Alors que Paris vient d’annoncer la création d’une «task force» pour traquer les avoirs russes dans l’Hexagone, identifier les propriétaires des comptes bancaires, luxueuses villas ou yachts s’avère compliqué en raison des nombreuses sociétés- écran qui masquent leur identité. Enquête.
Villas, jets privés, yachts de luxe, comptes bancaires, investissements divers et variés en France : les avoirs russes sont dans le collimateur de l’Europe, de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis. Bruno Le Maire évoquait même la semaine dernière «presque mille milliards de dollars» pouvant être saisis ou gelés. Les oligarques qui soutiennent le régime de Moscou risquent d’y laisser quelques plumes.
En France, destination de choix pour ces multimilliardaires qui ont souvent construit leur fortune grâce aux protections de Vladimir Poutine en personne, la traque passe par Biarritz. C’est sur la côte basque que Guennadi Timchenko a choisi, dès 2007, d’acquérir une villa de vacances, une demeure napoléonienne surplombant l’océan. Paria aux Etats-Unis depuis 2014, quand Washington l’a inscrit sur sa liste noire après la première crise ukrainienne, cet homme discret jusqu’à l’obsession n’en est pas moins resté multimilliardaire. Longtemps l’un des piliers du négoce du pétrole russe grâce à sa société Gunvor, il a pu amasser une fortune incommensurable sur le dos de Ioukos, le géant de l’or noir dépecé par son ami Poutine. Guennadi Timchenko a ensuite étendu son activité à la construction d’usines ou de gazoducs qui sillonnent vers la Chine ou le cercle polaire à travers les terres gelées de l’ancienne URSS.
Biarritz est fréquentée par les élites russes depuis qu’en 1859 la cour de l’empereur s’y était déplacée à la rencontre de Napoléon III. La cité balnéaire a abrité nombre de vacanciers ou d’exilés venus du froid. En 1999, selon le quotidien Sud-Ouest, Poutine, alors directeur du FSB, le service de renseignement intérieur, était venu y passer quelques jours en famille, avant d’être promu au gouvernement, en plein mois d’août, par le chef de l’Etat Boris Eltsine. Ces dernières années, en tout cas avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie, une poignée de puissants magnats se sont installés dans la cité balnéaire, loin des spots habituels des riches Russes qui se concentrent sur la Côte d’Azur, Paris ou encore la station de ski huppée de Courchevel.
La datcha de Biarritz
Timchenko a beau avoir été honoré par la République – un ambassadeur de France lui a remis la Légion d’honneur en 2013 – et avoir revendu il y a dix ans la propriété qu’il détenait, via une SCI française, avec sa femme Elena, il fait face à de nouvelles embûches : le voilà visé par les sanctions européennes depuis le 28 février. De quoi être assuré de ne pas revoir avant longtemps son appartement parisien de l’avenue Foch (qu’il possède via la SCI Ruth) et ses hôtels au cap Nègre (Provence-Alpes-Côte d’Azur) et à Méribel (Savoie), au cœur des Alpes. Le Grand Cœur, un immense chalet planté au milieu des sapins des Trois Vallées, et le Club de Cavalière, un cinq-étoiles les pieds dans la Méditerranée, dont sa femme est propriétaire via des sociétés françaises et monégasques, pourraient ne pas se relever d’un gel ordonné par Bercy, en application de décisions de l’Union.
Si la datcha de Biarritz est sortie du patrimoine de Timchenko, son nouveau propriétaire devrait tout autant intéresser les enquêteurs. En 2012, l’acheteur du bien n’est pas un inconnu, même s’il se cache derrière une société monégasque : Kirill Shamalov n’est autre que le gendre de l’autocrate russe, marié à l’une de ses filles, Ekaterina. Le couple a divorcé depuis, mais l’intéressé a eu le temps de profiter de sa proximité avec la famille, acquérant par exemple des parts du groupe de pétrochimie Sibur, au conseil duquel il voisinait avec François Fillon. L’ex-gendre est visé par des sanctions britanniques depuis quelques jours, rejoignant son père Nikolai Shamalov, deuxième actionnaire de la banque Rossiya, au ban de l’Union européenne depuis 2014, sur les listes noires des puissants oligarques. Est-il actuellement à Biarritz ? Avec des fenêtres et ses volets ouverts, la villa semblait habitée ces derniers jours.
