La vie, la mort, ses grands rôles, son regard sur la société… Catherine Deneuve se confie à l’occasion de son retour en majesté dans « De son vivant ».
Rarement film aura si bien porté son titre. De son vivant, d’Emmanuelle Bercot, exploration de la maladie et du chemin vers la mort avec dans son propre rôle l’extraordinaire oncologue libanais Gabriel Sara, a failli ne jamais être terminé, interrompu d’abord par l’AVC ischémique dont a souffert Catherine Deneuve sur le tournage, puis par la pandémie et le premier confinement. Bouleversante, habitée, cette histoire d’un médecin face à une mère (Deneuve) et son fils (Benoît Magimel), qui souffre d’un cancer inguérissable, sort sur les écrans le 24 novembre. Soit deux ans quasiment pile après le « coup de tonnerre » qui s’est abattu sur l’actrice alors que le film se tournait – hasard incroyable et salvateur – à l’hôpital de Garges-lès-Gonesse. Aussitôt prise en charge, Deneuve s’est remise et n’a pas tardé à reprendre le travail, comme à l’accoutumée. Car, loin de son image de grande bourgeoise glacée, l’icône est une travailleuse, une acharnée des tournages, constamment entre deux projets et à l’affût de nouveaux talents. Nous l’avons rencontrée dans ce quartier de Saint-Sulpice, qu’elle habite depuis les années 1970 et dont les habitants ne la dérangent pas quand ils la croisent, en général sur le chemin d’une salle de quartier où elle va tout voir – premiers films, dessins animés ou blockbusters – avec la même gourmandise. Vive, drôle, sans langue de bois, Deneuve va contre les idées reçues et pratique avec délectation l’art si français de la conversation.
Le Point : On ressort absolument bouleversé de ce film… Et vous êtes exceptionnelle en mère d’un adulte qu’elle va devoir laisser partir avant elle.
Catherine Deneuve : Merci… Oui, c’est un très beau film, ce film d’Emmanuelle… Et vous avez raison de le formuler ainsi. Cela ne devrait pas exister, cette situation : un enfant, même adulte, qui part avant ses parents. En l’occurrence, ici, avant sa mère. Et puis ça a été si délicat à faire, pour moi, ce film, entre le moment où on a commencé à tourner et ce qui m’est arrivé. Cette espèce, comment le dire, de coup de tonnerre… J’ai reçu la foudre, voilà, et on s’est arrêtés. Emmanuelle a décidé qu’on allait attendre puis reprendre. Et je souhaitais moi aussi que ça reprenne, j’y étais très attentive. Sauf qu’au moment où ça allait reprendre, il y a eu le Covid ! Et là, on a replongé dans quelque chose d’autre… J’ai confiné, comme tout le monde, j’ai fait ce qu’il fallait faire. Et on a repris…
Comment s’est passée cette reprise ?
Ça a été très délicat pour moi. Pas la reprise en soi, mais le sujet. Alors que j’avais adoré le scénario à la lecture… quand je l’ai relu, je me suis dit : mais c’est trop triste, ce n’est pas possible ! Parce qu’il y a eu cette convalescence, et puis le Covid, qui a été un moment tragiquement proche pour moi. Qui m’a mise dans un état… J’ai perdu quelqu’un. C’était quelqu’un qui était chez moi, dans mon appartement. Mais je voulais faire ce film, parce qu’il n’est pas ce qu’il paraît. Si on résume, quelqu’un annonce à un homme encore jeune et à sa mère qu’il a un cancer et qu’il va mourir à la fin du film… Et pourtant, je crois que le film ne raconte pas ça : il raconte toute l’approche de ce médecin libanais, qui joue son propre rôle, qu’Emmanuelle Bercot a rencontré à New York et qui lui a donné l’envie d’écrire cette histoire, pour aider ce jeune homme à se préparer à mourir. Ce film donne envie de pleurer mais il va au-delà du chagrin… On doit se sentir régénéré aussi. Même si, encore une fois, pour ces raisons personnelles, cela a été vraiment difficile.
