Au moment où une nouvelle édition – commentée par des historiens – de l’ouvrage d’Adolf Hitler s’apprête à paraître, le journaliste Antoine Vitkine revient, dans une tribune au « Monde », sur la réception du livre par ses contemporains, sous-estimé par beaucoup alors qu’y figuraient clairement les intentions criminelles de son auteur.
Le 2 juin sera publiée une nouvelle édition de Mein Kampf, encadrée et commentée par des historiens. Au-delà des débats, compréhensibles, sur la nécessité, les dangers ou les raisons d’une telle édition, qui présente par ailleurs un intérêt scientifique indéniable, il faudrait profiter de l’attention portée au livre d’Adolf Hitler pour tirer quelques leçons pour notre temps.
Publié en 1925, Mein Kampf fut sous-estimé, alors qu’y figuraient, noir sur blanc, la vision du monde de son auteur ainsi que ses intentions criminelles, décrites bien avant son arrivée au pouvoir. Dans les années 1920 et 1930, sa lecture par les contemporains n’a pas empêché la catastrophe nazie. A cet égard, l’histoire de ce livre appelle à accorder la plus grande attention à l’expression de projets politiques radicaux et à ne jamais sous-estimer les mots, en particulier lorsqu’ils sont publics et portés par des personnes susceptibles de les traduire en actes.
Les mots ont un sens et ils finissent par affecter la réalité. Or, à beaucoup, il y a un siècle, les idées contenues dans Mein Kampf semblaient trop folles ou trop extrêmes pour être mises en œuvre. Seules quelques personnalités lucides ont très tôt lu et pris au sérieux ce livre, parmi lesquelles Churchill et de Gaulle, qui devinrent par la suite, nul hasard, les acteurs clés de la seconde guerre mondiale.
Les décennies passées offrent quelques exemples saisissants de livres ou de textes justifiant des massacres à venir : « Le Petit Livre rouge », doctrine totalitaire au nom de laquelle les partisans de la Révolution culturelle causèrent la mort de plusieurs millions de Chinois ; le projet délirant exposé dans la charte du Parti communiste de Pol Pot, à l’origine de l’assassinat d’environ deux millions de Cambodgiens ; au Rwanda, le Manifeste des Bahutu et sa folie racialiste ; ou encore le Mémorandum de l’Académie serbe des sciences et des arts, rédigé par des intellectuels serbes, brochure paranoïaque qui inspira Slobodan Milosevic. Quant au projet décrit par l’idéologue égyptien Sayyid Qutb dans Jalons sur la route de l’islam en 1964, il n’a cessé d’inspirer la mouvance djihadiste, jusqu’à Daech [acronyme arabe de l’organisation Etat islamique].
La barbarie peut naître de la démocratie
On peut tirer de Mein Kampf une autre leçon. L’erreur de la plupart des lecteurs des années 1920 et 1930 fut non seulement d’ignorer un avertissement explicite, mais aussi de ne pas comprendre la nouveauté politique que représentaient ce livre et les idées d’Hitler.
A de nombreux commentateurs, journalistes, intellectuels, responsables politiques, Mein Kampf ne semblait constituer qu’une énième expression, certes plus violente, d’un nationalisme germanique traditionnel, l’énième manifestation, certes plus radicale, d’un vieil antisémitisme.
Cette erreur eut de lourdes conséquences. Ainsi, aujourd’hui, faut-il s’efforcer de comprendre la spécificité, la nouveauté de tel ou tel projet ultranationaliste, de tel projet djihadiste, de telle nouvelle forme totalitaire, plutôt qu’y voir la manifestation du retour de la « bête immonde ». Après avoir sous-estimé la nouveauté nazie il y a un siècle, agiter le spectre du retour du nazisme est une facilité qui obscurcit l’analyse et fait perdre de vue les dangers de l’histoire en marche.
Autre leçon de Mein Kampf, la barbarie peut naître de la démocratie la plus accomplie et cette dernière ne préserve pas de l’ensauvagement. Mein Kampf fut contemporain du progrès des libertés fondamentales et de l’essor de la démocratie d’opinion. Ce livre, publié sous la République de Weimar par un éditeur ayant pignon sur rue, ne fut jamais interdit. Il fut promu par un système de communication moderne, recensé par des journaux, objet de campagnes publicitaires, avant même de devenir la « bible du IIIe Reich ». Mein Kampf rappelle aux nations civilisées que la raison démocratique n’est pas le credo de tous et que la démocratie peut être utilisée contre elle-même.
Mein Kampf nous éclaire sur la nature du phénomène nazi. L’antisémitisme radical, central, exposé par Hitler dix ans avant son accession au pouvoir a joué un rôle moteur, mobilisateur, justificateur s’agissant de la Shoah, le crime des crimes nazis. Mein Kampf représente un trait d’union entre un antisémitisme traditionnel relativement répandu à l’époque et ce qui, à la faveur des circonstances, deviendra la « solution finale ».
Mais Mein Kampf porte également, dès l’origine, la négation de la démocratie, des libertés, des Lumières, du progressisme, du métissage, la négation de toute dignité humaine. Le monde libre, tel que nous le concevons aujourd’hui encore, a été la première victime des idées nazies.
Rien ne sert de l’interdire
Enfin, l’histoire de Mein Kampf nous offre une dernière leçon. Chez les opposants à Hitler, l’absence de réaction face aux idées contenues dans son livre relevait moins de la méconnaissance d’un texte – il était parfaitement connu, à défaut d’être bien compris – que d’un manque de volonté politique. Jamais la République de Weimar ne combattit efficacement ce manifeste et le mouvement qui s’en réclamait, les démocraties occidentales ne réagirent que trop tardivement et trop faiblement aux ambitions nazies.
Avoir connaissance d’intentions politiques criminelles n’offre pas de solutions faciles, ne dispense pas de courage, d’imagination et de volonté. Je me souviens de la phrase d’un humanitaire : « J’ai compris le silence du monde face à Auschwitz quand j’ai vu ce qu’il s’était passé au Rwanda. »
Rien ne sert d’interdire Mein Kampf, quand bien même cela serait possible à l’ère d’Internet. De même, est-il inutile de vouloir le tenir à distance comme s’il contenait un poison mortel. Mein Kampf est parmi nous, pour longtemps encore. Mieux vaut en tirer quelques leçons et le traiter comme l’objet historique qu’il constitue, avant tout.
Mieux vaut apprendre au plus grand nombre à le décoder, à en comprendre les enjeux, à percevoir les conditions historiques qui lui ont permis d’accoucher d’un régime politique criminel. Ce livre, qui aujourd’hui encore fait figure de modèle aux yeux de quelques nostalgiques, ultranationalistes fascisants ou néonazis, contient son propre antidote.
Antoine Vitkine est journaliste, auteur de « Mein Kampf, histoire d’un livre », Flammarion 2009, Champs histoire 2020, mise à jour en 2021 chez J’ai Lu (sortie le 2 juin 2021).
Bonsoir,
Bien sur qu’il est partis nous pour longtemps, mais quand même quel est le tordu qui l’a ressorti de la poubelle ?