Le président de la commission d’enquête parlementaire Meyer Habib et quatre autres députés rejettent le rapport final, qui écarte tout « dysfonctionnement ».
Va-t-il falloir, à présent, créer une commission d’enquête sur les dysfonctionnements de la commission parlementaire chargée d’enquêter sur… « les éventuels dysfonctionnements de la police et de la justice dans l’affaire Sarah Halimi » ? Fait rarissime dans les annales de l’Assemblée nationale : le président de la commission en question, Meyer Habib, député (UDI) des Français de l’étranger, ainsi que quatre autres parlementaires LR et MoDem ont refusé de voter en faveur du rapport final de cette instance dans laquelle ils ont siégé durant plusieurs mois.
Rédigé par Florence Morlighem, députée (LREM) du Nord et rapporteuse de la commission, « le rapport ne relève aucun dysfonctionnement alors qu’ils sont énormes, abyssaux ! » s’est étranglé Meyer Habib au cours d’une conférence de presse organisée mercredi 12 décembre au Palais-Bourbon. « La force des faits et l’évidence des preuves que nous avons pu mettre au jour, durant ces longues semaines, n’y ont rien fait. Le rapport nous dit en substance : “circulez, y a rien à voir” ! Pourquoi un tel déni ? Pourquoi ces blocages ? Pourquoi un rapport à ce point à décharge ? » s’est encore interrogé Meyer Habib, connu pour son tempérament volcanique et dont les détracteurs – ils sont un certain nombre – mettent régulièrement en avant sa proximité avec l’ex-Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou. « Sauf que, là, il ne s’agit pas de deviser sur le conflit israélo-palestinien, mais sur le massacre d’une femme de 65 ans, médecin et directrice de crèche à la retraite, une Française massacrée et défenestrée parce que juive ! » s’est-il emporté, oscillant entre colère péniblement contenue et émotion assumée.
Un premier incident en octobre
Rien ne s’est passé comme prévu dans cette commission. Alors que, traditionnellement, un consensus finit toujours par être trouvé au moment du rapport final, ses travaux se concluent par un désaccord étalé au grand jour entre le président et les membres de l’opposition, d’une part, la rapporteuse et les élus de la majorité, d’autre part, incapables de se mettre d’accord sur une rédaction finale. Le 19 octobre, un incident avait déjà eu lieu : trois mois après l’installation de la commission dont il avait été nommé rapporteur, Didier Paris, député (LREM) de la Côte-d’Or – lui-même ancien magistrat –, avait démissionné de ses fonctions en découvrant que Meyer Habib avait posté sur son compte Facebook un commentaire en quatorze points relatant les auditions en cours. « Votre attitude ne répond pas à l’objectivité nécessaire à nos travaux, mais se trouve être contraire aux bonnes pratiques des commissions d’enquête, tout autant qu’elle nuit à l’image de notre institution », avait-il protesté, avant de s’en ouvrir au président de l’Assemblée, Richard Ferrand. Lequel avait rappelé à l’ordre – et au règlement – le bouillant Meyer Habib dans un courrier salé.
« Meyer est un collègue que je respecte, mais je n’admets pas sa façon de s’affranchir aussi allègrement des règles d’objectivité et de neutralité que sa fonction lui impose », avait confié au Point l’ex-juge d’instruction Didier Paris. « Oui, la relation de confiance est rompue et le malaise ne vient que d’une chose : l’attitude personnelle de Meyer Habib qui pollue un peu tout », ajoutait-il alors.
