Survivant de la Shoah, Shelomo Selinger «sculpte l’espérance»

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L’artiste parisien de 92 ans, un des derniers survivants de la Shoah, raconte dans un livre bouleversant comment l’art lui a «donné la force de vivre».

C’est un petit homme au cheveu parfois en bataille, aux yeux toujours plissés, souriants. Un grand-père qui, avant le Covid, avait coutume « d’étouffer ses petits-enfants sous les câlins », selon Élie, l’un d’entre eux. Les habitants de son quartier du XV e arrondissement parisien l’ont sans doute déjà aperçu dans la rue de bon matin. Car à 92 ans, le sculpteur Shelomo Selinger éprouve toujours, dès le lever, le besoin d’aller à son atelier, à quelques rues de chez lui. Mû par un besoin vital, celui d’éloigner les ombres qui continuent à hanter son sommeil.

« Qui a connu les camps de concentration ne s’en libère jamais. Ils sont là, chaque nuit, et avec eux, chaque matin, ceux qui sont morts assassinés à mes côtés, témoins d’une ténèbre absolue et informe à partir de laquelle je sculpte l’espérance », confie-t-il au tout début de son livre, « Nuit et lumière ».

Une vie racontée par la plume délicate de l’écrivaine Laurence Nobécourt

Il n’est pas trop tard, à 92 ans, pour écrire le récit de son existence. Shelomo Selinger, l’un des derniers rescapés de la barbarie nazie, l’a confié à la plume délicate de l’écrivaine Laurence Nobécourt. « Moi, j’ai toujours témoigné, mais je n’écris pas du tout… L’éditeur voulait faire un livre, j’ai dit : Je suis à votre disposition », résume avec simplicité le sculpteur.

Voilà plus de 60 ans que l’artiste franco-israélien est installé à Paris. S’il a beaucoup pris la parole dans les lycées et les musées, son œuvre de mémoire s’est surtout inscrite dans la pierre et le bois. C’est à lui qu’on doit notamment l’imposant monument commémoratif de Drancy (Seine-Saint-Denis), à l’entrée de la cité de la Muette, ancien camp d’internement d’où furent déportés 63 000 Juifs de France.

Mais aussi un monument de la Résistance à La Courneuve, toujours en Seine-Saint-Denis, et bien d’autres en Israël, en Allemagne, au Luxembourg… « Une œuvre trop peu reconnue en France », regrette cependant son vieil ami, André Braun, réalisateur d’un documentaire sur le sculpteur.

Des souvenirs épars de Shelomo, Laurence Nobécourt a tiré un récit bouleversant. Pas un livre d’historien, mais un texte évocateur, parfois poétique, d’où surgissent les images de l’enfance paisible d’un petit garçon né juif en Pologne en 1928. Puis du ghetto de Chrzanów, où le jeune Shelomo, 13 ans, est arrêté par les SS avec son père en 1942.

Enfants et vieillards sont envoyés vers les chambres à gaz d’Auschwitz. Shelomo y échappe de justesse, parce qu’un policier juif du ghetto ment sur son âge, lui donnant 17 ans. Le jeune garçon part donc, avec les hommes valides, vers un camp de travail, en Allemagne.

Il survit à 9 camps de concentration

Son père y mourra, assassiné par les Nazis. Par un « hasard exceptionnel », Shelomo va survivre à neuf camps de concentration et deux « marches de la mort », qu’imposaient les SS à des prisonniers exsangues, alors que les Alliés approchaient.

En mai 1945, l’Armée soviétique entre dans le camp de Theresienstadt (Tchéquie). L’un des soldats, médecin, repère le corps d’un adolescent sur un tas de cadavres. C’est Shelomo Selinger qui agonise. Il le fait hospitaliser et lui sauve la vie. La guerre est finie, l’adolescent est orphelin, rare survivant d’une communauté quasi-anéantie en Pologne (250 000 rescapés seulement sur une population de 3,25 millions de Juifs avant guerre). Sa mère et sa petite sœur ont été assassinées à Auschwitz. Seule sa sœur aînée a survécu.

Mais le jeune homme ne se souvient de rien : « Je suis vivant et je suis mort. […] Je sais que j’ai été déporté. Que ma famille a disparu, assassinée. Mais rien ne m’en reste. Aucune image. Rien. À dix-sept ans, ma mémoire est un chemin troué qui ne mène nulle part. »

Une amnésie de sept ans

Déboussolé, il embarque pour la Palestine, où l’Etat d’Israël est proclamé en 1948. Son amnésie dure sept ans. Jusqu’à faire deux rencontres déterminantes. La première, avec Ruthy, sa future épouse, en 1951. La seconde, avec la sculpture. Il taille une écorce pour la jeune fille, puis réalise pour elle son autoportrait dans le bois.

