Paul Didier analyse comment les textes rappeur du Freeze Corleone, dont le premier album est un vrai succès commercial et qui est au cœur d’une polémique sur Twitter impliquant la Licra et le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, sont empreints d’antisémitisme et de complotisme.
L’antisémitisme et le complotisme sont devenus des produits de vente populaires. Cette affirmation presque provocatrice n’est plus illégitime à l’écoute de LMF (La Menace Fantôme), le premier album du rappeur Freeze Corleone sorti le 11 septembre dernier – on verra que cette date n’est pas choisie au hasard.
Si le rappeur des Lilas n’est pas forcément connu par un public très large et plus âgé, les chiffres de vente de LMF en seulement trois jours sont éloquents : 15.325 exemplaires de son album se sont déjà vendus et les écoutes explosent en streaming. Sur Spotify, il avait déjà été écouté 5,2 millions de fois en 24 heures. Il devrait d’ailleurs s’agir du quatrième meilleur démarrage d’un album de rap en 2020 derrière des artistes aussi populaires que Jul, Ninho ou Maes, et devant des mastodontes de la production rap en France comme Kaaris. La plupart des titres de LMF sont entrés directement dans le top 50 français, à l’image du morceau d’ouverture, « Freeze Raël » qui culmine à la deuxième place.
Freeze Corleone est le phénomène de cette fin d’année 2020. Une consécration auprès du public jeune pour un artiste longtemps resté confidentiel, mais qui a su fidéliser de plus en plus d’auditeurs autour d’un style bien à lui : sombre, cru, subversif. Il faut dire que, sur la forme, rien n’est à jeter : des instrus prodigieuses et un sens technique exceptionnel portent un enchaînement de punchlines efficaces, qui mêlent références culturelles, sportives et historiques.
Pourtant, lorsque l’on écoute de près cet album ainsi que tous ses projets précédents, on est rapidement saisi d’un malaise : la certitude d’écouter la logorrhée verbale dangereuse d’un artiste antisémite et complotiste.
Concurrence victimaire et « antisionisme »
L’antisémitisme de Freeze Corleone semble prendre sa source aux mêmes eaux qui ont conduit Dieudonné à passer de l’humoriste le plus brillant de sa génération à un idéologue négationniste et plus drôle du tout : la sensation que l’accent mis sur les souffrances des Juifs dans l’histoire, et au XXe siècle en particulier, neutraliserait la reconnaissance des crimes de l’esclavage ou de la colonisation en Afrique.
Quand Dieudonné justifiait son tournant « antisioniste » par l’échec de financement d’un projet de film sur l’esclavage, Freeze Corleone met clairement en opposition la mémoire de la Shoah et celle d’autres crimes ou génocides. Dès le deuxième morceau de son album, il profite du s/o (« shout out » en anglais, un gimmick utilisé dans le rap américain pour dédicacer une phase à quelqu’un ou mettre la lumière sur quelque chose) ainsi que d’un jeu subtil de rimes pour biper le fait qu’il n’en a « rien à foutre » (R.A.F.) des camps de concentration, par rapport au massacre des Amérindiens ou à l’esclavage :
« Lin n sur V pour les concentrations
J’suis à Dakar, t’es dans ton centre à Sion
S/o les Indiens d’Amérique, s/o l’esclavage
R.A.F. des *bip* »
Dans « S/o Congo », un morceau qui date de 2016, il se faisait moins prudent : « Tous les jours, R.A.F. de la Shoah ». Tout y est : l’imaginaire du complot juif mondial centré autour de l’accumulation de richesse
Outre cette relativisation du génocide juif, les paroles de Freeze Corleone développent d’autres caractéristiques de ce « nouvel antisémitisme » , qui se répand majoritairement dans les banlieues et qui a été récemment mis en lumière dans un manifeste publié par Le Parisien en 2018 : l’obsession envers Israël et la prétendue richesse des Juifs qui assurerait leur domination mondiale. S’il est presque impossible de recenser toutes les phases de l’artiste qui mélangent, dans une soupe indigeste, les Juifs, la politique du gouvernement israélien, les sionistes et la vieille rengaine des Juifs qui tireraient les ficelles, quelques références sont éloquentes :
« Chaque jour, fuck Israël comme si j’habite à Gaza » – (« 3 Planètes », 2018)
« Tout pour la famille pour qu’mes enfants vivent comme des rentiers juifs » – (« 669 », en featuring avec Lyonzon, 2018)
« Faut qu’j’fasse tourner l’khaliss (l’argent en langue wolof, ndlr) dans ma communauté comme un Juif » – (« Le Chen », 2016)
« Fuck un Rotschild, Fuck un Rockfeller » – (« Bâton Rouge », 2016)
« Négro, dans l’ombre on complote comme les Bilderberg » – (« 16 Pains », 2015)
Tout y est : l’imaginaire du complot juif mondial centré autour de l’accumulation de richesse et l’affirmation d’un prétendu « antisionisme » qui n’est qu’un antisémitisme qui n’ose pas dire son nom. Sur le plan historique, Freeze Corleone s’assimile d’ailleurs à la figure du Mollah Omar, ancien chef des Talibans et véritable idéologue moderne de l’antisémitisme : « Seigneur de guerre comme le Molah Omar » s’enorgueillit-il dans « S/o Congo, Part. 2 » (2018). Et l’on passe volontairement rapidement sur les références nombreuses dans ses morceaux à des figures juives aussi différentes que Bernard-Henri Lévy ou David Ben Gourion, toutes accusées des pires maux de la Terre.
