L’historien, auteur du best-seller mondial « Sapiens », publie « Nous, les indomptables » (Albin Michel). Pour L’Express, il explique comment enseigner l’histoire aux enfants.
Nous ne pouvons pas protéger les enfants de l’histoire. En Ukraine, des millions de familles ont perdu leur logement à cause de la guerre de Poutine. A Delhi, des températures records de 50degrés ont cet été emprisonné les jeunes chez eux, les empêchant d’étudier ou de jouer. Les prix des denrées alimentaires s’envolent, et des enfants du monde entier souffrent de la faim. Il est donc inévitable que la prochaine génération souhaite se confronter aux grandes questions : pourquoi y a-t-il des guerres ? Quelle est notre place dans la nature ? Qu’est-ce que l’argent et pourquoi est-il si important ?
Souvent, les enfants prennent ces sujets bien plus au sérieux que ne le font les grandes personnes. Ils remettent en question des choses que les adultes considèrent comme allant de soi. Les adultes peuvent trouver ennuyeux qu’un enfant rétorque « pourquoi ? » à chacune de nos réponses. Mais souvent, l’enfant essaie simplement d’aller au fond des choses, ce que les adultes ont cessé de faire depuis longtemps.
Il y a une autre chose dont nous ne pouvons pas protéger les enfants : l’exposition à de faux récits historiques. Très tôt, les jeunes sont assaillis de mythes et de désinformation, non seulement sur les événements actuels, mais aussi sur l’histoire fondamentale de l’humanité – qui nous sommes, d’où nous venons et comment nous sommes arrivés ici.
Dans mon pays natal, Israël, même les écoliers laïques apprennent en général l’existence du jardin d’Eden, et voient des images pittoresques de l’arche de Noé bien avant d’entendre parler des Néandertaliens ou de s’initier à l’art rupestre de Lascaux et Célèbes. Cela a des conséquences. Il est possible de tracer une ligne directe entre l’ordonnance de la Genèse, « remplissez la terre et soumettez-la », la révolution industrielle et la crise écologique actuelle. Une autre ligne directe peut être tracée depuis les récits historiques que les enfants russes apprennent à l’école jusqu’à l’invasion de l’Ukraine par Poutine et la crise alimentaire mondiale en découlant.
Si nous abandonnons les enfants aux mythes, le désapprentissage de ces idées plus tard dans leur existence devient une tâche difficile, voire impossible. Il est essentiel de parler ouvertement des grandes questions avec eux, d’une manière responsable et scientifique, en se basant sur des preuves plutôt que sur une foi dogmatique. C’est un défi auquel j’ai moi-même été confronté récemment en écrivant une histoire du monde pour les enfants.
« L’histoire, c’est l’étude de comment les choses changent »
Avec ce projet, j’ai appris qu’aborder les grandes questions pour les enfants est une tâche délicate. Certains sujets s’avèrent amusants, comme l’exploration de la vie quotidienne des chasseurs-cueilleurs de l’âge de pierre, lorsque les gens vivaient à l’état sauvage et que les enfants passaient leur journée à apprendre à grimper aux arbres, à traquer les animaux et à faire du feu. Mais d’autres sujets sont plus difficiles. Se pencher sur ce qui s’est passé lorsque les anciens Sapiens ont rencontré les Néandertaliens, par exemple, nous amène à se demander ce qu’aurait pu être la vie d’un enfant avec une mère sapiens et un père néanderthalien, ce qui conduit à des sujets comme le racisme, la guerre, le génocide et l’extinction.
Il est crucial d’évoquer le côté sombre de l’histoire, mais comment éviter de terroriser les enfants ? Un principe directeur est que nous devrions attendre, avant de partager des descriptions explicites d’atrocités, que l’auditeur soit suffisamment mûr pour s’y confronter. Lorsque nous devons évoquer des catastrophes et des injustices, il est préférable de mettre l’accent sur les actions possibles : quelle que soit la gravité de la situation, les gens peuvent généralement l’améliorer. Ceci n’est nullement un vœu pieux, c’est l’essence même de l’histoire. Après tout, l’histoire n’est pas l’étude du passé, ou une simple liste des guerres, des désastres et des rois morts qui ont régné il y a des milliers d’années. L’histoire, c’est l’étude de comment les choses changent.
