Après une nouvelle salve d’horreurs sur les réseaux, le rappeur est bel et bien devenu l’ennemi politique de la plupart de ceux qui l’écoutent: un antisémite et un soutien sans ambiguïté aux pires racistes américains. Combien, cette fois, seront-ils à lui pardonner ?
Tout a commencé – pour ce qui concerne cet épisode – par la découverte ébahie, en pleine Fashion Week parisienne, d’une pièce de la nouvelle collection de la marque Yeezy, dont on doute qu’elle soit officiellement commercialisée un jour. Le rappeur et styliste Kanye «Ye» West, au lendemain de son apparition sur le catwalk apocalyptique du défilé Balenciaga, l’a arboré lui-même le 3 octobre, accompagné de Candace Owens, commentatrice ultradroitière de la frange trumpiste du Parti républicain : un tee-shirt uni à manche longue, noir et blanc, au dos duquel on peut lire «White Lives Matter», un slogan désormais indissociable de l’extrême droite américaine la plus violente et virulente (le Ku Klux Klan, l’Aryan Renaissance Society…). Naturellement, la vox populi connectée, emmenée par quelques célébrités de la mode, a grondé (mollement). West, dont on se souvient avec douleurs les propos sur l’esclavage ou une visite très embarrassante, sous couvre-chef Maga (Make America Great Again), au président Trump alors en fonction, a été notamment pris à partie par Gabriella Karefa-Johnson, journaliste de Vogue, ou par la mannequin Gigi Hadid. D’autres ont contacté West par des canaux plus privés, tel Sean Combs, alias P. Diddy, pour l’implorer d’arrêter les frais, parce que «ça blesse notre peuple». Ce qui n’a pas manqué de dégénérer, West publiant leur échange sur Instagram, y compris ses réponses ouvertement antisémites, accusant Combs d’être contrôlé en sous-main par «le peuple juif» (texto : «Ima use you as an example to show the Jewish people that told you to call me that no one can threaten or influence me» / «Je vais t’utiliser comme exemple pour montrer aux Juifs qui t’ont dit de me contacter que personne ne peut me menacer ni m’influencer.»).
Et ce qui devait arriver arriva, «Ye» censuré et sanctionné par Meta, la société mère d’Instagram et Facebook pour violation de ses règles d’usage, puis «Ye» s’en prenant nommément à Mark Zuckerberg (qui est juif), enfin «Ye» publiant samedi sur Twitter, quelques heures après son passage dans l’émission de Tucker Carlson sur Fox News, une ignominie de message antisémite annonçant sa volonté de s’en prendre violemment («death con 3», référence à Defcon 3, niveau d’alerte des forces armées des Etats-Unis au cours duquel elles se préparent à être mobilisées) au «PEUPLE JUIF», «qui a joué avec moi et blackboule tous ceux qui s’opposent à ses plans»; et précipitant sa suspension temporaire de la plateforme. Même à son niveau de délire et d’inflammation politique, Kanye West n’était jamais allé aussi loin, aussi furieusement, et de manière aussi explicite, dans les profondeurs d’une de ses spirales infernales.
Rhétorique tristement reconnaissable
Nul besoin à ce stade de rappeler les frasques, provocations, indécences et déclarations d’intention de l’Américain, qui dit souffrir de troubles bipolaires et d’idéation suicidaire, depuis son accession à la super célébrité. De ses attaques frontales contre Taylor Swift au harcèlement de son ex-épouse Kim Kardashian, les articles et éditos au sujet du rappeur se comptent par milliers, sans compter ceux de Libé, tout comme les percées, pernicieuses mais inévitables pour qui tient compte de ce qui s’y dit, des faits intimes et de mœurs dans les critiques (très positives pour ce qui nous concerne) de ses albums. Mais comment continuer à minimiser la gravité de certains de ses propos, et nier la cohérence de ses sorties politiques ?
Tout a été dit et écrit sur l’animal politique West depuis 2018 et ses propos sur l’esclavage, notamment des critiques assassines contre la personne qu’il est devenu, ou qu’il aurait toujours été. Citons, en 2009, la chanteuse Pink : «Kanye West is the biggest piece of shit on earth. Quote me.» Ou, dès 2013, l’Anti-Defamation League (ADL), fondée aux Etats-Unis en 1913 pour lutter contre l’antisémitisme et la discrimination, qui dénonçait le vieux fond antisémite des propos du rappeur selon lesquels Barack Obama était empêché d’agir politiquement à cause de son manque de «connections» («Black people don’t have the same level of connections as Jewish people… We ain’t Jewish. We don’t get family that got money like that.»). L’ADL a été claire et catégorique sur les nouvelles attaques de West contre la communauté juive, qui viennent confirmer la rhétorique tristement reconnaissable dont il confirme qu’elle a continué à l’habiter depuis toutes ces années : «Le comportement manifesté par Kanye West cette semaine est profondément dérangeant, dangereux, et antisémite, point barre. Il n’y a pas d’excuse à sa propagation des discours du suprémacisme blanc et cet antisémitisme traditionnel sur le pouvoir juif, tout particulièrement avec la tribune dont il dispose.»
Epuisés, et dégoûtés
Ainsi après s’être préoccupé, à juste titre, de prendre au sérieux le désarroi psychologique de West, il est temps de prendre au sérieux la manière dont il embrasse certaines idées politiques, aussi confuses et paranoïaques soient-elles, pour la simple et bonne raison que ces idées politiques dangereuses, mortifères, au cœur des discours populistes et extrême-droitiers menant au fascisme et aux atrocités qui sont la spécialité de ce régime politique, n’ont pas d’autres raisons d’être que la confusion et la paranoïa.
L’événement qui le concerne cette fois n’est donc pas son exclusion temporaire («deplatforming») des réseaux sociaux dont il a enfreint les règles d’usage, comme le rappeur anglais Wiley ; mais la ligne qu’il a franchie (et qui lui a valu d’être canonisé momentanément par le Grand Old Party) : il est devenu l’ennemi politique de la plupart de ceux qui l’écoutent. Et il semblerait que nombre d’entre nous, après avoir cherché par tous les moyens à expliquer ses propos par le contexte, l’humeur ou la détresse dans lesquels il les a proférés, puis dépensé des hectolitres de jus de crâne par amour pour sa musique formidable, soient en train de jeter l’éponge. Epuisés, et dégoûtés.
Qu’on nous entende bien : personne ne souhaite un monde où les artistes terrifiés par le faux pas se sentiraient contraints de penser contre eux-mêmes ou selon quelque doxa dominante de leur temps. Mais personne ne veut d’un monde où Kanye West continue à déblatérer le pire en toute impunité.