On sera aussi bref sur ses références constantes à d’autres complots : réseaux pédophiles cachés, Big Pharma, « Nouvel Ordre Mondial » (dans « Desiigner », 2020) ou attentats du 11-Septembre (9/11, en anglais) : « Fuck le 11, fuck le 911, dans l’complot depuis le 9/11 » – (« Tarkov », 2020)
Sur les forums ou les groupes Facebook qui discutent des thèmes abordés par le rappeur, la question de l’antisémitisme de Freeze Corleone est parfois posée. Souvent, des fans répondent qu’il ne s’agit pas d’antisémitisme mais « d’antisionisme », « comme Dieudo », et qu’il est compréhensible de s’indigner que des horreurs comme l’esclavage ou la colonisation soient moins mis en lumière dans les livres d’histoire que la destruction des Juifs d’Europe, qualifiée par ces mêmes admirateurs de simple « partie » de « l’histoire occidentale ».
On voudrait leur répondre que jusque dans les années 1970, il existait aussi un silence pesant sur le génocide juif ainsi que sur la responsabilité de la France de Vichy. On voudrait leur dire que la Shoah n’est pas une partie de l’histoire occidentale, mais comme tous les crimes, tous les esclavages, tous les génocides, une partie de l’histoire de l’humanité car la mort ou l’avilissement d’un être humain en raison de son identité (religion, couleur de peau, orientation sexuelle, etc.) concerne tout le monde. On voudrait surtout leur faire comprendre que cette compétition victimaire n’a pas de sens, qu’un Juif qui souffre n’enlève rien au Noir qui souffre aussi, qu’on peut parler à la fois de l’esclavage ET de la Shoah, et qu’il existe d’ailleurs des humains à la fois juifs et noirs et que personne ne se résume à son identité et à l’histoire de son « peuple ».
Mais ce serait perdre du temps sur l’analyse d’autres punchlines de Freeze Corleone, qui permettent de mieux cerner les contours de son antisémitisme.
Fascination pour Hitler et pour l’Allemagne nazie
Lorsque Freeze Corleone dit qu’il n’en a « rien à foutre » de la Shoah, ce n’est pas tout à fait vrai. Il la minimise, n’en fait qu’un « point de détail » de l’histoire, mais il est véritablement obsédé par ses théoriciens et ses exécutants. Adolf Hitler représente, pour le rappeur de 28 ans, une sorte de figure envoûtante et un modèle de puissance et de volonté. Loin de s’en tenir à la recette classique du « nouvel antisémitisme » (antisionisme, complotisme, concurrence victimaire), il fait le pont avec un antisémitisme plus classique, fasciné par le IIIe Reich.
« Déter’ (déterminé, ndlr) comme Adolf, années 40 pétasse » – (« Purification », en featuring avec Alkpote, 2019)
« J’arrive déterminé comme Adolf dans les années 30 » – (« Bâton Rouge », 2016)
« Négro, j’ai la dalle, j’arrive miché comme un Allemand en 1921 » – (« 38 spécial », en featuring avec Roi Heenok, 2019)
« Déterminé avec des grandes ambitions négro, comme le jeune Adolf » – (« KKK », en featuring avec Veerus, 2018)
Hitler n’est pas la seule source de fascination de Freeze Corleone, qui laisse une place dans son Panthéon personnel pour le ministre de la propagande du IIIe Reich, Joseph Goebbels… : « Chen Zen, j’ai les techniques de propagande de Goebbels » – (« THC », 2017)
…ou encore pour l’auteur conspirationniste allemand Jan Van Helsing, condamné par la justice allemande pour antisémitisme, et que Freeze Corleone, en amateur éclairé, salue d’une dédicace (sous la forme de ses fameux « s/o ») dans son morceau intitulé cyniquement… « Sacrifice de masse » (2018).