Parce que ça vous a rappelé trop de choses…
En effet : on m’a fait venir une semaine avant pour voir le décor, j’ai eu un choc, évidemment. Le studio imitait parfaitement l’hôpital. La même lumière, le même couloir… Mais ce qui me plaisait, la chose à laquelle je tenais et Emmanuelle aussi – elle a quelque chose de très courageux –, c’est raconter comment on peut vivre ça, comment on peut aider à l’affronter. Le cancer, la maladie, c’est une tragédie épouvantable mais ce n’est pas pour autant cruel de dire à quelqu’un qu’il va mourir, et qu’il faut qu’il s’y prépare. La maladie véhicule tellement de mensonges ! Tout le monde le sait, mais personne ne veut en parler : le malade, pour ne pas faire souffrir davantage ceux qui vont rester et affronter la disparition, et ceux qui vont rester, pour ne pas faire souffrir davantage celui qui va partir et souffre déjà tant. Toute la douleur qu’on cache à celui ou celle qui sait que vous savez, mais qui ne dit rien. Et vous, vous ne dites rien non plus, vous sortez, vous pleurez dans le couloir. Et tout se sent, se sait… Oui, je l’ai vécu, cette confrontation, et à cause de cela je voulais faire ce film, participer à cette révélation qu’il offre. Tout ce que ce médecin explique est très important : se mettre en paix, « ranger le bureau de sa vie » comme il dit. Ça peut être un cousin ou une femme qu’on a aimée il y a vingt ans… Pour tout ça on est obligé de trouver malgré tout, dans cette immense douleur physique mais aussi morale, une forme d’apaisement.
Cette leçon de vie serait-elle passée si ce médecin avait été joué par un acteur ?
En principe, cela doit se faire. Oublier qu’il s’agit d’un acteur, croire qu’il est vraiment médecin… Le cinéma peut réaliser cela, mais c’est difficile. Emmanuelle Bercot s’est posé la question, et puis elle l’a filmé, lui, le docteur Gabriel Sara, pour voir s’il serait capable dans un film d’être ce qu’il est dans la vie, mais avant tout parce qu’on sait comment, lui, a accompagné les gens vers la mort. Il faut avoir un sacré caractère pour se dire que c’est positif d’annoncer à quelqu’un qu’il n’a plus que quelques mois à vivre et qu’il va devoir mettre de l’ordre dans sa vie. Et de l’annoncer avec cette voix magique, avec cet accent libanais qu’il a et que j’adore, à la douceur incroyable. Et pourtant, il faut qu’il reçoive tout ça, le chagrin, la dépression, parfois la douleur, la tristesse de cette personne. Et il dit tout avec une telle simplicité. Ça paraît brutal mais c’est doux, pourtant, parce que cela va vers une vérité. Et cette vérité qui peut faire peur sera ce qui vous aidera pour mourir le mieux, le plus en paix.
Et le fait de vivre vous-même ce coup de tonnerre, qu’est-ce que ça a changé pour le film ?
Vous savez, pour moi, c’est assez rare d’ailleurs, ça a été une chose extrêmement légère qui a duré très peu de temps. Quand j’ai eu ce pépin, mon petit coup de foudre, comme je dis, je tournais à l’hôpital. C’était inouï, ça n’est jamais arrivé à personne comme ça. Ça n’a pas été profond mais ça a été lent et long pour moi, dans ma tête. Après, c’était dur de jouer. Quand on a eu ça, on est passé d’un autre côté. Pas longtemps, et puis on a été ramené, mais on a approché quelque chose auquel on ne pense pas dans la vie parce que – et heureusement ! – dans la vie, on est dans l’énergie, on vit comme des immortels. Sauf quand on est très déprimé…
Ce qui n’est pas votre cas…
Je ne crois pas, non… Mais, de toute façon, ce ne serait pas à vous que je le dirais !
Vous parlez de foudre : cela va bien à celle qui a joué un personnage nommé Junon, comme l’épouse de Jupiter, maître de la foudre, dans « Conte de Noël » d’Arnaud Desplechin (2008)… Un autre rôle mémorable de mère !
