Banalité du mal… ou pas : ces enregistrements perdus d’Adolf Eichmann qui jettent une lumière crue sur l’effroyable cynisme de l’un des principaux organisateurs de la Shoah
Adolf Eichmann, responsable de la logistique de la Shoah, avait expliqué lors de son procès qu’il n’avait fait qu’exécuter les ordres. Pourtant, quatre ans avant sa capture, Eichmann avait accordé des heures d’interviews au journaliste néerlandais Willem Sassen, sympathisant nazi, en Argentine. Un documentaire du réalisateur Yariv Mozer, The Devil’s Confession, paru début juin, met en image ces confessions d’Eichmann.
Atlantico : La théorie de la « banalité du mal » développée par Hannah Arendt a longtemps été incarnée par la figure d’Adolf Eichmann, responsable de la logistique de la Shoah. Lors de son procès à Jérusalem, il explique n’avoir été qu’un bureaucrate. « Je n’ai fait qu’exécuter les ordres » est sa ligne de défense. Mais cette version des faits n’est pas la seule qu’il a donné. Dans les années 1950, Eichmann, caché en Argentine, donne des séminaires informels à des disciples. Parmi eux, un journaliste néerlandais, sympathisant Nazi, du nom de Willem Sassen. Ce dernier espérait écrire un livre réhabilitant le Troisième Reich et prouver que la « propagande juive » sur le « massacre de six millions » était totalement fausse. Pour nourrir son projet, il a enregistré pendant des dizaines d’heures les propos d’Eichmann. Celui-ci est longuement revenu sur son rôle dans la Shoah et s’est montré sous un jour bien plus cynique et impliqué dans les évènements que ce qu’il n’a pu décrire à son procès.
« Je n’ai pas de regrets ! Je ne vais certainement pas me prosterner devant cette croix ! (…) Il serait trop facile, et je pourrais le faire à bon compte par égard pour l’opinion courante (…) de dire que je le regrette profondément, que je prétende qu’un Saul est devenu un Paul.
(…) Je dois vous dire très honnêtement que si sur les 10,3 millions de Juifs que Korherr a identifiés, comme nous le savons maintenant, nous en avions tué 10,3 millions, je serais satisfait, et je dirais, bien, nous avons détruit un ennemi. […] Nous aurions rempli notre devoir envers notre sang et notre peuple et envers la liberté des peuples, si nous avions exterminé l’intelligence la plus rusée de toutes les intelligences humaines vivantes aujourd’hui. »
70 ans après, pourquoi le nazisme fascine toujours autant?
Des premiers extraits ont été publiés dans le magazine Life en 1960 sous le titre : « Eichmann tells his own damning Story ». Mais ces propos n’ont pas eu d’écho à l’époque et les cassettes n’ont pas été présentées au procès. 60 ans plus tard, un documentaire du réalisateur Yariv Mozer, The Devil’s Confession, paru début juin, met en image et en son ces confessions pour donner une autre image, d’aucuns diraient rétablir la vraie image, d’Eichmann.
Atlantico : Un documentaire vient de paraître, mettant en images les enregistrements d’un journaliste Nazi avec Eichmann, dans lequelle celui-ci revient sur son rôle dans l’organisation de la Shoah. Dans quelle mesure ces documents remettent-ils en cause la défense d’Eichmann à son procès visant à le dépeindre comme un simple bureaucrate qui “obéissait aux ordres” ?
Eric Deschavanne : Ce documentaire ne découvre pas mais contribue à faire connaître au grand public ce que les historiens, David Cesarani et Bettina Stangneth notamment, ont mis en évidence au cours des dernières années. Il n’est plus possible aujourd’hui d’admettre la présentation qu’Adolf Eichmann avait donnée de lui-même lors de son procès à Jérusalem, celle d’un bureaucrate prudent et consciencieux, simple « rouage » d’un système, obéissant aux ordres sans adhérer au fanatisme nazi.
Il est aujourd’hui bien établi qu’Eichmann à Jérusalem, en professionnel de la manipulation qu’il était, a joué un rôle pour tenter de sauver sa peau. Au sein du régime nazi, Eichmann n’était pas un décideur, mais sa contribution à l’entreprise génocidaire fut celle d’un nazi authentique, non celle d’un simple fonctionnaire zélé. Son rôle fut celui d’un gestionnaire de la purification raciale de l’Allemagne confronté au problème « technique » des modalités de la déportation, dans un premier temps, puis de l’anéantissement physique des Juifs. Eichmann était parfaitement conscient d’être un soldat de la guerre contre les Juifs, considérés collectivement comme une menace pour l’Allemagne. Ce qui le conduisit après-guerre à exprimer non le remords d’avoir malgré lui contribué à un génocide, mais le regret de n’avoir pas fini le travail. Il déplorait la guerre perdue contre les Juifs, dont la victoire finale constituait à ses yeux une preuve rétrospective du bien-fondé du projet nazi de débarrasser l’Allemagne de leur présence.
Par extension, à quel point cela remet-il en cause la thèse d’Hannah Arendt sur la « banalité du mal » telle qu’elle l’avait développée à propos d’Eichmann, avant son procès puis dans Eichmann à Jérusalem ?
