Karine Tuil, autrice des « Choses humaines » et de « La Décision », évoque ses années d’études de droit, ses racines familiales et ses débuts en tant qu’écrivaine.
La violence du terrorisme, celle du couple qui implose, celle du pouvoir politique, celle du racisme ou de la lutte des classes. Voilà les ingrédients des romans de Karine Tuil, 50 ans, lauréate du prix Interallié et du prix Goncourt des lycéens pour son roman Les Choses humaines (Gallimard). Son dernier roman, La Décision (Gallimard), paru en janvier 2022, met en scène une juge d’instruction du Parquet national antiterroriste bousculée jusque dans sa vie intime par les conséquences de ses choix.
Analyser un milieu, raconter ses codes, documenter les coulisses du pouvoir politique ou judiciaire… tel est l’un des talents de l’autrice parisienne, issue d’une famille juive tunisienne. Elle nous raconte ses années d’études de droit entre le Val-de-Marne et Paris, et la manière dont elle a réussi à transformer sa volonté d’écrire en force d’émancipation.
Dans quel milieu avez-vous grandi ?
J’ai grandi à Joinville-le-Pont, dans le Val-de-Marne. Mes parents, des immigrés juifs tunisiens, étaient arrivés en France quand ils avaient 18 et 20 ans. A Paris, mon père a commencé par vendre des meubles. A la fin de sa carrière, il possédait son magasin. Ma mère a été secrétaire ; elle a notamment travaillé dans l’administration d’une école du Quartier latin. Ils avaient connu un certain déclassement social par rapport à la position de leurs familles en Tunisie – mon grand-père était journaliste à Tunis. Mais ils se plaignaient rarement de leur situation.
J’avais des parents différents, un père drôle, tout le temps dans la dérision, qui aimait se déguiser, avec un côté Groucho Marx… Et une mère plus intello, qui adorait la littérature. Tous les deux croyaient en l’école républicaine, il fallait absolument ramener des bonnes notes, travailler. Ils souhaitaient que leurs enfants deviennent de parfaits Français.
Dans notre banlieue ni pauvre ni riche, avec énormément de diversité culturelle, le fait d’être une famille juive était secondaire. C’était quelque chose dont je ne parlais jamais à l’école : il fallait avant tout s’assimiler.
Adolescente, j’ai commencé, sur les conseils de ma mère, à lire des textes d’Elie Wiesel, de Primo Levi, ç’a été un choc. Je découvrais la violence et la souffrance générées par cette identité. J’avais aussi le sentiment d’avoir été dépossédée de l’apport culturel et intellectuel du judaïsme, et de le découvrir par son versant le plus sombre, par l’antisémitisme.
Après votre bac, vous vous inscrivez en droit à l’université. Vouliez-vous devenir avocate ?
Je voulais déjà être écrivaine, mais, pour mes parents, c’était impensable de ne pas avoir un métier à côté, et en gros, c’était médecine ou droit ! J’ai choisi le droit un peu par hasard, à la dernière minute, sur le Minitel. J’ai suivi mes études à La Varenne, dans le Val-de-Marne [aujourd’hui université Paris-Est-Créteil Val-de-Marne]. Ce qui m’intéressait dans le droit, c’était cette réflexion sur la liberté, les conflits, et aussi tout ce qui concerne le pluralisme de la presse et les conditions d’exercice de la démocratie. Bref, l’aspect très politique du droit.
Quelle étudiante étiez-vous ?
J’étais anxieuse, tourmentée, terrorisée par le fait de parler en public. J’avais, dans le même temps, un désir de revanche sociale lié à l’histoire de mes parents. J’avais beaucoup d’ambition, je voulais absolument trouver ma place dans la société. Je n’imaginais mon épanouissement que par l’écriture, et je craignais de ne pas y arriver, d’être empêchée. J’avais toujours l’impression d’être retenue dans mon élan par une sorte de peur. J’ai été élevée dans un milieu aimant mais qui ne m’a pas du tout donné confiance en moi. A contrario, j’ai toujours eu beaucoup d’admiration pour les gens qui sont sûrs d’eux.
D’où vient cette anxiété, cette peur dont vous nous parlez ?
Je pense que cette anxiété est liée à ma famille, à cette histoire d’exil. Et aussi au fait que ma mère a subi, enfant, des attouchements : je l’ai raconté dans une nouvelle publiée dans Le Monde. A l’âge de 10 ans, elle a été abusée par un voisin à qui ses parents l’avaient confiée. Cette violence qui lui a été infligée a eu un impact sur sa vie, mais aussi sur la mienne et celle de ma sœur : ces choses-là se transmettent d’une génération à l’autre.
Enfant, j’avais peur des autres, j’avais peur du pouvoir que les autres, que les hommes, pouvaient avoir sur moi. Par exemple, avec ma sœur, on n’avait pas le droit de dormir chez nos amis parce que ma mère disait que des hommes pourraient nous vouloir du mal. Pas le droit d’aller en colo. Je n’ai jamais été agressée, mais j’ai toujours eu cette idée qu’il valait mieux être un homme pour se protéger. Ça a fait partie de ma construction.
Les déterminismes de classe, les difficultés d’avoir les codes d’un milieu auquel on n’appartient pas sont très présents dans vos romans. Les avez-vous éprouvés, lorsque vous étiez jeune adulte ?
