Ce n’était qu’une petite toile de Magritte, volée un matin de septembre dans la banlieue de Bruxelles, il y a une dizaine d’années. Puis, bientôt, il y aura un Van Dongen. Et, en bout de course, le très fort soupçon que ces braquages auront servi à financer les attentats du 13 novembre 2015 à Paris et de mars 2016 à Bruxelles. Joshua Hunt dévoile les liens entre trafic d’objets d’art et terrorisme. Traduit de l’anglais par Etienne Menu.
La sonnette tinte au 135, rue Esseghem, une modeste maison à Jette, près de Bruxelles, que le peintre René Magritte et sa femme Georgette Berger-Magritte ont occupé entre 1930 et 1954. Devenu un petit musée privé, l’endroit accueille les visiteurs sur rendez-vous. D’ailleurs, ce 24 septembre 2009 à 10 heures, deux touristes japonais s’y trouvent. En entendant la sonnette, la conférencière qui les guide s’excuse et va ouvrir. Sur le perron, deux hommes : l’un lui demande les horaires d’ouverture, l’autre pointe le canon de son pistolet sur sa tête. Une fois à l’intérieur, les malfaiteurs s’empressent de neutraliser les touristes et les trois autres employés qu’ils font mettre à genoux, mains derrière la tête, dans la courette intérieure – là même où Magritte recevait chaque semaine ses amis artistes, intellectuels ou musiciens. L’un des cambrioleurs enjambe alors la cloison de verre qui protège le joyau du mini-musée : Olympia, un portrait de Georgette nue, un coquillage posé sur le ventre. La toile fait 60 centimètres sur 80 et sa valeur est estimée à 2 millions d’euros.
L’alarme se déclenche et la police belge se rend aussitôt sur place, mais c’est déjà trop tard : en quelques minutes, les braqueurs ont pris le tableau et quitté les lieux à bord d’une voiture qui fonce vers une autre ville de banlieue, Laeken. La vidéosurveillance n’est pas installée et les inspecteurs doivent se contenter de portraits-robots. Les deux voleurs semblent avoir chacun une vingtaine d’années et l’avis de recherche fera état d’un premier suspect de petite taille, originaire du sous-continent indien et s’exprimant en anglais, et d’un second plus grand, d’origine nord-africaine ou européenne et parlant français. Connaissance des lieux et de la cible, vitesse d’exécution, maîtrise des armes, gestion des otages et du temps d’intervention de la police : c’est du travail de professionnels. Le choix de ce musée confidentiel leur a permis de ne pas se retrouver piégés par la cohue d’une institution plus fréquentée. Ils ne laissent surtout aucune piste solide aux enquêteurs.
Ces derniers font alors appel à un de leurs collègues, expert du vol d’œuvres : Lucas Verhaegen, policier fédéral chevronné, qui travaille depuis quatre ans à la section art. Il a rejoint cette unité spécialisée dans le vol de tableaux après plusieurs années passées au sein d’une brigade d’intervention qui, elle, s’intéressait aux organisations mafieuses d’Europe de l’Est et à leur infiltration. C’est en explorant les réseaux serbes, roumains, bulgares ou moldaves que Verhaegen s’est aperçu que ces gangs s’enrichissaient, entre autres, grâce au trafic de toiles et d’antiquités. « Les voleurs se servent des bénéfices de la revente pour financer leurs activités criminelles, que ce soit le trafic de drogues, d’armes ou d’êtres humains, nous dit-il. Nos frontières sont ouvertes : une œuvre peut être volée ici à Bruxelles un matin et se retrouver le soir même quelque part dans les Balkans. »
Comme tous les autres trafics, celui des œuvres d’art prospère en période de conflits armés. Sur les décombres des guerres, les malfrats trouvent de quoi faire fortune et traitent à peu près tout ce qu’ils trouvent comme des simples marchandises à écouler, quelle que soit leur nature – un commerce illégal qui s’est intensifié autour de 2003 dans le sillage de l’intervention américaine en Irak, laquelle a laissé un pays en ruines dont le patrimoine archéologique a été pillé puis revendu à des collectionneurs étrangers. Une étude parle de plus de 130 000 objets dérobés. Le transport vers d’autres pays est assuré par des contrebandiers qui travaillent également pour des trafiquants de drogue ou des proxénètes et qui vont intégrer ce nouveau marché au circuit du crime organisé.