« Aigreur et frustration »
« Je suis frustré, j’éprouve de l’aigreur et de l’amertume en voyant que mes collègues n’ont pas voulu aller jusqu’au bout pour faire toute la lumière sur cette dramatique affaire », martèle aujourd’hui Meyer Habib. Adopté par sept voix contre cinq – tous les députés macronistes ont voté pour, les élus de l’opposition ayant voté contre ou s‘étant abstenus –, le rapport a également suscité « déception et frustration » chez Constance Le Grip, députée (LR) des Hauts-de-Seine, à l’initiative, avec Meyer Habib, de la création de cette commission d’enquête dont elle était l’une des vice-présidentes. « J’ai voté contre le rapport tel qu’il nous est présenté car nous le jugeons très en deçà de nos attentes et, pour tout dire, de la vérité. Cette synthèse de nos travaux suscite chez moi beaucoup de déception et de frustration. Nous pensions qu’il était à l’honneur de la représentation nationale de faire toute la lumière sur ce qui n’a pas fonctionné dans cette affaire, sur ce qui a pu contribuer à endommager le processus judiciaire de ce crime qui nous a tous profondément blessés et meurtris. Certes, il y a l’autorité de la chose jugée, le principe de la séparation des pouvoirs, mais il était de notre devoir d’aller jusqu’au bout de nos travaux. Or, nous avons un rapport qui louvoie en permanence, qui s’empêtre dans des galimatias juridico-juridiques, comme s’il fallait surtout ne pas prendre position. Ni pour ni contre ; une espèce d’en même temps extraordinairement navrant et désolant », ne craint pas de dénoncer cette élue francilienne. « Que nous dit-on ? Qu’il y a bien eu, oui, quelques failles, mais qu’il n’y a pas eu de dysfonctionnements. Nous en avons relevé un certain nombre et il faut bien les appeler ainsi ; ou alors, la langue française perd tout son sens », ajoute cette députée de l’opposition.
François Pupponi, député (MoDem) du Val-d’Oise et ancien maire de Sarcelles, lui aussi présent à la conférence de presse, évoque à son tour « toute une liste d’oublis et d’inexactitudes » dans le rapport final, dont la première préconisation est de limiter les pouvoirs des… commissions d’enquête parlementaire. « Il y a là une autocensure que je ne m’explique pas », soupire M. Pupponi. « Deux députés de la majorité ont reconnu juste avant le vote sur le rapport que des dysfonctionnements de la police et de la justice avaient eu lieu, ce qu’occulte le document qu’ils ont finalement voté au dernier moment », déplore Meyer Habib.
Faut-il en déduire que des pressions ont été exercées sur ces élus pour qu’ils couvrent la justice et la police et approuvent, au bout du compte, un rapport présentant à ses yeux toutes les allures de la montagne qui accouche d’une souris ? « C’est une question qui se pose, mais je ne peux pas l’imaginer », a éludé Meyer Habib dans un soupir qui en disait long sur sa conviction profonde. « Sarah Halimi aurait pu, aurait dû être sauvée. Et son assassin [Kobili Traoré, finalement tenu pour “délirant” au moment de son acte et déclaré pénalement irresponsable] aurait dû être traduit devant une cour d’assises de la République », s’est-il repris.
Des « dysfonctionnements » éludés ?
Les trois élus « dissidents » – au sens où l’entendent certaines juridictions quand elles évoquent le point de vue minoritaire de certains juges – ont énuméré les « dysfonctionnements » qui, de leur point de vue, ont émergé des travaux et auditions de la commission dans laquelle ils ont siégé, et qui ont, selon eux, été ignorés dans le rapport. « La police est arrivée très rapidement rue de Vaucouleurs (11e arrondissement de Paris) après avoir été alertée par les Diarra, voisins de Sarah Halimi chez qui Traoré s’était introduit (le 4 avril 2017 vers 4 heures du matin) », a rappelé Meyer Habib. « Durant quatorze minutes, Mme Halimi a hurlé à mort, comme l’ont confirmé plusieurs voisins. La petite cour où les policiers se trouvaient fonctionne comme une caisse de résonance ; tout un immeuble a été réveillé par les cris de la malheureuse, les forces de l’ordre n’ont pas pu ne pas les entendre. Pourquoi ont-ils attendu si longtemps (plus d’une demi-heure) pour intervenir ? Le voisin Thiéman Diarra leur a lancé un trousseau de clés qui leur permettait d’accéder à l’immeuble ; pourquoi cet élément a-t-il été occulté des procès-verbaux ? Traoré n’était pas armé ; pourquoi ont-ils attendu qu’il soit passé à l’acte et soit revenu chez ses voisins pour intervenir ? » interroge l’élu.
