Le philosophe Hans Jonas a directement combattu l’Allemagne nazie dans les brigades juives, menées par l’armée anglaise, avant de devenir écrivain.
«C’est notre heure, c’est notre guerre.» Lorsque l’Angleterre déclare la guerre à l’Allemagne, le 3 septembre 1939, à la suite de l’agression de la Pologne par la Wehrmacht, Hans Jonas (1903-1993) ressent un étrange soulagement. Cet ancien élève de Martin Heidegger a quitté son pays natal depuis six ans déjà quand il rédige un appel intitulé «Notre participation à cette guerre. Adresse aux hommes juifs». En quittant l’Allemagne en septembre 1933, il se promet de «ne revenir ici que sous l’uniforme d’une armée conquérante» (1). C’est donc depuis Jérusalem qu’il exhorte les fils du peuple juif à se lever contre la «guerre totale» que leur mène Hitler: «Nous sommes tout simplement niés en tant que catégorie humaine, quelle que soit sa forme politique, sociale ou idéologique que nous revêtons.(…) Notre existence même est incompatible avec l’existence du nazisme.»
Indépendamment de la menace que signifiait le boycott des Juifs, et du danger de ghettoïsation vers lequel tendaient les événements des années 1930, ce fils de commerçants juifs avait acquis très jeune la conviction que l’existence des Israélites sur le sol allemand était compromise. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, alors que ses camarades de terminale sympathisent avec les idées sociales-démocrates ou l’idéologie marxiste, Hans Jonas se forge des convictions sionistes.
Victime de petites agressions, il prend rapidement conscience que sévit «une sorte d’antisémitisme ordinaire» en Europe. Mais lors de la chute de l’empire et de la proclamation de la République de Weimar, en 1918, il constate que l’antisémitisme prend un caractère nouveau, haineux et agressif. «Il ne s’agissait plus de la légère tendance habituelle à caricaturer, humilier, railler les Juifs, ou à s’en distancer, mais d’une réelle hostilité active. Je notais que nous ne faisions plus partie du tout, que nous devenions les boucs émissaires de la défaite et des troubles de la révolution», raconte-t-il dans ses Souvenirs.
Influencé par ses lectures et le sentiment que l’assimilation des Juifs a échoué, sa «conscience nationale juive» s’affirme. Dès 1936, l’année suivant son arrivée en Palestine, Hans Jonas s’engage dans la Haganah («défense» en hébreu). Entre 1920 et 1948, elle est l’organisation sioniste la plus importante et centrale du Yishouv (nom donné à la société juive implantée en Palestine avant la création de l’État d’Israël).
Participe à la reconquête du nord de l’Italie
Pendant un an, il doit écarter les attaques arabes contre les kibboutz et les colonies juives éparpillés sur le territoire. Les dizaines de milliers de membres de la Haganah coopèrent avec les Britanniques, qui s’appuient sur leurs réseaux de renseignements pour réprimer le nationalisme arabe palestinien. Mais l’auteur de La Gnose et l’Esprit de l’Antiquité tardive sait que la guerre aura bientôt lieu ailleurs.
Après son appel aux hommes juifs à combattre Hitler, en 1939, Hans Jonas œuvre pour la création d’unités juives, sous commandement britannique. En vain. Il faut attendre la défaite de la France en 1940 pour que des accords soient passés avec le haut commandement anglais afin de constituer des unités palestiniennes de volontaires. Alors âgé de 37 ans, Jonas s’engage comme simple soldat dans la First Palestine Anti-Aircraft Battery. D’abord stationnée près des raffineries de pétroles d’Haïfa, sa batterie est ensuite transférée à Chypre, également bombardée par les Allemands pendant la campagne d’Afrique du Nord (1940-1943). Sur l’île, les volontaires ont pour mission de protéger les points de ravitaillements anglais en Méditerranée. Malgré l’opposition de ses généraux, Churchill reconnaît la cause juive et unifie les unités éparses de combattants palestiniens volontaires. Le 20 septembre 1944, naît officiellement le Jewish Brigade Group.
Dans la foulée de sa création, la brigade est embarquée au complet en Italie du Sud. À ce moment du conflit, la victoire en Afrique du Nord est acquise, et les Alliés poursuivent leur conquête de l’Europe du Sud afin de libérer définitivement les routes maritimes en Méditerranée. Hans Jonas se forme dans la défense aérienne automatique. Après une instruction spéciale dans la mécanique et la réparation du matériel, il prend le poste de chef des pièces dans sa batterie. Alors que le sud de l’Italie est déjà libéré, le philosophe participe à la reconquête du Nord. Le 21 avril 1945, les Alliés entrent dans Bologne en libérateurs, après une rude bataille sur les rives du Senio. Quelques jours plus tard, le 29 avril, les troupes allemandes capitulent. Pendant son service, le sergent Jonas correspond avec sa femme, Lore, restée en Palestine. Il lui écrit des lettres d’amour et des «lettres d’apprentissage». Dans ces dernières, il développe une philosophie nouvelle, influencée par son expérience des combats. «Loin des livres, sans le moindre accès au travail de la recherche savante, je me trouvais renvoyé à ce dont le philosophe devrait en fait s’occuper, à savoir la question de son être propre et de l’être du monde qui l’entoure.» Au contact de la guerre, la philosophie n’est plus une simple activité de recherche intellectuelle, mais devient une matière vivante et incarnée.
