Forcé de quitter la Russie pour avoir refusé de soutenir la guerre en Ukraine, Pinchas Goldschmidt craint les répercussions du conflit sur la communauté juive russe.
Le grand rabbin de Moscou a beau avoir fui la Russie il y a quatre mois, peu après le déclenchement de la guerre contre l’Ukraine, il continue de marcher sur des œufs. « Je ne peux pas vous donner de détails sur les pressions dont j’ai fait l’objet, car cela aurait des conséquences sur les institutions juives de Moscou », explique Pinchas Goldschmidt au Monde par visioconférence depuis Jérusalem.
Juste après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les autorités russes ont exigé que cet influent religieux de 59 ans, né à Zurich, soutienne publiquement « l’opération militaire spéciale ». Pinchas Goldschmidt n’a pas cédé : « Je n’ai pas pu me taire, car cette guerre est une immense catastrophe, pour l’Ukraine et pour la communauté juive en Ukraine, dont des synagogues ont été détruites. C’est aussi une catastrophe pour la Russie et les Juifs russes. »
Il a donc quitté un pays où, depuis trente-trois ans, il avait contribué à la renaissance de la vie juive après la dissolution de l’URSS. « Comprenez-moi bien : l’Etat russe contrôle de très près la société civile, et il peut décider de fermer tout ce que nous avons bâti, poursuit-il en français, sa langue natale. C’est tout un écosystème que je ne veux pas mettre en péril : un centre de services pour la communauté avec des jardins d’enfants, des magasins, des restaurants, de l’aide sociale… »
« Un écosystème que je ne veux pas mettre en péril »
Pinchas Goldschmidt a fui Moscou sur la pointe des pieds, avec son épouse, prétextant devoir s’occuper en Israël de son père malade. Finalement, dans un tweet publié le 7 juin, sa belle-fille, Avital Chizhik-Goldschmidt, a levé le voile sur les véritables raisons de son départ.
Can finally share that my in-laws, Moscow Chief Rabbi @PinchasRabbi & Rebbetzin Dara Goldschmidt, have been put under pressure by authorities to publicly support the ‘special operation’ in Ukraine — and refused. pic.twitter.com/Gy7zgI3YkJ
— Avital Chizhik-Goldschmidt (@avitalrachel) June 7, 2022
« Tout ce que je peux dire, c’est que les autorités russes ont manœuvré pour me faire remplacer par un autre rabbin. Je ne veux pas dire de qui il s’agit, mais il est issu d’une toute petite communauté », précise le rabbin. L’opération n’a, pour l’instant, pas abouti, mais Pinchas Goldschmidt a accepté de démissionner ce mois-ci de son poste de grand rabbin de Moscou, « sur le conseil de représentants de la communauté juive ».
D’autres leaders religieux n’ont pas eu ses préventions. Kirill Ier, le patriarche de l’église orthodoxe russe, a publiquement soutenu la guerre en Ukraine, dans laquelle il voit un « sens métaphysique » et dont le but, selon lui, est de « vaincre des forces extérieures ténébreuses et hostiles ». Le mufti suprême de Russie, Talgat Tadjouddine, a poussé le zèle jusqu’à prier que « l’opération spéciale en Ukraine soit parachevée (…), pour qu’il ne reste ni fascistes ni parasites à côté de nous, car il ne nous resterait pas assez de dichlorvos [un insecticide très toxique] ».
Au sein de la communauté hassidique, que le président russe, Vladimir Poutine, a nettement privilégiée par rapport à la communauté juive orthodoxe, les prises de position sur la guerre sont plus mesurées. Le président de la Fédération des communautés juives de Russie, principalement d’obédience hassidique Habad, Alexandre Boroda, s’est contenté de déplorer publiquement « l’adulation des criminels nazis » en Ukraine, une phrase abondamment reprise dans les médias proches du Kremlin, mais sans faire référence à la guerre. Il n’a pas répondu aux questions du Monde lui demandant des précisions sur sa position dans le conflit.
Anciennes craintes ravivées
La guerre contre l’Ukraine a ravivé d’anciennes craintes au sein de la communauté juive russe. « Plus de 10 % des 150 000 juifs de Russie sont partis depuis le 24 février, estime Pinchas Goldschmidt. Leur motivation est diverse. Il y a la peur d’une fermeture du pays, d’un rideau de fer qui retomberait comme du temps de l’Union soviétique. D’ailleurs, les difficultés de circulation sont des deux côtés : il est difficile de trouver un vol ou d’obtenir un visa. »
Le rabbin signale aussi l’effet délétère d’une petite phrase prononcée en mai par le ministre russe des affaires étrangères, Sergueï Lavrov, suggérant que Hitler avait des origines juives. « Les juifs craignent une résurgence de l’antisémitisme d’Etat, qui existait à l’époque tsariste et soviétique », souligne Pinchas Goldschmidt. L’ordre donné le 5 juillet à l’Agence juive de cesser immédiatement ses activités (rapatriement vers Israël) va également dans ce sens.
Parmi les autres raisons d’émigrer figure la détérioration rapide des relations entre la Russie et Israël, qui étaient restées stables depuis l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine. « Les juifs quittent aussi la Russie à cause des mauvaises perspectives économiques et des sanctions. Certains craignent une mobilisation générale pour la guerre en Ukraine », poursuit le rabbin, qui n’a pas encore appelé ses coreligionnaires à émigrer immédiatement. « Mais certains rabbins le font. Tout au moins, ils pressent tout le monde d’obtenir un second passeport, au cas où ! »