Oui, et quand on me parle de ce film, les gens me rappellent toujours le moment où mon personnage dit qu’elle n’aime pas son fils. C’est un truc qui choque terriblement, qui paraît inacceptable. Mais ce sont des choses qui arrivent ! Ça ne veut pas dire qu’on ne les aime plus au point de ne plus les voir… mais ça arrive, qu’on n’aime rien de ce qu’ils font. C’est peut-être inacceptable, dur, mais il y a des choses très dures dans la vie qu’il faut voir à l’écran, et qui font du bien à voir.
Mais vous, vous n’êtes pas très Junon ?
Non. Je ne crois pas. Je m’occupe des enfants, les grands, les petits, les petits-enfants, comme je m’occupe des amis, même si je ne suis pas très bande. J’ai connu beaucoup de gens qui vivaient en bande, la bande de Marquand, par exemple, quand j’étais très jeune, mais ce n’était pas la mienne.
À quoi ressemble votre vie, d’ailleurs, quand vous ne tournez pas ?
Je vois les enfants, comme je vous ai dit. Et les amis, mais à deux ou à trois. Je suis assez curieuse. J’aime lire la presse, voir des films, lire des livres, aller au théâtre ou voir des expositions.
Le dernier livre que vous avez lu ?
Celui de Marie Ndiaye, « La vengeance m’appartient ». Quel beau titre, vous ne trouvez pas ?
En effet. Vous voyez des séries aussi ?
Ah oui, j’ai vu des séries turques super bien. La série israélienne « Fauda » aussi. Récemment, j’ai vu « Scenes From a Marriage », l’adaptation en série de « Scènes de la vie conjugale » de Bergman. Cela dit les mêmes choses, mais pas de la même façon. Les Américains aiment bien tricoter. Trop de mots…
Vous pourriez jouer dans une série ?
Oui, mais comme on parle énormément dans les séries, il faudrait que ce soit très bien écrit ! Mais j’aime tellement le cinéma. C’est dur à cause des plateformes, mais je pense qu’elles créent aussi des vocations de cinéastes. L’autre soir, j’ai vu le prochain film de Jane Campion, « The Power of the Dog », c’est superbe. Je l’ai vu en salle, ici à Paris, elle est venue présenter le film. Moi je veux voir les films au cinéma, ce n’est pas seulement la taille de l’image… c’est le son qui est tellement différent. Il y a une cinéaste que j’adore, Kelly Reichardt. Je me souviens d’être allée rive droite voir son premier western en noir et blanc, très particulier. Un scénario écrit comme ça, écrit par elle, alors oui ! J’adore son univers.
Et jouer dans un film de super-héros ?
J’ai déjà fait la fée, tellement de fois… Et la reine… Qu’est-ce que vous voudriez que je sois ?
En fait, vous êtes très drôle.
Je ne sais pas… Vous vous attendiez à quoi ?
C’est à cause de cette image que vous traînez depuis les années 1970. Celle de « blonde glacée », comme on lit dans la presse de cette époque.
Oui, mais ça c’est à cause de « Belle de jour ». Depuis ce film, c’est vrai que ça m’a bien accompagnée, la « blonde glacée »… Mais c’est vraiment lié à ce film. S’il n’y avait que « Les Parapluies de Cherbourg », ça aurait changé beaucoup les choses. Mais « Belle de Jour » est devenu une image modèle, une référence sur la sexualité des femmes, à laquelle on pouvait s’identifier. Je l’ai pris comme ça, je n’ai jamais lutté contre ça. Si les gens me perçoivent comme ça, qu’est-ce qu’on peut faire ? C’est vrai que ça a empêché beaucoup de cinéastes de me voir autrement. Surtout les étrangers. Ils me voient toujours comme une créature parisienne extrêmement sophistiquée.
Une bourgeoise ? Vous avez dit dans une ancienne interview qu’on a retrouvée : « Je ne suis pas une bourgeoise, j’ai eu des enfants hors mariage, j’ai déclaré avoir avorté. » En fait, vous avez été de tous les combats pour la liberté des femmes. Une vraie engagée. Vous avez même signé le manifeste des 343 salopes.
