La promulgation des lois raciales antijuives, en 1938, est le point de bascule du régime fasciste vers un racisme et un antisémitisme revendiqués. Beaucoup d’Italiens, souvent indulgents avec le Duce, l’expliquent par les ordres qu’auraient donnés les nazis, mais la réalité est plus complexe.
Difficile de découvrir les lieux sans avoir un moment de vertige : tout, ici, est de nature à faire tourner la tête. La piazza Unita d’Italia de Trieste est une immense esplanade rectangulaire dont un côté s’ouvre sur l’Adriatique. Bordée par des terrasses de café et des bâtiments officiels, elle donne une vague idée de la puissance de l’ancien carrefour de l’empire des Habsbourg, devenu une ville frontière italienne à la recherche de sa gloire passée. Où qu’il lève la tête, le visiteur apercevra des traces de cet âge d’or.
En regardant vers le sol avec un peu d’insistance, en revanche, il trouvera sur le pavement, non loin des balcons de l’hôtel de ville et à côté de la colonne portant une statue de l’empereur Charles VI, une discrète plaque commémorative, et ces mots, inscrits en italien et en hébreu : « Le 18 septembre 1938, Mussolini a choisi cette place pour annoncer la promulgation des lois raciales antijuives. »
C’est précisément ici, face à la mer, que Benito Mussolini a livré le discours le plus lourd de conséquences de sa carrière, proclamant la nécessité d’« une claire, sévère conscience raciale, qui établisse non seulement des différences, mais aussi de légitimes supériorités ». Qualifiant les juifs d’« ennemis irréconciliables » du fascisme, il annonce alors le lancement de mesures qui, en quelques jours, condamneront les Italiens de confession juive à subir une série de discriminations : interdiction des mariages mixtes, exclusion de l’administration et de toute une série de professions (dont le journalisme), déchéance de nationalité… Bref, la mort sociale.
Bien sûr, cette politique nouvelle ne s’est pas décidée en un jour. D’abord, il y avait eu le rapprochement avec l’Allemagne, couronné par une visite d’Etat d’Adolf Hitler, en mai 1938. Ensuite la publication, une première fois, dans le Giornale d’Italia, le 15 juillet, puis, le 5 août, dans la revue La Défense de la race, d’un manifeste rédigé par une dizaine de scientifiques et déclarant : « Il est temps que les Italiens se proclament franchement racistes. Toute l’œuvre qui jusqu’à présent a fait le régime en Italie est au fond le racisme. Dans les discours du Duce, la référence aux concepts de la race a toujours été très fréquente. La question du racisme en Italie doit être traitée d’un point de vue purement biologique sans intentions philosophiques ou religieuses. » Cependant, le chef suprême n’avait pas encore parlé. Aussi, beaucoup, malgré l’évidence, continuaient à espérer.
Idée battue en brèche
« Nombre de juifs sont allés sur la place ce jour-là. Ils y sont entrés en fascistes purs et durs, et, quand ils sont repartis, ils n’étaient pas plus considérés que des chiens, résume Alexandre Meloni, grand rabbin de la synagogue de Trieste. Mussolini avait choisi Trieste pour ces annonces parce que c’était la ville la plus juive d’Italie. A la veille de la guerre, cela représentait plus de 6 000 personnes. Et puis la communauté avait joué un rôle central dans la croissance de la ville. Le fondateur de l’assureur Generali ? Il était juif, tout comme celui du journal local, le Piccolo. Au fond, il s’est sans doute dit que, si les lois raciales étaient acceptées à Trieste, elles le seraient partout en Italie. Or, ici, c’est passé, sans problème. »
Pour beaucoup d’Italiens d’aujourd’hui, c’est alors, seulement, qu’a été franchi le point de non-retour. Oubliés, la violence squadriste, le meurtre du député socialiste Giacomo Matteotti, la suspension des lois démocratiques, la répression des dissidents, l’invasion de l’Ethiopie… Non, le fascisme n’était pas raciste, encore moins antisémite, et c’est en 1938 que le régime, passé sous la néfaste influence allemande, aurait dérapé. D’ailleurs, même les groupes néofascistes les plus radicaux, comme CasaPound ou Forza Nuova, citent comme modèle l’action de Mussolini « jusqu’en 1938 » – ce qui leur permet d’éviter de tomber sous le coup de la loi.
Chez les politiques les plus « respectables », ce type de discours est loin d’être marginal. L’ancien président du Conseil Silvio Berlusconi, pour ne citer que lui, était passé maître en la matière. Le 27 janvier 2013, à Milan, en pleine campagne électorale, il déclarait, lors de la Journée internationale à la mémoire des victimes de la Shoah, que les lois raciales avaient été « imposées » à l’Italie par l’Allemagne, que ces textes étaient « la pire faute » du fascisme et que, « sur tant d’autres aspects, [ Mussolini ] avait très bien fait », provoquant aussitôt une polémique… qui n’eut aucun effet négatif sur le plan électoral, bien au contraire.
