Godard et la question juive. C’est un article publié da Le Monde le 10 novembre 2009 que je vous propose. Dans son nouveau livre, l’écrivain et cinéaste Alain Fleischer accuse Jean-Luc Godard d’avoir tenu des propos antisémites. Provocation ou dérapage ?
Filmé en 2006 par Alain Fleischer pour un film qui s’est appelé Morceaux de conversations avec Jean-Luc Godard, le cinéaste franco-suisse aurait tenu des propos très polémiques à l’encontre des juifs, en partie écartés au montage, dont certains sur les deux films de Claude Lanzmann Shoah et Tsahal.
Dans un roman intitulé Courts-circuits, récemment édité au Cherche Midi, Alain Fleischer raconte qu’en aparté, lors d’une pause, Jean-Luc Godard aurait lâché cette phrase monstrueuse à son ami et interlocuteur Jean Narboni, ex-rédacteur en chef des Cahiers du cinéma : « Les attentats-suicides des Palestiniens pour parvenir à faire exister un Etat palestinien ressemblent en fin de compte à ce que firent les juifs en se laissant conduire comme des moutons et exterminer dans les chambres à gaz, se sacrifiant ainsi pour parvenir à faire exister l’Etat d’Israël. »
Jean-Luc Godard est coutumier de ce type de provocations. La première est survenue en 1974, lorsque, illustrant sa notion du montage comme vision comparative de l’histoire, il faisait chevaucher dans Ici et ailleurs une image de Golda Meir, premier ministre israélien, avec celle d’Adolf Hitler.
Prenant fait et cause pour la Palestine, l’auteur de Bande à part s’est maintes fois plu à rappeler, entre autres dans JLG/JLG en 1994, que, dans les camps nazis, les détenus au seuil de la mort étaient désignés sous le terme de « musulmans ». Ignorant délibérément la nature des crimes commis et subis par les uns et par les autres, il sous-entend que les victimes d’hier sont devenues les bourreaux d’aujourd’hui. Décrivant la Bible comme un « texte trop totalitaire », il a déjà lâché à propos de ces juifs qui, selon lui, auraient sauvé Israël en mourant dans les camps : « Au fond, il y a eu six millions de kamikazes. »
Dans Notre musique, film au départ duquel il voulait reprendre le schéma du Silence de la mer, de Vercors, en imaginant un officier israélien installé chez des Palestiniens, il déclare que « le peuple juif rejoint la fiction tandis que le peuple palestinien rejoint le documentaire ». Avec démonstration rhétorique, photographies à l’appui. Champ : les Israéliens marchent dans l’eau vers la Terre promise. Contrechamp : les Palestiniens marchent dans l’eau vers la noyade. Il s’en explique dans Morceaux de conversations… : « Les Israéliens sont arrivés sur un territoire qui est celui de leur fiction éternelle depuis les temps bibliques… » Jean Narboni lui fait remarquer que le mot « fiction » est choquant. « Alors, réplique-t-il, on dira que les Israéliens sont sur TF1, c’estla télé-réalité. Et les autres, dans un film de Frédéric Wiseman ».
Ces raccourcis suscitent doutes et consternation chez ses thuriféraires. Lorsque Jean Narboni lui rappelle que la juxtaposition des images de Golda Meir et d’Hitler avait même troublé Gilles Deleuze, sympathisant palestinien, lequel avait pourtant tenté de le défendre, Godard répond cinglant : « Pour moi, il n’y a rien à changer… sauf d’avocat ! »
« Juif du cinéma »
« Un catholique, je sais ce que c’est : il va à la messe, dit-il dans le film d’Alain Fleischer à Jean Narboni. Mais un juif, je ne sais pas ce que c’est ! Je ne comprends pas ! » Jean-Luc Godard s’est pourtant autoproclamé « juif du cinéma » pour signifier son destin de cinéaste persécuté. Il dit que, culpabilisé de n’avoir pas été alerté dans son enfance par l’Holocauste, choqué par les propos antisémites de son grand-père maternel qui faisait des plaisanteries sur son « médecin youpin », il n’a pas trouvé d’autre moyen de comprendre le juif qu’en se considérant « pareil ».
Dans Deux ou trois choses que je sais d’elle, lorsque son héroïne, prostituée occasionnelle, emmène un client dans un hôtel et que celui-ci lui fait remarquer que c’est un hôtel réservé aux juifs parce qu’il a une étoile, elle ne trouve pas ça drôle. Sensibilisé par la Shoah, Godard n’a de cesse de dénoncer la faute inexpiable du cinéma de n’avoir jamais filmé les camps. Le « ce qui ne peut pas être dit » de Wittgenstein devient à ses yeux un « il vaut mieux voir que s’entendre dire ». Clamant que « l’image c’est comme une preuve dans un procès », une formule que d’aucuns trouvent à la limite du négationnisme.
Cette certitude que rien n’est infilmable, même la Shoah, l’oppose à Claude Lanzmann, qui, lui, s’insurge contre le caractère suspicieux qu’auraient des images du génocide. Persuadé de l’inadéquation de celles-ci, Lanzmann se range à l’avis d’Elie Wiesel, qui craint que le cinéma ne transforme un événement innommable en « phénomène de superficialité ». Débat qui, dans les colonnes du Monde, suscite la réaction du psychanalyste Gérard Wacjman résumant l’affrontement : « Saint Paul Godard contre Moïse Lanzmann ».
La question juive obsède Godard. Parfois à bon escient : le rappel des forfaits perpétrés dans les stades, comme le Heysel, rappelle le Vél’d’Hiv dans Soigne ta droite. Ou ce reproche adressé à Romain Goupil durant le tournage d’Allemagne neuf zéro : « Tu te dis anti-fasciste et quand tu filmes le stade des JO de Berlin, tu ne filmes qu’un stade, pas celui d’Hitler ! » Mais, en négatif, ses propos sur Hollywood « inventé par des gangsters juifs », et sur l’invention du cinéma par ces producteurs émigrés d’Europe centrale ayant compris que « faire un film, c’est produire une dette ». Son biographe américain, Richard Brody, raconte le projet d’un film où Godard débattrait avec Claude Lanzmann. Bernard-Henri Lévy étant médiateur. Ce dernier déclare : « Lanzmann et moi étions les instruments de sa cure : celle d’un antisémite qui essaye de se soigner. J’étais prêt à jouer le jeu, mais il a changé de plan. » Ici antisioniste, là carrément antisémite, Godard se heurte à quelque chose qu’il ne comprend pas, homme d’image affichant un problème avec la parole.