Dans « Les Rives de la mémoire », le journaliste consacre de belles pages à plusieurs combattantes. Derniers extraits de ses Mémoires.
Que serait Jean-Pierre Elkabbach sans son épouse, l’écrivaine Nicole Avril ? Le journaliste consacre plusieurs pages tendres à celle qui partage sa vie depuis près de cinquante ans. Et des passages lumineux à sa fille, la comédienne Emmanuelle Bach, dont il regrette s’être peu occupé plus jeune. Les femmes ont toujours accompagné la vie de Jean-Pierre Elkabbach, qui dresse dans ses Mémoires de beaux portraits de deux combattantes : Simone Veil et Gisèle Halimi. Derniers extraits des Rives de la mémoire, écrit en collaboration avec Martin Veber, à paraître chez Bouquins le 27 octobre.
«Mon poussin, tu as tant souffert… »
« Le 27 janvier 2005, je suis retourné à Auschwitz pour commémorer la libération du camp. Cette année-là, il y eut une grande réunion internationale à laquelle prirent part Jacques Chirac, Simone Veil et plusieurs autres grands dirigeants internationaux comme Vladimir Poutine – les États-Unis étaient représentés par le vice-président Dick Cheney. Dans l’avion, je fis la connaissance de deux rescapées, des vieilles dames, très gaies et pleines de vie. Nous étions ensemble au moment de pénétrer dans le camp. J’étais accrédité pour suivre les cérémonies et disposais d’un badge, mais elles non. Une bande de flics polonais, des malabars, contrôlaient l’accès. Ils étaient habillés tout en noir avec des bottes, des brassards, et ils exigeaient de chacun ses « papiers ». Froidement, sans égard, ils dirent à mes deux vieilles dames : « Pas de papiers ? Vous ne rentrez pas. » L’une se tourna vers moi et me glissa dans un mélange d’humour et de consternation : « C’est bien la première fois que je dois me battre pour entrer à Auschwitz ! » Elles levèrent alors la manche de leur manteau et montrèrent le numéro que les nazis leur avaient tatoué sur le poignet. Les malabars les laissèrent passer.
La cérémonie donna lieu à des discours très émouvants. Jacques Chirac prit la parole. Simone Veil également, à deux pas de l’endroit où elle avait été détenue. Il faisait un froid terrible et nous étions frigorifiés. Je visitai le camp au sein d’un petit groupe que guidait Simone Veil. Elle nous conduisit dans le baraquement où elle avait été affectée et nous montra la place de sa couchette. À un moment, Jacques Chirac lui posa doucement la main sur l’épaule et lui dit, la voix chargée d’émotion : « Mon poussin, tu as tant souffert… »
«Appelez-moi maître ! »
« Lorsque je fis sa connaissance, Gisèle Halimi jouissait déjà d’une forte notoriété pour avoir défendu les indépendantistes en Algérie devant les tribunaux militaires d’exception. Avec beaucoup de courage, elle avait affronté des atmosphères de lynchage dans les bleds afin d’éviter aux accusés la guillotine ou le peloton d’exécution. Pour plaider leur cause, elle avait rencontré de Gaulle, qui l’avait jugée effrontée.
Dois-je vous appeler madame ou mademoiselle ?
Appelez-moi maître, lui avait-elle répliqué.
Quand je pense à leur couple, je trouve d’autant plus absurde l’attitude des néo-féministes qui font des hommes en général leurs ennemis. Il est indéniable que la misogynie existe. D’ailleurs, si Gisèle Halimi n’a fait en politique qu’un court passage au début des années 1980, s’en détournant après un mandat de députée, c’est bien parce que les dirigeants du PS – Pierre Joxe, par exemple – donnaient toujours de préférence la parole à des hommes. Il est essentiel – et la moindre des choses – que les femmes puissent s’exprimer et que leur parole soit défendue. C’est une juste cause qui est aujourd’hui largement partagée. Mais ce serait une erreur de rejeter les soutiens nombreux que les femmes trouvent parmi les hommes. »
«Il faut savoir descendre du bus »
« Je vis avec Nicole Avril depuis près de cinquante ans. Cinq décennies de bonheurs partagés, d’épreuves traversées ensemble. C’est à l’époque d’Actuel 2 [une émission diffusée sur Antenne 2, NDLR] que tout a commencé. Je dois notre rencontre à une succession de hasards. Tout s’est noué dans un instant parfaitement contingent, le 6 octobre 1972. Quand, à la manière de l’écrivain espagnol Javier Cercas, je considère l’anatomie de ce moment décisif, ses déterminations tout à fait aléatoires, je suis comme pris de vertige.
Je sortais de la télévision des dépêches à la main quand, en levant les yeux, je fus saisi par le visage d’une jeune femme brune dans le bus 92, qui passait lentement. Elle lisait et, ayant marqué une pause, elle aperçut un inconnu qui lui faisait signe de le rejoindre. Les autres passagers, croyant que nous nous connaissions, demandèrent au conducteur de s’arrêter. Lequel obtempéra par miracle pour moi et, second miracle, la jeune femme descendit du bus.
Elle était magnifique, l’autorité conjuguée à l’élégance. Jusque-là, j’aimais le frisson d’une séduction facile, distraite. Je sentis immédiatement qu’aucune rencontre ne serait comparable à celle-là. C’était comme si, inconsciemment, je l’avais toujours attendue.
Nicole n’aurait pas dû se trouver dans ce bus. Elle avait renoncé à sa voiture au dernier moment pour aller à un rendez-vous. J’aurais dû quitter plus tôt la rue Cognacq-Jay, mais le conseil des ministres, ce jour-là, s’était éternisé. J’empruntais précisément cette rue parce qu’une amie m’attendait dans un café voisin, le café de l’Alma – je l’appelai peu après pour lui dire que je ne viendrais pas. Ce sont les choses de la vie…