Oh bourgeoise, je le suis sûrement pour beaucoup de gens, mais faudrait savoir ce que ça veut dire… Et puis je m’en fiche, je crois. Quant au manifeste, je me suis dit récemment, quand il y a eu l’anniversaire, puisqu’il a été publié dans « Le Nouvel Observateur » en 1971, qu’en vérité les gens ne s’en souviendraient pas aussi fortement si l’appel n’avait pas été repris par « Charlie Hebdo » avec un dessin et cette nouvelle appellation : « Le manifeste des 343 salopes ». D’un seul coup, ça a imprimé, car la formule était frappante. Mais on n’avait jamais proposé aux femmes de signer un texte avec le mot « salopes » !
Des années après, quand vous avez signé l’article sur « la liberté d’importuner » avec Catherine Millet, vous avez été étonnée par les proportions que ça a pris ?
Je peux comprendre que ça ait choqué. Mais ça a été signé par des femmes qui sont pour la majorité des femmes de ma génération et qui ont connu d’autres rapports avec les hommes. Bien sûr que c’est arrivé à beaucoup d’actrices que je connais, des hommes qui se comportent avec excès… Je ne parle pas de viol, bien évidemment… Mais on envoie bouler, ce n’est pas dramatique. Aujourd’hui, ça prend des proportions ! J’ai été étonnée de l’emballement autour de ce texte. Certaines féministes, et je me considère comme féministe, ont déclaré des choses que j’estime catastrophiques de la part d’une femme. Excessives, encore une fois. Alors j’ai dû écrire quelque chose ensuite pour essayer de corriger ce qui pouvait apparaître comme de la désinvolture. Il a fallu que je m’explique, au point qu’un moment j’ai regretté, je me suis dit : il aurait mieux valu ne pas signer. Et puis non : je l’ai fait, parce que je voulais le faire ! Ce qui m’a énervée, c’est que des hommes américains ont réagi en disant « c’est bien, elles l’ont fait », comme si ce texte avait été écrit pour défendre les hommes contre les femmes. Mais non, ce n’était pas ça du tout : c’était vraiment pour les femmes !
Est-on moins libre qu’avant ?
Malheureusement, aujourd’hui, tout est regardé à la loupe, filmé, et ça prend des proportions absolument catastrophiques avec le téléphone, c’est effrayant. Je me souviens de choses que j’ai pu faire avec mes amis, quand on était jeunes, dans des endroits publics… Quand il y avait toute la bande dont je parlais, celle de Christian Marquand, avec le père de mon fils [Roger Vadim, NDLR]. Les choses qu’on a faites, non mais des trucs… si ça avait été filmé au téléphone… je n’ose imaginer. On arrivait, alors, à avoir des vies privées vraiment très animées et jamais photographiées. Ça a changé sur beaucoup de choses. Aujourd’hui tout le monde se tient à carreau. On est obligé de faire beaucoup plus attention. D’une façon excessive qui ne correspond plus tellement à la vie.
Vous avez pourtant expliqué que le tournage de « Belle de jour » avait été compliqué, parce que vous étiez très pudique…
Mais cela n’empêche pas ! Et puis ce n’était pas seulement une question de pudeur, c’est que ce n’était pas écrit comme ça dans le scénario. Je trouvais tout beaucoup plus intéressant, plus érotique si on ne voyait pas cette femme dans la chambre, si on restait de l’autre côté de la porte.
Mais Buñuel vous a bien demandé de vous déshabiller ?
Ah non. Buñuel ne m’a rien demandé directement. Ce sont les producteurs, les frères Hakim, qui insistaient énormément. S’ils avaient pu, ils auraient fait un film plus charnel. Ça a été très difficile pour moi. Heureusement, ma sœur était là, elle m’a beaucoup aidée à me protéger, elle voyait que j’étais très abattue, je lui disais si ça se trouve on va devoir arrêter…
Dans « Tristana », la scène où vous ouvrez votre peignoir pour vous montrer nue au jardinier apparaît comme une réponse à ces tensions de « Belle de Jour »…
Oui, on en avait beaucoup parlé avec Buñuel. C’est un geste délibéré, j’ouvre le peignoir… et on ne voit rien. Autant ça avait été difficile pour « Belle de Jour », autant « Tristana », ça a été un tournage beaucoup plus facile, beaucoup plus agréable pour moi.