C’est un fait incontestable, le fascisme des origines n’était pas antisémite. « Les juifs sont à Rome depuis l’époque des rois, ils étaient 50 000 sous Auguste et ils demandèrent à pleurer sur la dépouille de Jules César. Nous les laisserons en paix », affirmait par exemple le Duce en 1929. Certes, le parti ne pouvait être tout à fait exempt des préjugés venus de la religion et entretenus par l’Eglise, mais il avait largement ouvert ses portes aux membres de la communauté juive, au point que ceux-ci y étaient surreprésentés (20 % des juifs d’Italie inscrits au Parti national fasciste, soit trois fois plus que la moyenne des Italiens).
De plus, de l’avant-guerre au début des années 1930, Mussolini avait pour maîtresse et égérie Margherita Sarfatti, issue de la bourgeoisie juive vénitienne, qui l’avait aidé durant les périodes de doute, et lui avait inculqué les rudiments des codes culturels bourgeois…
« Le négatif de l’homme nouveau italien »
D’où vient donc le revirement de 1938 ? Longtemps, cela a été mis sur le compte du besoin de s’allier avec l’Allemagne. Mais cette analyse, qui offrait l’avantage d’atténuer la responsabilité historique du fascisme, a depuis longtemps été battue en brèche par les acquis de la recherche historique.
Dans L’Italie fasciste et la persécution des juifs (Perrin, 2007), l’historienne Marie-Anne Matard-Bonucci met en évidence un processus plus complexe, ayant commencé au lendemain de la guerre d’Ethiopie (1935-1936). Selon elle, Mussolini choisit de s’appuyer sur l’antisémitisme pour « relancer la machine totalitaire », faisant du juif « le négatif de l’homme nouveau italien » à construire. Ici, nul besoin d’expliquer les lois raciales par des ordres venus de Berlin : certes, le fascisme était de plus en plus influencé par les « réussites » de l’Allemagne nazie, mais personne ne lui a forcé la main.
« De toute façon, le fascisme est un hypernationalisme, et ce type de régime mène presque structurellement à la persécution des minorités », remarque Mme Matard-Bonucci. Il a eu l’occasion de démontrer cela très tôt, car, pour la première fois dans son histoire, l’Etat italien s’est retrouvé, en raison de ses gains territoriaux au sortir de la première guerre mondiale, à devoir affronter un problème de minorités.
Dès son arrivée au pouvoir, il y a tout juste cent ans, le parti fasciste a résolu de régler le problème par l’italianisation forcée. Ainsi le Tyrol du Sud (devenu Haut-Adige) connut-il des tensions récurrentes entre les germanophones (90 % de la population) et le gouvernement central, qui cherchait à imposer à tous l’usage de l’italien. La situation fut bien plus conflictuelle à Trieste et en Istrie, car le souci d’assimilation s’y doublait d’un autre ingrédient : le préjugé séculaire des Latins envers les Slaves.
Le grand port adriatique des Habsbourg était, à la veille de la première guerre mondiale, une des villes les plus cosmopolites d’Europe, et comptait, selon le recensement de 1913, 52 % de citoyens italophones (mais 13 % de résidents de nationalité italienne).
Cette population voulait-elle le rattachement à l’Etat italien ? Rien n’est moins sûr, mais, en 1919, là n’est plus la question : l’Autriche-Hongrie a cessé d’exister et Trieste, l’Istrie et la Dalmatie sont convoitées par le royaume d’Italie et le royaume des Serbes, Croates et Slovènes (la future Yougoslavie). Dans ce contexte, la situation devient vite explosive. Le 13 juillet 1920, en plein centre de Trieste, le faisceau triestin des combattants, mené par son chef Francesco Giunta, met à sac et incendie l’immeuble du Narodni Dom (centre culturel slovène). La démonstration de force marque les esprits dans tout le pays. Pour le grand historien du fascisme Renzo De Felice, ce jour est « le baptême du squadrisme organisé »…
Répression contre les Slaves
Dans la région, le régime qui s’installe en 1922 jouit immédiatement d’un fort soutien populaire, et sera encore plus dur qu’ailleurs contre ses opposants. Pour l’historien Patrick Karlsen, spécialiste de la période à l’université de Trieste, « ici, le fascisme est un peu différent du reste du pays, il est plus urbain, et, au-delà des critères culturels ou linguistiques, il se colore d’un racisme biologique clairement exprimé. Celui-ci s’explique par le fait que les Triestins ont évolué dans un bain culturel d’Europe centrale, et que ces thèmes y étaient beaucoup plus présents qu’en Italie. »
La répression contre les Slaves sera particulièrement violente – on songe aux quatre nationalistes slovènes exécutés le 6 septembre 1930 par la justice fasciste, et dont le souvenir est célébré chaque année. Plus tard, en 1940-1941, c’est l’échec des offensives italiennes sur la Grèce qui forcera l’Allemagne à entrer en guerre dans les Balkans, provoquant un embrasement général que le IIIe Reich, tout occupé à préparer l’offensive contre Moscou, ne voulait pourtant pas.