La commission du flic retraité
Avec les années, le pillage du Proche-Orient a vu apparaître un nouvel acteur majeur : Daech. Sur le territoire qui chevauche la frontière entre l’Irak et la Syrie, le groupe terroriste collecte des pièces en tout genre pour les exporter notamment vers la Belgique, où il dispose de trois cellules actives. L’une d’entre elles, la cellule Zerkani, dont les membres habitent principalement le fameux quartier de Molenbeek, est dirigée par Khalid Zerkani, un garçon si charismatique qu’on le surnomme « le sorcier » – on le dit capable de convertir des délinquants confirmés au fanatisme le plus total pendant qu’ils purgent des peines de prison.
Selon le procureur fédéral Frédéric Van Leeuw, le financement de Daech par le trafic d’art est délicat à prouver légalement. Si ce magistrat a pu, depuis sa prise de fonctions en 2014, imposer des lourdes peines aux anciens membres revenus en Belgique, il regrette en revanche l’opacité des circuits utilisés : microfinancement, bitcoin, association directe avec des groupes criminels « traditionnels »… Lorsque de notre première rencontre, en janvier 2020, nous n’avons encore jamais entendu parler de l’affaire Olympia. C’est alors qu’il évoque, pour illustrer son propos : « un Magritte volé à Bruxelles » aurait fait l’objet d’une demande de dédommagement par l’assurance, formulée par les cambrioleurs eux-mêmes. L’un des auteurs présumés du vol, on l’apprendra des années plus tard, intégrera les milieux radicalisés, ce qui signifie en théorie que son méfait a pu servir la cause de l’organisation État islamique. En théorie seulement, puisque rien ne prouve une telle intention à l’époque – des sources assurent qu’il n’était qu’un simple braqueur au moment du vol.
Le juge d’instruction autorise le recours aux écoutes, aux filatures et aux missions d’infiltration. Mais le budget manque pour exploiter ces techniques avec efficacité et Verhaegen en conclut qu’il faut tendre un piège à El-Bakraoui. On sait que celui-ci n’arrive pas à trouver preneur pour Olympia – il a même essayé de joindre un assureur pour lui demander de lui verser une « récompense » de 50 000 euros en échange du retour du tableau. Ce genre d’arrangements est monnaie courante et témoigne de la professionnalisation du vol d’œuvres : des intermédiaires peuvent proposer leurs services aux voleurs eux-mêmes lorsque ces derniers n’ont pas les contacts directs des victimes ou des assureurs.
Deux ans plus tard, un policier à la retraite du nom de Janpiet Callens pénètre dans un commissariat de Bruxelles, un paquet rectangulaire de 60 cm sur 80 sous le bras. Il est venu, dit-il, pour rapporter Olympia aux autorités. « J’ai été approché par quelqu’un qui souhaitait rendre le tableau, explique-t-il dans la presse. Il n’arrivait pas à le vendre et a préféré le rendre à son propriétaire plutôt que de le détruire. »
Nous avons rencontré Callens en août 2020 dans un café bruxellois. Ses dernières années dans la police se sont passées à traquer la criminalité financière et les fraudes portant sur les objets de collection. Lorsqu’il a quitté ses fonctions, les assureurs spécialisés qu’il côtoyait lors de ses enquêtes sont devenus ses employeurs : « Ils étaient ravis de me faire travailler et, maintenant que je suis dans le privé, j’ai beaucoup moins de règles à respecter. »
L’affaire Olympia illustre bien cette liberté de mouvement : plusieurs mois après le vol, Callens glane des informations auprès d’un de ses anciens informateurs. Celui-ci lui explique que le cambriolage a pour origine une commande d’un collectionneur obsédé par Magritte, qui a ensuite refusé d’acheter la toile en voyant que la presse ne parlait plus que de ça. Les deux braqueurs (dont Callens dit n’avoir jamais su l’identité) cherchent alors d’autres acquéreurs puis s’aperçoivent que personne n’ose s’exposer.