Eric Deschavanne : Il y a me semble-t-il un malentendu à propos de la thèse d’Arendt, malentendu du reste parfois entretenu par ceux qui se réclament d’elle. La thèse arendtienne est souvent confondue avec l’idée souvent ressassée, en référence notamment à « l’expérience de Milgram », selon laquelle les bourreaux agissent sans avoir véritablement conscience de faire le mal, parce qu’ils obéissent à une autorité dans laquelle ils placent leur confiance et qui les conduit à ne plus écouter la voix de leur conscience. C’est une idée en vigueur chez les partisans de la désobéissance civile, qui cultivent les droits de la conscience individuelle contre la loi et l’État. Le citoyen héroïque serait l’anti-Eichmann, le « lanceur d’alerte » s’émancipant des autorités et refusant de se laisser transformer en robot obéissant aveuglément aux ordres et aux lois.
La thèse d’Arendt est un peu plus subtile. Arendt n’était pas dupe de la défense d’Eichmann quand celui-ci se présentait comme un simple « rouage ». D’un point de vue politique, estimait-elle, Eichmann était certes un rouage au sein d’un système. Mais du point de vue moral et juridique, Eichmann devait être jugé comme un individu responsable qui disposait du libre-arbitre nécessaire pour faire un autre choix et agir autrement qu’il ne l’a fait. Arendt utilise la notion de « banalité du mal » par opposition à l’idée de « mal radical », dont elle reprend l’analyse à Kant. La possibilité du mal suppose d’une part qu’il n’y ait pas de déterminisme, comme par exemple le déterminisme psychologique que décrit l’expérience de Milgram, laquelle montre des individus déterminés à agir par la confiance dans une autorité quelle qu’elle soit. Un tel déterminisme, en déresponsabilisant l’auteur du mal, ferait de celui-ci un « innocent ». Mais la possibilité du mal suppose également que le mal ne soit pas pris délibérément pour projet. Arendt récuse la « diabolisation » d’Eichmann, l’idée qu’il serait un « monstre » hors humanité, un sadique qui jouirait de la transgression, du mal pour le mal. Aux yeux d’Arendt, l’énigme historique qu’il s’agit de comprendre est celle d’un crime extraordinaire commis par des hommes ordinaires. Elle exploite ainsi dans le témoignage d’Eichmann sur lui-même ce qui va dans le sens de cette interprétation, soulignant ce qui fait d’Eichmann un homme ordinaire.
Si ces documents relativisent la pertinence de la banalité du mal pour le cas d’Eichmann, cela veut-il dire pour autant que la thèse dans son ensemble doit être remise en cause ? Quelle est l’importance et la pertinence de cette théorie aujourd’hui ? À quel point doit-elle être relativisée ?
Eric Deschavanne : Paradoxalement, c’est davantage d’un point de vue philosophique que d’un point de vue historique que la thèse d’Arendt est contestable. Arendt pourrait sans doute aménager celle-ci au regard des faits nouveaux mis en évidence par les historiens. Eichmann n’était pas un bureaucrate ordinaire mais les crimes nazis ont bien été accomplis par des hommes ordinaires qui ont adhéré à l’idéologie nazie. Arendt considère à raison qu’Eichmann révèle le travail d’une idéologie renversant l’ordre des valeurs de la civilisation, substituant un « tu tueras pour la santé de l’Allemagne ! » à l’antique « tu ne tueras point !» (ce en quoi l’entreprise génocidaire n’était pas essentiellement à ses yeux un crime contre les Juifs mais un crime contre l’humanité). Si Eichmann ne distinguait plus nettement le bien et le mal, c’est dans la mesure où sa croyance en l’infaillibilité de la parole du Führer et son adhésion au récit historique nazi le conduisirent à vouloir consciemment surmonter en lui le reste d’une conscience morale que les nazis considéraient comme décadente pour accomplir froidement une œuvre politique et historique jugée par eux objectivement nécessaire.
Philosophiquement, à moins d’être relativiste et de considérer que le nazisme représente une conception du Bien comme une autre, ou bien d’estimer que les nazis furent victimes d’une simple erreur de jugement sur la conception du Bien et du Mal, il faut bien convenir qu’on a affaire à une idéologie proprement diabolique, qui entreprit de combattre consciemment et délibérément l’humanisme universaliste promu par le christianisme puis par le rationalisme moderne. En fin de compte, l’erreur de la thèse de la « banalité du mal » consiste à relativiser le caractère singulièrement diabolique de l’idéologie nazie afin de pouvoir dénoncer le risque d’un retour du mal extraordinaire commis par des hommes ordinaires. L’ordinaire est ce qui se produit fréquemment. Ce mal sans racine profonde incarné selon Arendt par la figure d’Eichmann, un mal qui tient à l’effondrement de la conscience ou de la pensée à l’époque moderne et qui rend si facilement possible le « crime de masse administratif », pourrait à nouveau être mis au service d’un projet exterminateur « rationnel », pour lutter contre l’explosion démographique par exemple. C’est ce que pensait Arendt et qui justifie à ses yeux sa thèse sur la banalité du mal. Pas sûr que cette relativisation de la singularité nazie soit très pertinente.