Il y a quelque chose qui me passionne : comment on trouve sa place dans la société quand on ne vient pas d’un milieu privilégié. J’ai vu de l’intérieur tous les défis que cela représente. En fait, le travail, le mérite, parfois cela ne suffit pas si on n’a pas les codes, pas la bonne couleur de peau, pas assez d’argent.
En arrivant à Paris, à l’université d’Assas, pour mon DEA [master 2], je me suis rendu compte que les étudiants n’évoluaient pas dans le même univers social que celui que j’avais connu à La Varenne. Les étudiants d’Assas avaient des perspectives plus larges, avaient beaucoup plus d’ambition, passaient des concours qui me paraissaient hors de portée. Moi, ça ne me serait jamais venu à l’idée de passer le concours de l’ENA [Ecole nationale de l’administration]. Adolescente, je fantasmais sur les grands lycées de la montagne Sainte-Geneviève, mais il ne me serait jamais venu à l’esprit d’y postuler.
Dans ma famille, même si j’ai toujours été poussée à l’école, il y avait quand même une forme de retenue : on pouvait aspirer à s’élever, mais pas trop. Il ne fallait pas faire trop de bruit, on ne devait pas déranger. J’avais intégré une sorte de plafond de verre, alors que j’étais une bonne étudiante. C’est, en grande partie, du conditionnement social.
Mais on peut s’en libérer. Dans ma vie, j’ai toujours forcé les portes, forcé les rencontres. Elles sont un moyen d’échapper au déterminisme. Ce que j’aime bien dire aux jeunes, c’est qu’il est possible de s’émanciper, de se libérer de ces résistances-là, de forcer le destin.
Après votre diplôme, vous avez ensuite travaillé en tant que juriste en entreprise…
Oui, quelques mois, puis j’ai arrêté. Je n’ai pas aimé cette expérience. Je l’ai vue comme une aliénation. J’avais deux petits enfants, mon mari travaillait comme médecin à l’hôpital, j’ai alors entrepris une thèse sur les campagnes électorales et les médias. Je ne suis pas allée jusqu’au bout : c’était surtout un alibi pour continuer l’écriture.
Quand avez-vous su que vous pourriez faire de l’écriture votre métier ?
J’ai toujours pensé, depuis enfant, que je devais trouver ma place dans la société, et que cette place serait liée à l’écriture, et à ce monde intérieur que j’avais en moi. En parallèle de mes études, j’ai écrit deux romans à 19 et 21 ans, qui n’ont pas été publiés.
Dès cette époque, celui qui allait devenir mon mari m’a beaucoup soutenue, encouragée. On s’est rencontré quand j’avais 18 ans, pendant un séjour au ski. J’étais en droit, lui en médecine, il était aussi vice-président de l’Union des étudiants juifs de France. C’est un intellectuel, quelqu’un d’engagé : depuis le début de notre relation, cela m’a beaucoup portée. Mon mari m’a aussi rattachée à ce versant culturel de l’identité juive que je ne connaissais pas.
J’ai compris très tôt que des rencontres essentielles peuvent changer le cours d’une vie. Quand j’avais 26 ans, j’ai participé à un concours littéraire organisé par une fondation. Mon manuscrit a été remarqué par Jean-Marie Rouart, aujourd’hui académicien, qui était à l’époque directeur du Figaro littéraire. Un jour, il me téléphone, il me dit : « Vous n’avez pas gagné le concours, mais je trouve votre texte très bon. Je vous appelle car je pense que vous utilisez un pseudo, que vous êtes du milieu littéraire et que vous avez déjà publié. » C’était drôle, je lui ai dit non, bien sûr. Il m’a proposé qu’on se rencontre et, ensuite, il m’a beaucoup soutenue. C’est lui qui a recommandé mon texte à des maisons d’édition, et c’est à la suite de ça que j’ai publié mon premier roman, Pour le pire, chez Plon.
Et alors, aujourd’hui, cette place dans la société, vous l’avez trouvée ?
Oui, même si je ne suis toujours pas à l’aise avec l’idée de parler de moi. Je crois que l’écriture a beaucoup à voir avec l’effacement. En écrivant, on se cache en racontant la vie des autres. Et quand vous écrivez, vous êtes seul, vous n’existez pas vraiment dans la société. Vous existez au moment de la publication, mais, en dehors, vous pouvez disparaître.
Vous avez participé au jury du Goncourt des lycéens. Quel regard portez-vous sur cette génération ?
Il y a, chez ces jeunes, un souci d’égalité entre les femmes et les hommes qui me semble bien plus important. Quand j’ai commencé dans le milieu littéraire, j’ai été confrontée à du machisme, de la misogynie. Je me souviens d’une rentrée littéraire chez Grasset, j’étais la seule femme sur onze auteurs.
Aujourd’hui, les modèles traditionnels se fissurent. L’affaire de Stanford, qui m’a inspirée pour Les Choses humaines, est symptomatique de ce changement d’époque. Elle a subi un viol, dans un état de choc et de sidération ; lui la pensait consentante. Cela montre l’importance de changer nos codes culturels, nos perceptions. Sur ce point, la littérature peut être d’une grande aide. Regardez l’impact de La Familia grande, de Camille Kouchner, sur la question de l’inceste.
20 ans est-il le plus bel âge ?
Ce n’était pas la plus belle période de ma vie. J’ai commencé à me dire « je suis bien » bien plus tard, vers 40 ans.