreyfusard.
En octobre 1896, Léon propose à Marcel de l’accompagner à Fontainebleau pendant une semaine qu’il entend consacrer au travail. Les voilà partis, Léon avec son caractère exubérant, Marcel, jeune homme couvé par sa mère qui ne quitte presque jamais Paris, écrivant le jour, se baladant en calèche la nuit, dissertant sans fin sur tel passage de Balzac qu’ils connaissent par cœur. Leur amitié est scellée.
En 1900, Léon présentera Marcel à Gaston Calmette, le directeur du « Figaro », qui publiera plusieurs de ses articles. A ce moment, c’est cependant de Lucien, le jeune frère, que Marcel est le plus proche. Le seul de toute la famille qu’il tutoie.
Lucien Daudet est aussi différent de Léon que deux frères peuvent l’être. Jules Renard le décrit en « beau garçon, frisé, lingé, pommadé, peint et poudré, qui parle avec une toute petite voix de poche de gilet ». Pendant un an et demi, Marcel et Lucien ont sans doute été amants. Quand le père, Alphonse, meurt, en 1897, Marcel est là tous les soirs, auprès de sa veuve, Julia, et de Lucien.
Les deux jeunes hommes partagent un goût prononcé pour le « snobisme », qui les distingue, pensent-ils, du reste de la société. « Toute la haute bourgeoise se plaît à l’époque à mimer les manières de l’aristocratie, raconte l’historien Eric Mension-Rigau, grand spécialiste de la noblesse française. Les nobles ont évidemment perdu leur statut avec la Révolution, mais ils détiennent les codes du beau et fascinent Marcel et Lucien. »
Le déclassement des Guermantes au profit des Verdurin deviendra un sujet d’étude sociologique pour Proust, qui le placera au cœur de son œuvre. Lucien ne fera jamais ce pas de côté. Il deviendra un intime de l’impératrice Eugénie, la veuve de Napoléon III, et en tirera une certaine fierté.
Aux yeux de Léon, son frère est « l’aristocrate de la famille ». C’est dit tendrement : les deux frères ont des opinions politiques opposées, ils sont parfois en froid, mais ils ne se fâchent jamais longtemps. Les Daudet forment un clan uni et soudé.
« Il y avait chez eux une générosité que Proust n’a pas connue au sein de sa propre famille, issue de la grande bourgeoisie », raconte le réalisateur et écrivain Patrick Mimouni, qui a développé une thèse séduisante dans un livre paru fin 2021 (« Proust amoureux », Grasset) : la famille Daudet aurait servi de modèle à celle du narrateur de la « Recherche ».
Un autre élément, rarement relevé, vient conforter cette hypothèse ; pour le découvrir, il faut s’intéresser à Marthe, l’épouse de Léon Daudet. Les historiens ont tendance à l’oublier, mais elle est la muse qui l’a converti aux thèses maurrassiennes. Cette nationaliste catholique et cuisinière émérite pratiquait le « patriotisme culinaire », pour reprendre le mot de la chercheuse américaine Priscilla Ferguson : elle vantait les valeurs des terroirs français dans des « livres charmants » que Marcel Proust a lus. On retrouve ainsi plusieurs recettes de Marthe dans la « Recherche », dont la « salade d’ananas », qui était, selon elle, le dessert préféré de son mari.
A la place de « Mort aux juifs »
Léon, Lucien, Julia, Marthe : en 1919, c’est toute une famille qui a mobilisé ses réseaux pour apporter le succès au livre de leur ami. Marcel Proust le sait bien. Il déborde de reconnaissance. En 1920, il envoie les bonnes feuilles du « Côté de Guermantes » à « toute la famille Daudet », qui les lui réclame à grands cris. Le livre est dédié à Léon Daudet, « à l’incomparable ami en témoignage de reconnaissance et d’admiration ».
La même année, l’auteur rédige une critique « dithyrambique » au « ton lyrique » (ce sont ses mots) du quatrième tome des « Souvenirs » de Léon, qu’il compare à Saint-Simon. Quiconque a lu ces Mémoires sait qu’elles sont féroces, enlevées, parfois drôles. Mais surtout violemment antisémites et à tendance complotiste. Sous la plume de Daudet, des « politiciens imbéciles dirigent la République conformément aux instructions financières juives allemandes de Francfort », et « le radicalisme anticlérical et maçonnique, associé à un socialisme germanisé et enjuivé, est le maître de la situation ».
Aristide Briand est un « maquereau » et un « indicateur », Léon Blum, un « lévrier hébreu ». Et il y en a comme ça sur plus de 1 500 pages. Certes, il faut se garder de juger ces écrits avec notre œil du XXIe siècle. Mais tout de même.