Après la libération de la Botte, les volontaires de la Brigade juive se déplacent vers le nord de l’Europe. «Nous connaissions l’existence des ghettos, et aussi des camps de concentration, mais nous n’avions pas entendu parler des chambres à gaz. Ce n’est qu’en Italie que nos yeux commencèrent à s’ouvrir, car, plus nous avancions, plus ce que nous entendions était terrible», témoigne-t-il dans ses mémoires. Les rumeurs parvenues à leurs oreilles deviennent réelles en Pologne, à Auschwitz et à Treblinka, où étaient installés des camps d’extermination nazis. Arrivé en Allemagne par Karlsruhe et Pforzheim, Jonas se réjouit du spectacle des villes allemandes détruites: «j’éprouvais ce que je ne voudrais plus jamais revivre, tout en me refusant aussi à le taire – un sentiment de vengeance jubilatoire, satisfait ou du moins demi-satisfait». De retour à Mönchengladbach, dans sa ville natale, Hans Jonas apprend la mort de sa mère, déportée à Lodz, puis transférée à Auschwitz en 1942. «Je ne pourrai jamais pardonner cela au peuple allemand», confie t-il.
Rupture avec Heidegger
Trois ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, la guerre israélo-arabe éclate en Palestine. Alors que sa première fille, Ayalah, vient de naître, Hans Jonas refuse de s’engager au sein de l’armée israélienne. Avec sa femme, Lore, ils quittent la Terre promise pour le Canada, où le professeur décroche un poste au Carleton College d’Ottawa. Puis, en 1955, il accepte un appel de la New School for Social Research de New York. L’activité intellectuelle de Jonas après-guerre consistera essentiellement à contester la philosophie de Martin Heidegger. «Le ralliement du penseur le plus profond de l’époque à la marche au pas fracassante des bataillons bruns m’apparaissait comme une catastrophique débâcle de la philosophie, une honte à l’échelle de l’histoire mondiale, une banqueroute de la pensée philosophique elle-même», écrit-il au sujet de celui qui fut son maître.
Dans sa conférence intitulée «Heidegger and Theology», prononcée en 1964, Jonas estime qu’il «n’est guère acceptable d’entendre célébrer l’homme tel le berger de l’Être, alors qu’il a piteusement échoué à devenir le gardien de son frère». Dans cet exposé, Jonas révèle ce qui, selon lui, apparaît dans la pensée heideggérienne comme compatible avec le nazisme. En 1969, il revoit une dernière fois celui qui fut son professeur, mais ce dernier refuse de clarifier ses prises de position en faveur du III Reich et sa collaboration à la mise en œuvre de la politique nazie. Leur rupture est définitivement consommée.
Jonas développe alors la conviction que la philosophie doit «fournir une contribution aux choses du monde et aux affaires humaines». Il s’attache à lier philosophie de l’Être et du devoir: «l’Être peut dire quelque chose de la manière dont on doit vivre, mais surtout de ce dont nous sommes responsables, nous les humains, qui agissons avec connaissance et liberté». En 1979, il publie Le Principe responsabilité, dont le retentissement est mondial. Dans cet ouvrage, Jonas pense les grands défis contemporains, imposés par la révolution technique. Puisque les morales traditionnelles, trop théoriques, ont échoué à empêcher la Shoah, il faut désormais prendre conscience de la fragilité de la vie et protéger la nature, l’humanité et les générations à venir des affres supposées de la technique contemporaine et de l’hubris humaine.
Mais c’est peut-être l’intellectuel allemand George Lichtheim qui résume le mieux la vie et l’œuvre de Hans Jonas. Dans son poème «Le Destin du philosophe», il écrit: «Et, scrutant le ciel pour y chercher l’ennemi/ loin des livres et de la chaire de l’érudit/ il vit les rêves de sa jeunesse s’accomplir/ et redevint l’enfant servant la batterie.» Dans un corps-à-corps perpétuel entre le réel et la théorie, et au travers d’une lutte personnelle, physique comme intellectuelle, Hans Jonas sera parvenu à proposer au monde une philosophie engagée, à l’image de sa propre vie.
(1) Hans Jonas, «Souvenirs», Éditions Rivages, 2005.
Bio express
1933 Hans Jonas quitte l’Allemagne pour l’Angleterre, où il séjourne deux ans, avant de rejoindre la Palestine.
1936 Il s’engage dans la Haganah, une organisation sioniste qui défend les colonies juives des attaques arabes.
1940 Hans Jonas s’engage comme simple soldat dans la First Palestine Anti-Aircraft Battery. D’abord stationnée près des raffineries de pétroles de Haïfa, sa batterie est ensuite transférée à Chypre pour protéger les points de ravitaillements anglais en Méditerranée.
20 septembre 1944 Création du Jewish Brigade Group par Churchill, qui unifie les unités éparses de combattants juifs palestiniens volontaires.
21 avril 1945 Hans Jonas participe à la campagne d’Italie et à la bataille de Senio, qui débouche sur la libération de Bologne et la capitulation allemande huit jours plus tard.
1979 Publication du «Principe responsabilité», son plus célèbre ouvrage.