Nous recevons Rachid Benzine et Karine Tuil dont les romans respectifs se penchent sur les mécanismes du passage à l’acte terroriste.
Ce matin nous vous présentons deux romans qui s’attachent à représenter la réalité du terrorisme islamique depuis l’intérieur. L’intérieur, c’est à la fois le quotidien d’une juge d’instruction anti-terroriste, – dont Karine Tuil nous décrit les dilemmes moraux dans La Décision paru chez Gallimard. L’intérieur, c’est aussi la vie d’un enfant entraîné par ses parents dans les atrocités des combats menés par Daesh en Syrie. Un Voyage au bout de l’enfance raconté par Rachid Benzine, aux éditions du Seuil.
Résumé de “Voyage au bout de l’enfance”
Fabien, un enfant doué pour la poésie, se retrouve piégé dans l’idéologie de ses parents islamistes radicaux qui partent rejoindre Daesh en Syrie. Dans ce livre, on découvre l’horreur de Daesh et la folie de l’engagement fanatique à travers les yeux d’un enfant qui voit un idéal ailleurs que dans la haine.
Résumé de « La décision »
Alma est juge d’instruction anti-terroriste, tous les jours elle fait des choix qui mettent en jeu la sécurité des Français, des choix qu’elle souhaite le plus juste possible. Mais lorsque son amant avocat tente de l’influencer dans une décision judiciaire au profit d’un de ses clients revenus de Syrie, peut-on dire qu’il s’agit de justice ? Comment prendre une décision lorsqu’elle touche la sécurité d’un pays entier, et lorsqu’elle concerne directement sa vie ?
Arracher des voix du silence
Pourquoi, Rachid Benzine, avoir décidé de raconter l’histoire du point de vue d’un enfant ?
Rachid Benzine : Dans un précédant roman, « Lettres à Nour« , j’avais travaillé sur l’idéologie de Daesh et j’essayais de comprendre le discours qui nous est tenu par un certain nombre de djihadistes, que ce soient des hommes ou des femmes. Dans « Voyage au bout de l’enfance », j’ai plutôt essayé d’aller au bout de cette idéologie par rapport à ceux qui n’ont rien demandé et qui se sont retrouvés sacrifiés. Des gamins qui n’ont rien demandé et qui se retrouvent du jour au lendemain en Syrie et en Irak et aujourd’hui dans une espèce de déshumanisation totale dans des camps où ils sont retenus. Il y avait quelque chose qui relevait d’un silence, d’une marge qu’on ne voulait pas entendre.
Lorsqu’il est question de ces enfants, comment vous êtes vous documenté pour écrire ce récit ? Est-ce que Fabien existe ?
Rachid Benzine : J’ai eu accès à ces gamins par l’intermédiaire de leurs parents ou de leurs grands-parents car avec « Lettres à Nour »j’avais été en contact avec ces parents et ces grands-parents qui cherchaient à faire revenir leur enfant ou leur petit-enfant. Je suis aussi très impliqué, avec Marie Dosé, pour le rapatriement de ces gamins. Donc il y a à la fois une parole à laquelle j’ai eu accès directement et je me suis aussi appuyé sur beaucoup de travaux universitaires. Ce Fabien c’est aussi notre conscience à tous.
Karine Tuil, pourquoi avoir décidé de raconter le destin de cette juge anti-terroriste, que vous suivez à la fois sur le plan professionnel et dans les aspects les plus intimes de son existence ?
Karine Tuil : Il me semblait qu’on ne savait rien du travail de ces juges d’instruction anti-terroriste qui sont vraiment des personnages de l’ombre, qui instruisent les dossiers à charge et à décharge, qui mènent les enquêtes et les interrogatoires. Ce sont des gens très exposés, qui subissent des menaces, mais dont on ne sait rien. J’ai eu envie de raconter de l’intérieur la vie professionnelle et intime de cette femme confrontée chaque jour à la noirceur du monde puisque le livre commence en mai 2016, au lendemain des très grands attentats.
Ce personnage choisit une phrase de Marie Curie « Dans la vie rien n’est à craindre, tout est à comprendre », mais elle ajoute « parfois on ne comprend rien ».
Karine Tuil : C’est exactement le coeur de sa fonction. Essayer de comprendre ce qu’il y a dans la tête de la personne mise en cause face à elle, essayer de déconstruire cette complexité-là. Et à chaque fois elle est face à une impuissance totale. Elle comprend qu’elle ne comprend rien. C’est vraiment une réflexion sur l’âme humaine et à chaque fois c’est une défaite car la personne en face d’elle reste un bloc d’opacité.
La littérature comme espace de questionnements voire de compréhension
Est-ce qu’on décide d’écrire ce genre de roman pour comprendre soi-même quelque chose qu’on ne comprend pas ?
Karine Tuil : Je considère que la littérature c’est vraiment le lieu du questionnement. C’est un questionnement qui remonte très loin, déjà au moment des attentats du World Trade Center en 2001. En 2007, j’ai assisté à l’un des premiers procès pour terrorisme d’un français parti pour commettre un attentat contre l’opéra de Sydney et dans la salle d’audience voisine on jugeait les caricatures de Charlie Hebdo. j’avais envie de comprendre ce qui pouvait pousser des gens jeunes à passer à l’acte sur les leurs.
Fabien est un enfant donc il ne comprend pas tout. Mais, même si cet enfant est candide, il permet de dévoiler un certain nombre de raisons pour lesquelles ses parents ont décidé de s’enrôler auprès de Daesh et pourquoi assez rapidement, à la passion du début, l’engagement a pris la forme d’une désillusion et d’une crainte liée à ce qu’ils ont vu en Syrie.
Rachid Benzine : Il se retrouve en Syrie, avec des parents qui changent à la fois de vêtements, de discours, et il ne comprend pas les changements qui s’opèrent. Il dit que ses parents étaient venus pour combattre Bachar el-Assad et que maintenant le monde entier devient l’ennemi. Par le questionnement, la naïveté, il nous oblige à nous poser un certain nombre de questions. La manière dont il va utiliser la poésie pour tenter de survivre vient nous dire quelque chose en creux sur notre humanité et notre responsabilité vis-à-vis de ce monde. En partant de l’idée que les êtres humains sont des êtres narratifs, nous sommes les histoires auxquelles nous adhérons. La puissance du récit sur lequel sont tombés les parents de Fabien est un récit qui a su les séduire et il est important de comprendre pourquoi ce récit fait sens pour un certain nombre de personnes. Ce récit promet l’émancipation et a une utopie derrière qui devient meurtrière. Pourquoi cette utopie se transforme-t-elle en idéologie et en puissance meurtrière ?