Une enquête du parquet général met en lumière des abus dans l’utilisation d’une loi permettant à des descendants de juifs séfarades de demander la nationalité portugaise. De nombreux millionnaires russes, dont des proches de Poutine, l’auraient obtenue.
Pour Román Abramovitch comme pour d’autres oligarques russes, établir la preuve de ses origines juives séfarades peut valoir le coup. C’est la conclusion d’une investigation en cours menée depuis des mois par le parquet général portugais. Cette enquête jette de forts soupçons sur les conditions dans lesquelles plusieurs oligarques et milliardaires russes, dont certains proches de Vladimir Poutine, ont obtenu la nationalité portugaise. Román Abramovitch notamment, multimillionnaire et ancien président du club de football de Chelsea, qui a vu ses yachts saisis dans des ports européens après l’invasion russe en Ukraine, avait arraché la nationalité portugaise en avril 2021.
En 2015, le Portugal adoptait une «loi de nationalité» accordant ce droit à toute personne attestant d’une origine juive séfarade – autrement dit à tout supposé descendant de ces Hébreux qui furent expulsés du Portugal en 1496 par le roi Manuel Ier. En vertu de cette législation, actualisée en 2020, 56 685 juifs du monde entier, en majorité des résidents israéliens, ont obtenu la nationalité portugaise entre 2015 et 2021. Seuls 300 dossiers auraient été refusés par le ministère portugais de la Justice. Selon une enquête du quotidien Publico, qui a obtenu des éléments de l’investigation du Parquet général, Andrei Rappoport, un autre oligarque russe, avait obtenu la nationalité portugaise dès décembre 2019. Rappoport, qui a collaboré avec Mikhail Khodorkovsky, exilé à Londres, ou Mikhail Friedman, le patron des supermarchés Dia, présida la compagnie étatique russe Federal Grid Company. En 2018, il avait été identifié par le département américain au Trésor comme un proche de Vladimir Poutine.
Selon le quotidien, au moins deux autres oligarques richissimes sont dans l’attente d’une réponse après leur demande de naturalisation. God Nisanov, promoteur immobilier qui, selon la revue Forbes, serait à la tête d’une fortune de 4,3 milliards de dollars, l’aurait déposée en juin 2020 et Lev Leviev, qui a fait fortune dans le diamant en partie grâce à ses accointances avec la puissante entrepreneuse angolaise Isabel dos Santos, aurait fait de même cinq mois plus tard. Selon Publico et l’hebdomadaire Expresso, le nombre de candidats de ce type pourrait être supérieur.
Espace Schengen
Quel intérêt ces milliardaires russes peuvent-ils avoir à obtenir la nationalité de la petite nation ibérique ? Simple : avec elle, on jouit automatiquement de la citoyenneté européenne, d’une circulation sans souci dans l’espace Schengen, et on peut se rendre dans une grosse centaine de pays du globe sans avoir besoin de visa.
Pour obtenir l’examen de la demande de nationalité, il est déterminant de décrocher un certificat favorable de la part d’une des deux organisations judaïques, la communauté de Lisbonne et celle de Porto. Or, cette dernière est soupçonnée d’avoir délivré ces certificats de façon frauduleuse. Le parquet général de l’Etat a évoqué plusieurs chefs d’accusation, du trafic d’influence au blanchiment d’argent en passant par la falsification de documents et la fraude fiscale. Dans ce contexte, le rabbin de la communauté judaïque de Porto, Daniel Litvak a été interpellé en mars.
Une loi «pervertie»
Les jours de cette voie d’accès à la nationalité européenne sont comptés. Conscient de la gravité des accusations et désireux de redorer le blason du Portugal dans cette affaire, le président de la République, Rebelo de Sousa, a confirmé qu’en septembre cette législation sera amendée dans un sens bien plus restrictif : chaque candidat à la naturalisation devra faire la preuve d’un «lien fort et contemporain» avec le pays, telle la possession d’un bien immobilier hérité ou de fréquents voyages au Portugal. Selon le président de l’Assemblée nationale, Augusto Santos Silva, Cet amendement signera la fin, d’une «loi généreuse et juste», mais qui a été «pervertie», prêtant le flanc à «un risque de mercantilisation de la nationalité portugaise».
Quid de Roman Abramovitch, d’Andrei Rappoport et consorts ? Vont-ils pouvoir conserver leur nationalité portugaise ? Pas sûr du tout, car le texte en préparation souligne le caractère rétroactif des éventuelles poursuites judiciaires pour abus. Quant à la communauté hébraïque de Porto, elle devra s’expliquer sur sa permissivité dans cette affaire. D’autant qu’un de ses principaux dirigeants, l’avocat Almeida Garrett, n’est autre que le neveu de la députée socialiste Maria de Belém Roseira, à l’origine de la loi sur la possibilité pour les descendants de juifs expulsés il y a cinq siècles d’obtenir la nationalité portugaise.