A quelques centaines de mètres de la demeure de l’ex-Monsieur Gendre, c’est à Anglet que Lioudmila Poutina, l’ex-femme de Vladimir Poutine a, elle, posé ses valises. La villa Suzanna, construite dans le pur style Art déco à l’orée des années 30, dotée d’un pavillon de musique, d’un péristyle et d’un grand parc, avait été acquise par un homme d’affaires russe, Arthur Ocheretny, que Lioudmila a épousé en 2015. La propriété, dont la restauration entreprise semble être au point mort, serait à l’abandon depuis quelques années. Ce qui n’a pas empêché les tags de fleurir depuis quelques jours : «Fuck» ou «La mafia de Poutine» ont été badigeonnés sur les portails en bois et sur les murs, sur fond des couleurs de l’Ukraine. La police est désormais présente en permanence pour protéger les lieux.
Un fichier secret-défense baptisé Cristina
Les autorités n’ignorent rien de ces acquisitions, même si, souligne un ancien cadre d’un service secret, «les capacités du renseignement ont été basculées en priorité vers la lutte antiterroriste après le 11 septembre 2001». Au détriment du contre-espionnage. Contrairement à Bercy, où se tracent les avoirs étrangers dans un objectif fiscal ou dans le cadre de la lutte antiblanchiment, les services de renseignement des ministères de l’Intérieur et de la Défense ont, depuis l’après-guerre, surveillé la présence russe sur le territoire pour tenter d’y détecter une volonté d’influence, de business mafieux, de visées politiques voire d’espionnage.
Auparavant la DST, aujourd’hui la DGSI (Direction générale de la sécurité intérieure) conserve scrupuleusement toutes les informations sensibles dans un fichier secret-défense baptisé Cristina : un jour, une arrivée en France en jet privé ; une autre fois l’achat de parts d’une société française considérée comme stratégique – dans ce dernier cas, une note est immédiatement adressée à Bercy. Selon des documents déclassifiés, on apprend ainsi que figurent par exemple dans ce fichier secret Dmitri Peskov, porte-parole du Kremlin, le banquier Petr Aven ou l’oligarque Konstantin Malofeev, qui a joué un rôle dans le rapprochement entre le Rassemblement national et Moscou. Trois «personnalités» inscrites sur la liste noire européenne et même américaine pour le dernier.
Bloquer des transactions
Si l’objectif politique est clairement de frapper les intérêts russes au portefeuille, la mise en œuvre s’avère une affaire complexe. L’union faisant la force, le ministère de l’Economie a constitué une «task force» composée de la direction du Trésor, de la cellule de lutte contre le blanchiment Tracfin, des douanes et de la Direction générale des finances publiques (le fisc). Ces services de l’Etat travaillent en premier lieu sur la liste, actualisée chaque jour, des 680 individus et 53 entités russes recensées par l’Union européenne. S’y ajoute la banque centrale russe (BCR) qui possède des fonds hors de ses frontières. L’une des premières actions à mettre à l’actif de cette task force est d’avoir bloqué le rapatriement de 4,5 milliards d’euros depuis une banque française vers le siège de la BCR à Moscou.
Tracfin a en effet envoyé un message à toutes les banques de l’Hexagone en leur demandant de surveiller les comptes bancaires détenus par des intérêts russes et de bloquer ceux qui pourraient être liés à la liste établie par l’Union européenne. Idem pour les agents immobiliers et les notaires afin qu’ils puissent non seulement recenser des biens immobiliers susceptibles d’être concernés, mais également bloquer des transactions. Pour autant, aucune saisie immobilière d’importance n’a, pour l’heure, été annoncée. La difficulté pour les services de Bercy est d’établir la véritable identité des propriétaires de nombre d’immeubles ou de maisons de luxe.
«Les actes de propriété ne donnent aucun nom»
Un agent immobilier des Alpes-Maritimes détaille cette complexité : «Que ce soit sur Cap-Ferrat, cap d’Antibes ou Cap-Martin, il semble que bon nombre de maisons soient détenues par des ressortissants russes mais les actes de propriété ne donnent aucun nom. Ce sont des sociétés civiles souvent monégasques qui apparaissent dans les transactions. Les acquisitions ne sont d’ailleurs pas enregistrées par des notaires puisque ce sont des parts de sociétés civiles qui sont négociées et non pas des biens immobiliers.» Bien souvent d’ailleurs, les sociétés propriétaires de ces luxueuses maisons du sud de la France acquittent la taxe additionnelle de 3 % ajoutée en surplus de l’import sur la fortune immobilière (IFI) quand le propriétaire effectif n’est pas connu.