Les gouvernements craignent l’histoire
Si nous pensons que le monde a toujours été le même, et que notre mode de vie actuel représente la seule manière pour les humains de vivre, alors il est naturel de penser que le changement est impossible, et que nos problèmes s’avèrent insolubles. Même si les choses sont très injustes, que pouvons-nous y faire ? Le monde est ainsi, se dit-on. Mais en étudiant l’histoire, nous apprenons que les humains n’ont pas toujours vécu comme nous, et que le monde ne cesse de changer. Les hommes ont fait du monde ce qu’il est – et les hommes peuvent en conséquence le faire évoluer. Bien sûr, cela n’a rien d’une tâche facile, mais cela a déjà été réalisé bien des fois avant nous.
Voilà pourquoi l’histoire est si puissante. Elle représente la clef pour changer le monde. A tel point que, dans bien des endroits, les gouvernements craignent l’histoire. Les dirigeants prohibent rarement l’apprentissage des mathématiques ou de la physique. Mais de nombreux gouvernements interdisent à leurs citoyens – et surtout aux jeunes – d’apprendre au moins certaines parties de l’Histoire. C’est comme si tout remontait à ces rois morts qui régnaient il y a des milliers d’années, leurs mains glacées sortant d’outre-tombe pour saisir nos esprits et geler le changement.
Après tout, ce sont ces rois disparus il y a belle lurette qui ont créé et diffusé diverses histoires sur les dieux, les nations, l’argent ou l’amour, auxquelles aujourd’hui tant de personnes croient et adhèrent encore. Pour s’affranchir un peu de ces récits et se comporter de façon différente, il nous faut d’abord comprendre comme ils ont été créés et se sont diffusés. Sinon, nous ne les considérerons jamais pour ce qu’ils sont : de simples histoires. Les enfants qui demandent « pourquoi ? » représentent une force puissante qui peut ébranler ces vieilles légendes jusque dans leurs fondations.
Un outil libérateur
Mais, en plus d’éviter de les terroriser, nous devons également veiller à ne pas faire peser sur les jeunes le poids de nos propres responsabilités. C’est le plus vieux péché dans le répertoire des tactiques employées par les adultes : nous attendons des enfants qu’ils prennent en charge nos propres projets, et en particulier, qu’ils trouvent une solution aux problèmes que nous voulons résoudre – sans savoir comment. Lorsque nous discutons avec des enfants de grandes questions, nous devrions, de temps à autre, nous demander pourquoi nous faisons vraiment cela.
Chaque personne dans le monde porte un lourd fardeau. Lorsque nous enseignons l’histoire aux jeunes, nous le faisons parfois dans le but de transférer une partie de ce bagage sur les épaules de la prochaine génération. Nous voulons que les jeunes continuent à porter les croyances, les souvenirs, les identités et les conflits qui ont pesé sur nous tout au long de notre vie. « Tiens, petit, j’ai porté ces choses jusqu’ici – maintenant, c’est à toi de prendre le relais ! »
C’est injuste. Une bien meilleure raison d’enseigner l’histoire est d’aider les enfants à se libérer de certaines de leurs peurs, illusions et haines. « Tu vois ces choses, petit ? Je suis resté coincé avec elles pendant des années et elles m’ont rendu malheureux. Fais attention ! Tu n’es pas obligé de les ramasser à ton tour ! »
J’espère que l’histoire deviendra un outil pour libérer les gens plutôt que de les enchaîner. Un outil pour forger de nouvelles concordes plutôt que de perpétuer des vieux conflits. Finalement, tout l’intérêt d’apprendre l’histoire n’est pas de se souvenir du passé, mais de s’en libérer.
Yuval Noah Harari 2022