Vous avez dit que le cinéma ne rendait jamais vraiment compte de la sexualité. Que c’était toujours décevant. Vous en avez une idée trop haute, peut-être ?
Je ne crois pas. La sexualité est sans limite, mais peu de cinéastes ont réussi à s’en approcher. Bergman a réussi… Et aussi Fatih Akin, ce réalisateur turc qui vit en Allemagne. Dans « Head-On », il y a une scène absolument formidable. Puisqu’on parlait de Catherine Millet : la sexualité qu’elle raconte est quand même très particulière, audacieuse, mais ça passe parce que c’est elle qui l’a écrit, d’une façon très personnelle qui nous en donne les images et le ressenti par les mots. Si son livre était filmé, ce serait très différent, vous ne croyez pas ?
Aujourd’hui, il faut que l’homme soit « déconstruit », nous dit-on, qu’il se débarrasse des stéréotypes masculins qu’on lui a inculqués depuis des siècles. Vous pensez quoi de ce programme, vous, la première dame du cinéma français ?
Ah non ne dites pas ça. Dame, c’est si moche comme mot ! Moi, je continue à vivre dans un monde de filles et de garçons. Enfin, il n’y a pas que des garçons, certains sont des hommes quand même, heureusement ! Déconstruits, je ne pense pas… De toute façon, on dit que je suis assez masculine avec mes amis hommes, parce que j’ai un rapport qui n’est pas un rapport de séduction. J’ai souvent eu envie d’avoir un frère. Alors j’ai des amis-frères.
Joli concept. Vous évoquiez votre sœur, Françoise Dorléac. Pourquoi avoir mis trente ans à parler de sa mort ?
Je l’ai fait parce que c’était une femme que j’aimais beaucoup qui me l’a proposé. Une réalisatrice, Anne Andreu. Un projet pour Canal +. Je la connaissais bien, elle avait fait des interviews formidables sur le cinéma, alors j’ai accepté. Après, elle m’a demandé de faire le livre. J’ai hésité. Les choses écrites, ce n’est pas du tout pareil. Mais comme Patrick Modiano avait accepté d’écrire un texte, car il aimait beaucoup Françoise, qu’il avait lui aussi perdu un frère très jeune, je me suis dit que ce serait bien qu’il y ait quelque chose. Quelque chose de concret… Un livre. Alors que c’était une histoire très ancienne pour tout le monde… Pas pour moi mais pour les autres. Je me suis dit c’est bien qu’elle revive comme ça.
La mort est-elle quelque chose qui vous effraie ?
C’est loin de me faire plaisir en tout cas ! Mais peur, je ne crois pas. Ça reste quelque chose, quand je vois un visage sur une photo, de très abstrait, de très irréel. Je ne peux pas dire que je pense beaucoup à la mort, même si je pense beaucoup à l’idée de l’extrême précarité de la vie. Si ça ne m’était pas arrivé, cette proximité de très près avec la mort, si jeune, peut-être que cela aurait été très différent. On m’a dit : alors vous devez aimer encore plus la vie, vouloir vivre plus. Mais non, pas du tout. J’aimais déjà beaucoup la vie avant, je ne peux pas dire que je l’aime davantage.
Quand on regarde vos films, il y a souvent une cigarette pas loin de vos lèvres… Dans le cinéma d’aujourd’hui, il n’y en a plus beaucoup.