On comprend rapidement que Freeze Corleone est absolument obsédé par le régime nazi. Dans ses morceaux, il multiplie les références à cette période de l’histoire, toujours sous la forme d’une glorification pour le nazisme. Là encore, difficile d’être exhaustif :
« J’arrive nazi comme le BvB » (dans « Sacrifice de masse, part. 2 », 2019) en référence au club allemand de Dortmund.
« Taf dans l’bendo comme dans l’Reichstag » (dans « Sacrifice de masse », 2018). Le bendo désignant la cité, et le Reichstag le Parlement allemand. On doute que Freeze Corleone se réfère alors à Angela Merkel…
Il reprend la symbolique nazie du « soleil noir » dans « Sacrifice de Masse, part. 2 » (2019), utilise le code nazi « HH – 88 » (pour Heil Hitler) dans le même morceau, assume « [éviter] Sion » dans « Recette » (2015), multiplie les références aux SS dans « Apu » ou dans « Mode Avion » (2016).
Enfin, il se décrit lui-même comme un « arabe nazi » dans « Apu » (2016), et nous explique les sources profondes de sa névrose (si l’on n’est pas au-delà) dans la deuxième partie de « Sacrifice de masse » : « Je t’ai déjà dit, dans le rap y a v’la de Cohen »
Voilà : trop de « Cohen », trop de Juifs dans le rap, trop de Juifs dans la finance, trop de Juifs dans la politique, trop de Juifs dans les complots, trop de Juifs dans nos manuels scolaires. Et face à eux, le courage et la bravoure du IIIe Reich et de son mysticisme héroïque. La boucle est bouclée.
L’artiste de l’âge identitaire
Lorsque l’on écoute l’intégralité de la production de Freeze Corleone, on est d’abord marqué par la faculté à réunir tous les grands thèmes antisémites et complotistes, en parvenant à une synthèse entre la vieille imagerie néo-nazie et les nouvelles batailles « antisionistes ».
Freeze Corleone est le rappeur de l’âge identitaire que nos sociétés traversent. Son imaginaire est celui d’une guerre des identités entre elles, principalement celles des « Noirs » contre les « Juifs », dont les identités respectives sont réduites à une vision fantasmée : celle d’une Destinée Manifeste, de la pureté ou de l’impureté du sang et surtout d’une responsabilité communautaire. On comprend rapidement la rengaine : si tu es « Noir » tu dois te battre pour les tiens, si tu es « Juif » tu es coupable comme les tiens.
Son œuvre, aussi brillante soit-elle sur la forme (et c’est justement la source de sa popularité et donc de sa dangerosité), est un ramassis de fantasmes complotistes et la description d’un monde qu’il voudrait rongé par la violence : « peine de mort » réclame-t-il en boucle dans son dernier album sur le morceau « PDM », sorte d’appel au crime brouillon et obsessionnel.
La signature chez Universal et l’envie d’accumuler de l’argent et de la réussite l’ont conduit à rendre ses propos légèrement plus ambigus sur les Juifs dans son dernier album, ses phrases plus anciennes ne laissent pas de place au doute
Freeze Corleone n’a même pas pour lui l’excuse de la distance ou d’un décalage provocateur. Son rap est totalement politique et premier degré lorsqu’il parle des victimes de la traite négrières, soutient la famille d’Adama Traoré, salue la mémoire de Rosa Parks ou encourage ceux qui « [cassent] le nez des sculptures« . Si la signature chez Universal et l’envie d’accumuler de l’argent et de la réussite l’ont conduit à rendre ses propos légèrement plus ambigus sur les Juifs dans son dernier album, ses phrases plus anciennes ne laissent pas de place au doute : Freeze Corleone pense que « le » Juif a de l’argent, qu’il colonise la Palestine, qu’il est la tête pensante d’un complot mondial et qu’il est trop présent partout.
C’est tout, alors ? Pas tout à fait. En France, de l’Hyper Casher au meurtre de Mireille Knoll, de l’affaire Ilan Halimi à la tuerie de l’école Ozar Hatorah par Mohamed Merah, des Juifs continuent d’être assassinés parce qu’ils sont Juifs. En France, selon de nombreuses études, les chiffres des actes antisémites ne cessent d’augmenter : tags de croix gammées, insultes, agressions physiques… En France, l’un des artistes les plus populaires de l’année, et dont le public est majoritairement composé de jeunes, déverse sans être inquiété une rhétorique antisémite et complotiste dans des morceaux diffusés massivement. En France, en 2020, l’antisémitisme n’est toujours pas un obstacle au succès.