« Un voisin hurle : “Appelez la police, il est en train de la tuer !” Or, personne n’intervient. Aucun témoignage des riverains n’est repris dans le rapport. Pourquoi ? » regrette à son tour François Pupponi. La manière dont l’affaire a été instruite est également étrillée par les trois parlementaires. « Deux juges travaillaient en cosaisine. Non seulement ils n’ont pas pris la peine d’organiser une reconstitution, mais ils ne se sont même jamais rendus sur place », s’étonne Constance Le Grip, vice-présidente de la commission. « Si elle avait pris la peine de se transporter sur les lieux, comme nous l’avons fait nous-mêmes, elle aurait vu qu’il n’y avait ni Torah ni chandelier à sept branches chez Mme Halimi, contrairement à ce qu’a pu affirmer Traoré en expliquant avoir alors vu le sheitan (le “démon” en arabe) pour se faire passer pour fou », s’indigne Meyer Habib « Elle aurait vu que le balcon de Mme Halimi, mitoyen à celui des Diarra, a été fracturé », complète François Pupponi.
Pourquoi l’enquête a-t-elle fait l’impasse sur les vêtements de rechange vraisemblablement déposés la veille par Traoré chez ses voisins, les Diarra ? Pourquoi n’évoque-t-elle pas le témoignage de cette femme (policière de profession) à qui, deux jours avant son assassinat, Mme Halimi avait confié avoir « peur » de Traoré ? Pourquoi les proches de celui-ci n’ont-ils pas été entendus, mis sur écoutes ? Pourquoi aucune investigation n’a été menée à la mosquée salafiste proche de la rue Jean-Pierre-Timbaud, que Traoré fréquentait assidûment les semaines qui ont précédé son crime ? Les élus qui ont voté contre le rapport multiplient les « pourquoi ? » pour en arriver à cette conclusion assez vertigineuse : « Si ces investigations avaient été menées, les juges auraient compris que l’auteur, loin d’être en proie à une bouffée délirante comme cela a été retenu au final, avait en réalité prémédité son geste, comme il l’a d’ailleurs reconnu implicitement le jour du drame en confiant à l’une de ses connaissances : “Ce soir, ça sera terminé.” »
Et maintenant ? « Notre travail s’arrête là », a soupiré Meyer Habib, tout en laissant entendre que le « citoyen » qu’il est « par ailleurs » allait continuer le combat. « Nous allons formuler un certain nombre de propositions que le rapport n’a même pas pris la peine de reprendre, comme l’obligation d’organiser une reconstitution dans les affaires criminelles », a indiqué Constance Le Grip. François Pupponi s’étonne qu’une révision judiciaire soit possible en cas de condamnation devenue définitive, mais irréalisable dans le cas contraire, oubliant que nul ne peut être poursuivi et puni une deuxième fois pour les mêmes faits, selon le principe du non bis in idem, déjà en vigueur dans le droit romain. Le 19 décembre 2019, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris a « imputé » à Kobili Traoré le « meurtre » de Sarah Halimi, tout en le déclarant pénalement irresponsable, sur le fondement de l’article 122-1 du Code pénal et sur la base de deux expertises psychiatriques – celle du Dr Zagury, la première à avoir été ordonnée, avait conclu au contraire à une simple altération de son discernement, ce qui aurait pu ouvrir la voie à un procès.
« Traoré n’est plus en unité pour malades difficiles. Il est toujours hospitalisé sous contrainte, dans un établissement psychiatrique de la région parisienne où il ne reçoit aucun traitement, puisqu’il ne souffre d’aucune pathologie mentale. Il peut sortir, rend visite régulièrement à sa famille ; un riverain l’a même vu récemment fanfaronner dans les alentours de la rue de Vaucouleurs, avec les dealers avec lesquels il se livrait jadis au trafic de stupéfiants », enrage Meyer Habib. Un journaliste de France 24 présent à la conférence de presse a assuré qu’il avait récemment refusé d’être soigné par une infirmière « parce qu’elle était juive ».
Par Nicolas Bastuck