C’est vrai, on a perdu cette liberté-là. Heureusement, on ne peut pas encore effacer les cigarettes dans les films. Quand on voit les films anciens c’est incroyable, quand on les voit traverser une pièce en silence, toujours une cigarette ! On nous le disait, même, sur les tournages : si vous avez une scène dans un film où vous ne parlez pas, prenez une cigarette, cela vous donnera l’air de quelqu’un qui réfléchit. La cigarette était le partenaire idéal. Bon, un peu trop. J’avais été affolée, d’ailleurs, en voyant toutes ces photos de moi avec une cigarette, dès 17 ans, et j’avais décidé de m’arrêter… J’ai arrêté pendant douze ans. Et maintenant, ce sont les téléphones que les gens ont toujours à la main dans les films. Et dans la vie. Au restaurant, on voit même des bébés devant un écran pendant que leurs parents dînent. Pour qu’ils se tiennent tranquilles. J’en suis navrée… D’autant que les inventeurs de ces technologies, aux États-Unis, ne laissent jamais leurs propres enfants toucher à ça.
À propos des enfants… Rosalie Varda a sorti un très beau livre sur « Peau d’âne », l’année dernière, avec des archives magnifiques. Il plaît toujours aux enfants d’aujourd’hui. Et à vous ?
Ah, ils n’arrêtent pas de ressortir « Peau d’âne ». Je suis très contente que le film plaise, que les enfants aillent le voir… C’est un si beau film !
C’est peut-être un signe que notre époque, où l’on privilégie le réel, l’histoire vraie, a un peu soif de merveilleux…
Peut-être. Mais Jacques Demy était si particulier. Beaucoup de choses n’ont pas été dites sur lui avant très tard [il était homosexuel tout en vivant avec Agnès Varda, NDLR]… C’était compliqué. Il s’était donc réfugié dans un monde imaginaire. Ensuite, c’est vrai, les choses ont tellement changé… La mort s’est tellement approchée des gens jeunes. Avec le sida, notamment, on a perdu l’insouciance qu’on avait. Je n’ai pas été touchée par ce fléau parce que j’ai vécu très seule, parce que j’ai eu un enfant très jeune… Mais le nombre d’amis qui partaient dans des élans, des rencontres, et qui n’en sont pas revenus…
Karl Lagerfeld, qui vous aimait beaucoup, en parlait souvent… Lui, il était très sage…
Pour vous, qu’est-ce que ça veut dire très sage ?
Je ne sais pas, il n’avait pas, dit-on, vraiment de sexualité…
Ça ne s’appelle pas être très sage, ça ! C’est une vie d’ascète, une vie d’ange.
Au cinéma, avez-vous des regrets, des envies ?
J’ai toujours envie de la même chose : un très bon scénario.
Un Almodovar ? Il a tellement fait de beaux personnages de mères. Ça aurait de l’allure ?
On s’est déjà rencontrés, mais il est tellement proche de ses actrices espagnoles, que voulez-vous…
Vous avez tourné avec Polanski. Avez-vous été choquée de ce qui lui est arrivé aux César, à travers la sortie d’Adèle Haenel, notamment ?
Je ne vais pas aux César. Depuis longtemps. Et je n’irai pas. Et je n’y vote pas. Roman, il était possible qu’il soit récompensé pour son film. Elle, elle était là pour protester. Chacun fait ce qu’il veut.
Et l’ambiance en France, en ce moment ? L’atmosphère populiste, ça ne vous pèse pas ?
Mais quelle question déplacée ! On n’est même pas convalescent, après tout ce qu’on a traversé, alors il y a des excès, c’est normal. Avec des gens très maladroits. Beaucoup de gens très déprimés aussi, et d’autres qui le cachent. Mais on n’est pas obligés de se laisser plomber.
Vous ne trouvez pas le contexte un peu rance, scrogneugneu, à parler de nation, de frontières, tout le temps ?
Moi je suis très française, donc je suis assez râleuse. Je suis française, mais j’aime vraiment l’Europe. Je ne pourrais pas vivre aux États-Unis. Regardez leurs dernières élections, les actes d’une violence inouïe auxquels on a assisté. En Europe, on est quand même plus civilisés. Oui, je me sens très française et très européenne. Franchement, pareil ! Et je connais plein de gens qui font des choses pas scrogneugneu du tout !