Et les souvenirs du passé remontent petit à petit, chaotiques, éprouvants. Mais avec sa femme, il a la force de les affronter : « Il n’était plus seul. Je le menais vers une vie normale », analyse Ruthy, qui partage toujours sa vie aujourd’hui.

« La nature m’avait donné l’oubli pour me reconstruire. Puis l’amour, le dessin et l’art m’ont donné la force de vivre », raconte le sculpteur, l’œil pétillant. En 1955, le jeune couple s’installe à Paris, « capitale du monde et des arts ». Shelomo Selinger étudie aux Beaux-Arts, croise Zatkine, Giacometti, Brancusi… Le petit trois-pièces du XVe arrondissement verra grandir trois enfants… « et onze petits-enfants ! » proclame avec fierté le sculpteur, que ses proches décrivent comme « joyeux », « attentif aux autres ».

«La Shoah, c’est 5 % de mon travail, le reste c’est un hymne à la vie !»

Créer une famille, et sculpter, toujours. Une foule de statues de bois et de pierre se serre dans son atelier parisien, qu’on avait visité il y a cinq ans. Silhouettes de musiciens, couples qui s’étreignent… « La Shoah, c’est 5 % de mon travail, le reste c’est un hymne à la vie! » disait-il alors.

Et il consacre toutes ses forces à ce travail harassant de taille de la pierre. Il y a deux ans, le nonagénaire a livré au Luxembourg un bloc de plus de 4 mètres de haut, un Mémorial des déportés qu’il a fait éclore dans une carrière de granit bretonne.

De tous les monuments qu’il a réalisés, celui de Drancy a une « importance particulière » à ses yeux. Cet ensemble de blocs de granit rose a été inauguré en 1976, en présence d’une grande figure de la mémoire dont Shelomo Selinger était familier : Henri Bulawko, président de l’Union des déportés d’Auschwitz.

«J’avais vu des gens extraordinaires, comme mon père, disparaître»

« Il y avait eu le lancement du concours international en 73. Moi le petit jeune de rien du tout, j’ai longtemps éprouvé comme une culpabilité d’avoir survécu. J’avais vu des gens extraordinaires, comme mon père, disparaître. Quand j’ai participé au concours, je me suis dit : C’est peut-être pour ça que je suis là, pour laisser une trace. »

La sculpture regorge de symboles judaïques. « Ce qui distingue Shelomo Selinger des autres témoins, c’est son œuvre. À Drancy, il a réussi à créer un monument juif, différent de tous les autres monuments qui existaient alors », estime l’historienne Annette Wieviorka, spécialiste de la Shoah.

Lorsqu’il témoigne auprès du grand public, Shelomo Selinger présente de grands dessins au fusain, morcelés comme des vitres brisées. Des visions cauchemardesques de SS féroces, de déportés squelettiques, de suppliciés…

«Un peuple qui oublie son histoire est condamné à la revivre»

« Shelomo Selinger est l’un des rares dont le témoignage ne s’appuie pas que sur la parole. Ses dessins ont beaucoup marqué les lycéens que nous avons reçus. Je les trouvais par contre trop durs pour être montrés à des élèves plus jeunes », note Jacques-Olivier David, coordinateur du service pédagogique du Mémorial de la Shoah.

L’artiste ne sort lui-même pas indemne de ces rencontres. « J’ai besoin de temps pour m’en remettre, confie-t-il. Mais je n’ai jamais refusé de parler quand on me le demande. Pour aider les gens à rester vigilants. Un peuple qui oublie son histoire est condamné à la revivre. »

Dans une grande enveloppe, Ruthy a conservé les petits mots qu’ont parfois laissés des lycéens. « Un grand merci pour un grand artiste. Je me laisserai pas confisquer mon cerveau », promet l’un d’eux, en réponse au survivant qui invite systématiquement les jeunes à « agir selon leur propre pensée et leur propre cœur ».

«J’ai vu des êtres rester dignes jusqu’à la fin»

Avec ce livre, Shelomo Selinger veut aussi témoigner du fait que « l’humanité est possible, même là où tout était mis en œuvre pour l’anéantir. J’ai vu des êtres rester dignes jusqu’à la fin. » Laurence Nobécourt y voit « un formidable message d’espérance ».

« Mon père m’a toujours parlé de ce qu’il a vécu, même sans que cela soit trop formel, raconte Rami Selinger. Pour lui comme pour nous, la génération post-Shoah, la question est : comment laisser ardente la flamme de la mémoire sans s’y brûler ? » Pour son petit-fils Élie Abitbol, qui veut faire davantage connaître l’œuvre de son grand-père, l’enjeu est aussi patrimonial : « Je n’accepterai pas que ses sculptures disparaissent ou pourrissent dans son atelier. »

Nuit et lumière, Shelomo Selinger avec Laurence Nobécourt, Éditions Albin Michel, 136 pages, 13,90 €.

Par Gwenael Bourdon

Source leparisien