C’est la raison pour laquelle ils ont décidé de négocier directement avec l’assurance. « Ils ont par deux fois été en contact avec des individus dont ils ont compris qu’il s’agissait en réalité de policiers », précise Callens. Par l’intermédiaire de son informateur, il a ensuite proposé aux voleurs de leur servir de médiateur avec les assureurs et leur a ainsi obtenu 50 000 euros. S’il ne nous a pas révélé le montant de sa commission, il n’a pas non plus jugé bon de mentionner qu’avant de partir en retraite avec deux ans d’avance fin 2009, sa dernière mission avait concerné… le braquage d’Olympia.
La possibilité d’une taupe
En 2013, un autre musée privé belge est victime d’un cambriolage : il s’agit de l’ancienne maison du banquier David Van Buuren, construite en 1928 à Uccle, au sud de Bruxelles. Dans la nuit du 15 au 16 juillet, quatre hommes (selon les voisins) ont pénétré dans les lieux et, en moins de deux minutes, ont mis la main sur douze toiles, dont un James Ensor et un Kees Van Dongen. Verhaegen est logiquement saisi de l’enquête, sachant qu’il n’a, cette fois, même plus d’adjoint et ne peut que se faire aider de la police locale. Celle-ci reçoit un jour la visite de Callens, qui leur propose de participer aux recherches. Les officiers refusent, probablement car « ce genre de collaboration, nous dit Verhaegen, peut avoir tendance à encourager et banaliser l’existence de pratiques illicites ». On raconte en outre que les « consultants » et détectives privés qui peuplent le marché de l’art ont tendance à harceler les flics pour leur soutirer des infos dont ils sont ensuite les seuls bénéficiaires et qu’à l’inverse ils deviennent muets lorsqu’ils possèdent des éléments qui pourraient faire avancer les autorités.
Callens nous a dit avoir été contacté au sujet du tableau La Penseuse de Van Dongen par un inconnu qu’il aurait rencontré pour le compte d’un assureur et auquel il aurait proposé 10 % en tant qu’« apporteur d’affaire ». L’anonyme aurait finalement décliné ce montant par SMS et ne lui aurait plus donné de nouvelles. Le retraité évolue bien sûr dans une zone grise lorsqu’il agit ainsi, puisque la loi interdit à un policier d’exercer le métier de détective privé dans les cinq ans qui suivent son départ. Pour sa défense, Callens dit faire appel à des enquêteurs privés pour accompagner ses recherches et ne rester, à son niveau, qu’un simple consultant. Dans le cas du Magritte, il dit ne pas avoir eu besoin de « sous-traiter » car son enquête « n’était pas proactive » – mais il nous a tout de même raconté avoir eu, lors de l’affaire, des échanges plutôt « actifs » avec un informateur qui travaillait pour son ancienne unité.
Verhaegen n’a pas le même rapport à la loi, mais il a une intuition : selon lui, le vol du Magritte et ceux commis au musée Van-Buuren sont liés. Deux ans après les faits, en 2015, une information va le confirmer : un indic rapporte que Khalid El-Bakraoui aurait tenté de contacter l’assureur ayant vendu un contrat au musée Van-Buuren. Depuis le vol du Magritte, le jeune homme n’a pas chômé. Fin octobre 2009, à peine un mois après qu’Olympia a été dérobée, il a cambriolé une banque bruxelloise avec deux complices et, deux semaines plus tard, s’est fait coincer par la police après un car-jacking – les enquêteurs l’ont retrouvé dans un entrepôt rempli de voitures volées. Il n’est incarcéré qu’en septembre 2011, soit à peu près au moment où Callens a rapporté le tableau au commissariat. Deux mois avant le coup du musée Van-Buuren, il bénéficie d’une libération conditionnelle avec bracelet électronique.