Même constat pour les jets privés dont il est difficile de connaître le véritable bénéficiaire. «30 % des compagnies d’aviation d’affaires établies en Europe ont des capitaux russes. Les avions sont immatriculés au Luxembourg à Vienne ou à Malte», confie un pilote français d’avion privé. En outre, il est relativement facile de faire décoller au pied levé un avion pour échapper à des mesures de blocus. Le ministère des Transport indique ainsi à Libération que le 27 février, jour de la fermeture de l’espace aérien, un avion privé immatriculé en Russie a décollé de Chambéry quelques heures avant l’entrée en vigueur de ces mesures d’interdiction de survol. Seuls dix avions sortis des chaînes de fabrication ou en cours de révision dans des ateliers de maintenance sont aujourd’hui bloqués en France et ne peuvent être récupérés par leur propriétaire, comme Libération l’a révélé.
Eviter d’opportuns transferts de patrimoine
Les services français ne sont pas pour autant démunis pour pister les intérêts russes en France. Le fisc fait tourner en ce moment et à plein régime son logiciel Ficoba qui permet de connaître le détenteur d’un compte bancaire afin de pouvoir éventuellement le geler. Les entourages des personnes physiques blacklistées par l’UE sont également dans le collimateur du fisc français de manière à éviter d’opportuns transferts de patrimoine vers des épouses ou des enfants qui seraient autant d’échappatoires aux sanctions.
Quelques résultats ont d’ailleurs été obtenus avec la saisie et le gel de cinq bateaux appartenant à des intérêts russes. A La Ciotat (Bouches-du-Rhône) l’Amore Vero un yacht de 86 mètres détenu par Igor Setchine, le numéro 1 de la société pétrolière Rosneft, a été saisi ainsi que quatre cargos dans les ports de Saint-Malo et Lorient. «Désormais les propriétaires de ces bateaux ne peuvent plus en disposer ni les exploiter», précise Ronan Boillot directeur national des garde-côtes aux douanes. Pour identifier les propriétaires de ces navires, les services de Bercy bénéficient de l’entraide administrative qui permet de demander des renseignements aux services de contrôle de l’ensemble des Etats de l’UE. La période n’est cependant pas la plus propice pour procéder à ces saisies puisque entre novembre et mars, les yachts ne naviguent pas du côté des côtes françaises, mais plus au sud de la Méditerranée. Quelques-uns sont toutefois en phase d’entretien dans les chantiers navals, et notamment l’Amore Vero, saisi jeudi à La Ciotat.
Rendre légal ces confiscations
La saisie des avoirs russes, outre la difficulté d’identification du véritable propriétaire pose un autre problème juridique. Dans le droit français, la confiscation d’un bien doit être ordonnée par un tribunal. C’est ce qui s’est produit pour de luxueux appartements détenus en France par des chefs d’Etat africains ou d’ex-dignitaires syriens ou leur famille dans les affaires de biens mal acquis. Or, dans l’immédiat, l’Etat veut saisir ces actifs sans attendre plusieurs mois un jugement. Les services du ministère de la Justice bossent donc d’arrache-pied pour rendre légal ces confiscations sans qu’un tribunal se soit prononcé. L’une des pistes de travail serait le renversement de la charge de la preuve. En clair, ce serait à l’oligarque dont un bien est saisi de prouver qu’il ne lui appartient pas. Cet élément a toute son importance car selon les informations obtenues par Libération, des cabinets d’avocats ont commencé à prendre contact avec le ministère de l’Economie pour contester juridiquement les saisies de bateaux.
Une fois les comptes bancaires, propriétés et bateaux saisis, une autre manche pourrait d’ailleurs se jouer devant la justice. «Que fera le parquet si, pour certaines acquisitions de ces oligarques, apparaissent des indices d’opérations de blanchiment ? interroge l’avocat William Bourdon. Même si tous les biens saisis ne sont pas des biens mal acquis, le Parquet national financier pourrait ouvrir une enquête sur les actifs de certains d’entre eux. Ce serait cohérent et compatible avec les mesures de gel visant ces fortunes gigantesques acquises grâce à l’entre-soi du clan Poutine et de ses obligés.»
Au-delà des difficultés d’ordre légal, les mesures de sanction pourraient également buter sur le réseau d’influence soigneusement entretenu par le monde des affaires russes avec ses homologues de l’Ouest. Depuis qu’il est sanctionné par les Etats-Unis, l’oligarque Guennadi Timchenko demeure encore aujourd’hui encore à la tête du Conseil exécutif de la chambre de commerce et d’industrie franco-russe (CCIFR), qu’il préside avec Patrick Pouyanné, le patron de TotalEnergies, dont il est un partenaire incontournable. Business as usual ?
Laurent Léger et Franck Bouaziz