A quel point Marcel Proust était-il indifférent à la politique, enclin à la flatterie et prêt à sacrifier toute conviction pour son œuvre ? Lucien écrira qu’il n’a plus reconnu son ami après le prix Goncourt : « [Il] donna une nouvelle orientation à son existence. Sa vie ne fut plus guidée que par son œuvre, à laquelle il avait consacré tant d’années. Pour ma part, […] je regrettais que Marcel Proust devînt un professionnel de la littérature. »
Cette déception fait écho à une phrase sidérante à nos yeux écrite par Proust à propos d’un article le concernant paru dans « l’Action française » : « Cet article de Léon Daudet est à la place où il y a généralement : “Mort aux juifs”. » Proust n’est ni dupe ni aveugle. Il sait parfaitement dans quel genre de journal ses livres sont portés aux nues. Pourtant, il assume. Pire, il revendique.
Au fil des mois, il se trouve toutefois contraint de se justifier de ce soutien sans faille. Parfois il répond : « Je ne m’occupe pas de politique et ne m’en suis jamais occupé. » Son point de vue le plus sincère se trouve certainement dans une réponse datant de décembre 1919 à une journaliste qui l’interroge sur ses « opinions politiques et religieuses » : « Je n’ai jamais été à la messe depuis ma première communion, qui doit bien remonter à plus de trente ans. Je n’aimerais pas choisir le moment où Léon Daudet vient d’être tellement bon à mon égard pour déclarer que le seul parti où j’aie à un moment figuré est justement le parti adverse. Mais enfin Léon Daudet sait mieux que personne que […] j’ai été un dreyfusard ardent. […] Inutile de vous dire que je me suis gardé de répondre cela aux journaux qui me disent “arrivé par le bénitier et la réaction”. » Proust aime mieux passer pour un réac que de fâcher l’Action française !
On trouve dans l’édition intégrale de sa correspondance (21 tomes !) un échange de lettres éclairant avec Jacques Rivière, le directeur de la « Nouvelle Revue française », qui a publié « Aimée » en 1922. Marcel Proust veut absolument l’autorisation de Rivière pour intervenir auprès de Daudet, qui fait partie du jury du prix Balzac. Rivière élude, Proust insiste, Rivière finit par mettre les points sur les « i » : « Je vous assure qu’il faut laisser Daudet tranquille. La passion politique est trop forte en moi pour que je puisse supporter l’idée de le solliciter, même indirectement, en ma faveur. » Il n’a pas eu le prix Balzac.
« Aux yeux de Proust, rien n’est rédhibitoire »
Luc Fraisse, professeur de littérature française à l’université de Strasbourg et auteur de « Proust et l’Action française », revient sur le rapport de Proust avec la politique.
Marcel Proust avait-il des opinions politiques ?
La politique ne le passionnait pas, mais sa mère, Jeanne Proust, avec laquelle il était très fusionnel, lisait les comptes rendus de l’Assemblée nationale. Elle appartenait à cette haute bourgeoisie qui recherchait l’ordre tout en exprimant une grande empathie pour les classes « inférieures ». Une forme de saint-simonisme. Dans une lettre écrite à son fils en 1899, elle dit : « En politique je suis comme toi, mon grand, du grand parti conservateur libéral intelligent », même si les mots « conservateur » et « libéral » peuvent paraître contradictoires. Proust n’est pas doctrinaire, il a une vision complexe des choses. Il est dreyfusard sans adhérer à la Ligue des droits de l’Homme ; il s’insurge contre la loi de 1905 de séparation de l’Etat et de l’Eglise sans rejoindre Maurice Barrès ; il se montre patriote mais ne défend pas la germanophobie de Daudet. Il pense que tout le monde peut être racheté, même Léon Daudet, dont il admire l’énergie. Aux yeux de Proust, rien n’est rédhibitoire.
Mais de là à lire tous les jours « l’Action française » avant de s’endormir, comme il le confie dans une lettre écrite à Léon Daudet…
L’Action française représente à ses yeux un groupe d’hommes dont il admire les qualités intellectuelles, qui se distinguent de l’organe politique. Charles Maurras a été le premier, en 1896, à prophétiser ce qu’allait devenir Proust : le chef de file d’une nouvelle génération d’écrivains. De ses débuts à son apogée, Proust a donc pu nourrir le sentiment que l’équipe dirigeante de l’Action française avait compris son œuvre, au milieu d’un concert d’indifférence puis d’hostilité.
Pourquoi l’Action française apporte-t-elle ainsi un soutien sans faille à Marcel Proust ?
Il y a une forme d’instrumentalisation. L’Action française défend Proust au nom d’un classicisme érigé en opposition au romantisme qui a porté l’idéal révolutionnaire. Léon Daudet plie la « Recherche » aux thèses maurassiennes quand il y voit une critique de la France parlementaire. Et quand paraît « Sodome et Gomorrhe », en 1921, il fait le choix de ne pas en parler. « Vu notre public », explique-t-il à Marcel.
Propos recueillis par C. M.-A.