Pour Verhaegen, cela semble être une aubaine : si El-Bakraoui a déjà osé prendre langue avec les assureurs, il suffit, pour le coincer, d’obtenir la coopération de la compagnie, en lui demandant, comme par le passé, de faire intervenir un « faux expert » qui le confondra. Mais la presse belge publie alors un article où une source anonyme révèle les relations entre les suspects et les autorités. Verhaegen tombe des nues : une taupe aurait-elle averti les voyous ? El-Bakraoui disparaît encore sans laisser la moindre trace. Il faudra attendre mars 2016 pour entendre à nouveau parler de lui, cette fois-ci non plus en tant que braqueur, mais en tant que terroriste jihadiste.
On sait désormais un peu mieux ce que Khalid El-Bakraoui a fait au cours de cette période blanche. En mai 2015, il est vu en compagnie d’un criminel qu’on lui a défendu de fréquenter et il est donc arrêté pour violation de conditionnelle. Mais le juge décide de le laisser libre puisqu’il respecte par ailleurs la plupart des termes de sa peine aménagée. En août, il viole à nouveau sa conditionnelle mais échappe cette fois-ci aux autorités en se dissimulant sous une fausse identité. En cavale, il loue en septembre un appartement situé à une soixantaine de kilomètres de Bruxelles, qui servira de planque aux futurs auteurs des attentats parisiens du 13 novembre 2015. Puis le 22 mars 2016, son frère et lui se font exploser à la gare de Bruxelles et causent la mort de 32 personnes. « Quand j’ai vu que c’était lui, j’ai directement prévenu mes supérieurs, rappelle Verhaegen. Mais ils m’ont juste dit que rien ne prouvait que l’argent des braquages avait servi à financer les attentats. »
Daech convoite les timbres
Le débat est encore vif aujourd’hui quant à la responsabilité des autorités belges : ont-elles été trop laxistes avec la surveillance des frères El-Bakraoui ? Le procureur Van Leeuw nous assure que peu d’éléments recueillis avant les événements attestaient de leur radicalisation. Mais lorsque nous rapportons ces dires à Verhaegen, il est hors de lui. « En 2016, j’ai détaillé à ma direction toutes les informations que j’avais récoltées au sujet des liens entre terrorisme et trafic d’œuvres d’art. Mais les services antiterroristes ne m’ont jamais demandé plus d’éclaircissements sur l’histoire de ces tableaux volés. »
C’est cette même année que la section art se retrouve officiellement dissoute et que notre inspecteur est affecté à une autre unité. Mais comme les dossiers concernant des œuvres volées continuent de s’ouvrir, on finit au bout de sept mois par l’autoriser à ne travailler que sur ces derniers. Il a désormais un petit bureau où il forme une jeune collègue à entretenir la base de données qu’il a mise au point depuis des années. Ses amis le taquinent souvent en évoquant tout ce qu’il pourrait gagner s’il allait dans le privé, comme son ancien camarade Callens. Sa réponse : « Je me passe très bien de tout cet argent. » Une fois retraité, il se voit bien guide touristique de son village natal d’Overijse, dans le Brabant flamand. En attendant, il dit vouloir se concentrer moins sur les tableaux et les objets archéologiques que sur les pièces de collection plus populaires, comme les timbres ou les vieilles monnaies, devenus récemment des cibles très convoitées par des suspects liés à Daech. « Chaque jour, à Bruxelles, je passe dans la gare et, chaque jour, je pense à l’attentat. Ça pourrait se reproduire demain, ou même ce soir. »
Avant de quitter le pays, nous nous rendons au cimetière multiconfessionnel de Schaerbeek. Nous allons d’abord voir la superbe tombe de René Magritte et Georgette Berger, où l’on vient tout juste de déposer de nouvelles fleurs. Puis nous prenons une allée menant au carré musulman : nous y apercevons certaines sépultures particulièrement modestes, sans pierre tombale, où les noms des défunts sont simplement indiqués sur une petite plaque métallique. Parmi eux repose le corps d’Ibrahim El-Bakraoui, signalé sous un pseudonyme afin d’éviter à l’endroit de devenir un lieu de pèlerinage pour d’autres jihadistes. Il paraîtrait que Khalid serait lui aussi enterré ici, près de son frère. Mais tout comme les pièces dérobées au musée Van-Buuren d’Uccle, le destin de son corps reste à ce jour obscur.
Joshua Hunt