A la fin de la seconde guerre mondiale, les partisans yougoslaves victorieux reprirent le contrôle de l’Istrie et y entreprirent, contre les Italiens, une répression aux airs de purification ethnique, qui provoqua l’exode de centaines de milliers de personnes. Les 3 000 à 5 000 morts des « massacres des foibe » (du nom de ces cavités naturelles des hauteurs de Trieste où eurent lieu les exécutions) ont, depuis 2004, un « jour du souvenir », décidé à l’initiative de la droite berlusconienne. En mai 2021, Fratelli d’Italia, le parti de la nouvelle présidente du Conseil, Giorgia Meloni, a même déposé un projet de loi pour pénaliser la négation de ces massacres, créant un parallèle entre les foibe et la Shoah.
Faute de compréhension générale de l’histoire de la région, le drame des foibe et les indiscutables souffrances des Italiens d’Istrie contraints à l’exil restent commémorés sans être vraiment compris. Alors président du Parlement européen, l’actuel ministre des affaires étrangères, Antonio Tajani, avait cru bon, le 10 février 2019, de lancer en tribune, des hauteurs de Trieste, « Vive l’Istrie italienne ! Vive la Dalmatie italienne ! » Savait-il qu’il provoquerait aussitôt une tempête dans la Slovénie et la Croatie voisines ? Il a dû s’excuser dès son retour à Bruxelles, quelques heures plus tard.
Ces commémorations font l’impasse sur le tragique enchaînement qui a conduit de 1922 à 1945 et sur la responsabilité du fascisme dans celui-ci. Cette perte de sens est d’autant plus manifeste que la justice n’est jamais passée. Le chef de l’émeute du Narodni Dom, Francesco Giunta, après avoir fait une grande carrière au sommet du pouvoir fasciste, n’a jamais été inquiété après-guerre pour son rôle dans la région. Il est mort dans son lit, à Rome, en 1971.
cela faisait longtemps, qu’on ne nous avait pas fait le « coup » de la… maîtresse-juive–de-Mussolini ! Une drôle de « juive », en vérité -qui entretenait avec ses origines un rapport de détestation dont elle tira les conséquences en se convertissant en 1928 au catholicisme.
se demander si Mussolini était ou… n’était pas antisémite, outre que c’est là concéder à une Mussolini Story psychologisante et qui sur le terrain historien constitue une régression (quelle qu’ait pu être la part de l’intéressé dans toute décision) est déjà fausser le débat : il n’y a pas besoin d’être « antisémite » pour agir contre les juifs -il suffit d’y trouver son avantage !
https://www.academia.edu/10073791/A_Cool-Blood_Anti-Semitism_The_First_Anti-Semitic_Campaign_of_the_Fascist_Regime
En ce qui concerne Mussolini il… était (contrairement à un cliché) : antisémite ! Non d’un point de vue ethnique, qui à la limite lui aurait plutôt inspiré une forme de fascination, mais d’un point de vue calqué -et même dans son cas, quasiment décalqué- sur le contenu des ‘Protocoles des Sages de Sion’ : il croyait en l’existence d’une… Internationale Juive. Mais dès lors sa priorité durant une longue première période fut de… « mettre dans sa poche », ceux qu’il considérait comme les maîtres-du-monde.
En ce qui concerne plus précisément la « bascule » de 1938 : l’alliance avec le Reich (scellée sur le terrain dès l’été 1936 en Espagne, puis dès la fin de la même année avec la proclamation de l’Axe Rome-Berlin) joua un rôle autrement plus important que ne veut bien le dire cet article, très influencé par des élucubrations politologiques universitaires. Dès 1936 Mussolini savait que l’alliance était scellée, que ce serait Hitler qui donnerait le « la », et que le prix à payer serait l’existence d’un antisémitisme officiel -en Italie aussi. D’où ce ‘Manifesto della Razza’, paru comme par hasard un… quatorze juillet (symbole de la France, futur adversaire prévisible) et qui à seule fin d’éviter de faire apparaître Mussolini comme étant « à la remorque » entendait faire de cette discrimination un phénomène ‘made in Italy’, comme dirait aujourd’hui la Meloni.